« Contre » l’anarchisme. Un apport au débat sur les identités.

« Recommencer veut dire : sortir de la suspension. Rétablir le contact entre nos devenirs »
Tiqqun

paru dans lundimatin#130, le 26 janvier 2018

Cela fait au moins dix ans que la question de l’identité est au coeur de l’actualité, à moins qu’elle y ait toujours occupé une place prépondérante depuis la création des États-nations. Ponctuellement, elle oblige même tout le monde à se positionner à son égard, ce qui la rend particulièrement agaçante et efficace à la fois. Ce fut le cas par exemple en Espagne lors du referendum sur l’indépendance de la Catalogne : en témoigne le malaise ressenti par les auteurs de textes publiés alors sur Lundimatin ici, et . Nous publions cette semaine la traduction d’un article espagnol paru en novembre dernier dans le journal « Solidaridad Obrera » périodique de la Confédération Régional du Travail de la Catalogne et des Baléares du syndicat anarcho-syndicaliste CNT-AIT.

"Recommencer veut dire : sortir de la suspension. Rétablir le contact entre nos devenirs"
Tiqqun

Beaucoup des nôtres commencent à s’interroger sur la question des identités : qu’est-ce que l’identité ? Comment s’articule t’elle ? Est-il intéressant ou stratégiquement recommandable d’arborer les drapeaux identitaires dans le marché des processus révolutionnaires ?
Autant de questions que nous allons traiter dans ce texte en essayant d’apporter un regard différent à ce débat.

Nous entendons par identité le processus symbolique et structurel d’identification et d’appartenance à un groupe, et également de séparation. Il est nécessaire de réaliser une distinction entre les identités imposés par le biopouvoir (femme, noir, gros, etc.) et les “identités révolutionnaires” qui sont de l’ordre de l’auto-définition par la diversité d’organisations, collectifs et individualités (anarchiste, communiste, nihiliste, etc.). Ces dernières ne sont pas imposées par des symboles discursifs, sociaux et linguistiques historiquement déterminés par le pouvoir, mais plutôt par les individus eux-mêmes.

Dans de nombreux cas, les identités imposées par le biopouvoir sont des catégories d’oppression. Être assignée « femme » ne fais pas de toi une femme, mais cela impose une catégorie sociale avec ce qu’elle signifie et comporte. De la part des personnes opprimé-es, se réapproprier, redéfinir les catégories imposées constitue, dans la majorité des cas, un passage nécessaire pour articuler un empowerment collectif depuis l’identité. Comme le dit Nxu Zana, femme indigène et féministe :

"Je veux dire qu’on m’a imposé une série de dispositions que je devais remplir du fait d’être une femme, et que si je ne le faisais pas j’allais être jugée, punie, marginalisée, stigmatisée et même violentée.

Je ne suis pas d’accord avec ça mais jamais je ne nierai la réalité de mon corps et ce qu’elle implique dans mon groupe, mon histoire, ma vie personnelle et collective ; parce que s’en débarrasser implique de nier une réalité et, d’après mon expérience, essayer de s’oublier est un mensonge."

Concernant les identités imposées, il faut reconnaître que leur fonction coercitive comme leur réappropriation se font parfois clairement dans le cadre d’une lutte discursive, symbolique et matérielle qui se livre tous les jours, de toutes parts. D’un autre côté les “identités révolutionnaires” cachent aussi une série de subtilités qui nous importunent.

Nous affirmons sans trembler que se déclarer “anti-système”, “anarchiste” ou d’une quelconque étiquette similaire, signifie aujourd’hui entrer dans la logique du pouvoir. Cette déclaration n’est pas une simple provocation : elle est une nécessité stratégique et conceptuelle. En quelques mots, au moment ou quelques individualités ou collectifs se désignent comme “anarchistes” (ou une quelconque étiquette similaire, cela s’entend), ils se dotent ainsi volontairement d’un visage reconnaissable aux yeux du pouvoir et, de fait, se séparent du reste de la population. Nous affirmons que la logique de la séparation est toujours la logique du pouvoir. Cette assignation identitaire permet également de signaler les individus/collectifs, d’attirer l’attention sur eux ; or le pouvoir exploite tous ceux qui se revêtent de ces masques si reconnaissables. Pour le pouvoir il est alors beaucoup plus simple d’isoler, de réprimer mais aussi d’ériger un monstre aux yeux des plus nombreux pour pouvoir maintenir la séparation que ces mêmes anarchistes ont créé. Les résultats prévisibles d’une telle stratégie sont l’isolement, l’identification et la répression. Et surtout, en définitive : une incroyable impuissance.

Le pouvoir, avant de vouloir nous détruire (comme on peut le lire dans nombre de textes répartis dans les squats de nos quartiers), cherche bien davantage à nous “produire”. Nous produire comme sujets politiques : comme anarchistes, anti-systèmes, radicaux, etc. Nous produire pour pouvoir, a posteriori, neutraliser plus facilement chaque tentative d’organisation. Il est temps de laisser tout cela derrière nous. Face à la séparation que génèrent les “identités révolutionnaires”, nous désirons plutôt les dissoudre, c’est-à-dire : les rendre indiscernables, passer inaperçus, se maintenir d’une certaine manière dans le radar du pouvoir mais également se mouvoir dans les lieux que nous habitons, ensemble, avec les personnes qui nous entourent, sans ne rien proclamer d’autre que la pratique parlant d’elle même.

