Concertina

Journal du traitement médiatique du bidonville de Calais 2015-2017.

paru dans lundimatin#144, le 1er mai 2018

Ce recueil autoédité documente l’existence et la destruction de ce qu’on appelait la jungle à travers des articles de presse d’origine diverse et quelques pépites issues de blog de flics ou d’entrepreneurs bouffonesques. Travail d’archive commencé pour garder
une trace du décalage entre le discours hégémonique et la réalité vécue sur
la lande. C’est aujourd’hui l’occasion de revenir sur une opératon de
destruction de grande ampleur dont le souvenir peut éclairer deux points
saillants de l’actualité : la nouvelle loi immigration et l’expulsion de
la ZAD. Nous publions ci-dessous l’édito du journal.

« Nous vivons actuellement dans un monde où les êtres humains en tant que tels ont cessé d’exister depuis longtemps déjà ; puisque la société a découvert que la discrimination était la grande arme sociale au moyen de laquelle on peut tuer les hommes sans effusion de sang, puisque les passeports ou les certificats de naissance et même parfois les déclarations d’impôts ne sont plus des documents officiels, mais des critères de distinctions sociales. » 

Hannah Arendt, « Nous autres réfugiés » in La Tradition cachée, Christian Bourgeois, 1987

Le jeudi 8 mars 2018, dans le XIXe arrondissement, Karim est mort aux portes du centre « humanitaire » sous contrat d’Emmaüs Solidarité. Ses espoirs de dignité liquidés sur un trottoir parisien. Foulé au pied par la ville comme un encombrant sans visage, son corps gisant sous des couvertures trempées a été laissé plusieurs heures sous la pluie, avant d’être enlevé par la police. De la même manière, ce qui ne manquera pas de frapper le lecteur de ce recueil sur le bidonville de Calais, c’est la façon dont on a discuté et disposé des « migrants » comme de biens meubles. Leur présence sur le territoire calaisien était un problème public, leurs corps des objets passifs et leurs voix inaudibles dans le récit de la « crise des migrants ».

Le travail qui suit est un journal non-exhaustif du traitement politique et médiatique des exilés de la jungle, le temps de sa brève existence. À peine plus d’un an, de l’été 2015 à novembre 2016, soit des premières annonces de la création d’un camp et des incitations de la mairie à s’installer sur la lande, jusqu’à son nettoyage manu militari. Une opération de grande ampleur, menée sous les caméras de plusieurs centaines de journalistes badgés et baladés par l’agent de communication de la préfecture. La violence de l’expulsion provient bien sûr du déploiement policier et des incendies qui ont permis de boucler l’affaire en quelques jours mais aussi et de façon moins évidente, de l’hégémonie d’une fiction médiatique qui a rendu muettes dix mille personnes en errance autour d’un brasier. Ce recueil regroupe quelques perles sordides et des textes d’origines diverses qui abordent parfois le même événement depuis des perspectives différentes, collectés au fil du temps, comme autant d’archives du décalage entre les journaux et la réalité vécue. Les articles ne sont ni corrigés (seules quelques notes ont été ajoutées pour faciliter la compréhension et des liens supprimés pour alléger le passage à la forme papier), ni commentés. Nous espérons que le lecteur saura en tirer quelques enseignements. Les relire aujourd’hui permet de reconstituer l’articulation du discours