La dialectique qui s’en suit est la suivante : elle part d’une certaine idéologie préétablie (avec l’identité ancrée qui lui est concomitante) et d’une forme complètement isolée, depuis cette extériorité, ce vide. Elle prétend s’abaisser à la matérialité du monde pour “diriger les masses” et obtenir ainsi tel ou tel objectif. Il s’agit là d’une politique d’extraterrestres responsable d’une bonne partie du désastre en cours : il est vital de retourner cette dialectique. Il nous semble plus judicieux de partir d’une certaine situation commune, de certaines nécessités et de cheminer ensemble, par groupes de personnes hétérogènes sans aucune espèce d’”identité révolutionnaire” ; à partir de la, de notre quotidienneté, des lieux que nous habitons et avec les personnes qui nous entourent, de construire la pratique collective nous menant à une stratégie révolutionnaire s’appuyant sur l’idéal le plus libertaire que nous voulons. « Une communauté ne s’expérimente jamais comme identité, sinon comme une pratique, une pratique commune. » (À Nos Amis)

Au cœur de ce conflit, cela nous surprend qu’une question essentielle comme « Que nous apporte exactement le fait de nous déclarer anarchistes ? » Ne se formule pas. Nous sommes ancrés et embourbés dans des vieilles traditions révolutionnaires, nous perdons la clarté de l’évidence qui est sous nos yeux. Mettre cet aspect en avant nous parait fondamental. Se proclamer anarchiste ou d’une quelconque autre identité révolutionnaire ne nous facilite absolument rien, cela n’augmente pas notre potentiel révolutionnaire et ne nous aide pas à nous organiser. De plus, cela nous isole et fait de nous une cible facile pour la répression. Les identités idéologiques sont un pilier sur lequel l’ennemi s’appuie et c’est donc à nous d’y renoncer. Foucault écrivait : « sans doute l’objectif principal aujourd’hui n’est pas le fait de découvrir, mais plutôt de refuser ce que nous sommes ». Assumer cette prémisse est avant tout un exercice d’humilité et de sincérité. Ceci ne signifie pas qu’il faudrait s’oublier, et encore moins nos morts, mais plutôt qu’il faut commencer d’une autre manière.

Nous partons du point suivant : le contenu d’une lutte réside dans les pratiques, les moyens qu’elle adopte plus que dans les finalités qu’elle proclame. Il est inutile de partir chargé d’un sac rempli d’intransigeances identitaires superflues, d’un purisme raffiné et de radicalité morale si cela ne génère que de la paralysie collective. En agissant à partir des lieux que nous habitons et en y développant des formes de vie, nous n’émettons aucune grande prétention idéologique sinon plutôt des petites vérités communes, au sein d’un processus complexe, dynamique et en certaines occasions contradictoire. C’est en ce point que réside la possibilité de faire croître notre potentiel révolutionnaire.

Finalement, nous souhaitons signaler le divorce qui se produit en de multiples occasions entre le monde militant nous apparaissant comme un ghetto (avec toutes ses identités idéologiques) et la vie quotidienne que nous voyons comme centrale. En d’autres mots : ces espaces n’abordent pas des aspects basiques et nécessaires à la vie de tous comme le sont par exemple le logement, le transport ou le travail. Faire des conférences, débats et se mobiliser pour des organisations croulantes en se situant dans un cadre purement idéologique et identitaire est une part du problème. Nous devons revenir sur Terre d’urgence. Il est nécessaire de démolir les murs que nous avons construit autour de nous. Cette scission entre le monde militant/identitaire et la centralité de la vie quotidienne est un obstacle à surmonter. Nous devons opérer un changement de coordonnées en basant notre organisation sur ce qui est véritablement politique, à savoir le fait de construire d’autres formes de vie avec les personnes nous entourant. Cette scission est aussi ce qui pousse beaucoup de militants à abandonner la lutte aux premières apparitions de doutes individuels : cela est du au fait que cette lutte ne prend pas en compte de façon essentielle des aspects centraux de la vie.

Seule une extériorité par rapport à la vie rend cela possible. Au contraire, il est impossible de se retirer de ce qui se vit quotidiennement. Il faut à tout prix éviter de séparer une sphère militante ou identitaire et une autre sphère correspondant à “la vie” ; notre tâche est de dissoudre les identités afin de passer inaperçu et de s’organiser pour assumer les nécessités de nos vies et pouvoir mettre collectivement en pratique nos aspirations.

Nous croyons fermement que la lutte est autre chose que ce à quoi nous sommes accoutumés. Cela ne nous surprend pas que dans certains espaces, beaucoup de personnes terminent épuisées par leur activité militante, harassées, vidées par l’impuissance à laquelle elles sont réduites. Il est impossible de dissocier la lutte et la vie, de la même manière que nous ne pouvons nous séparer de notre entourage au nom d’on ne sait quelle identité idéologique. Les relations de proximité et d’amitié, simples et immanentes, constituent le ciment sur lequel construire un appel à l’insurrection. Ces liens sont les seuls à même de soutenir une situation d’urgence révolutionnaire ; nous encourageons aussi la prolifération de ces liens et leur mise en avant dans nos différentes manières de nous organiser. Le jeu des identités idéologiques fait peser une charge sur ces liens qui nous freine dans la construction d’une autre manière d’habiter le monde.

Traduit de l’espagnol. Auteurs originels : @Bari_Dz y Radix (@NombreFalso1231)

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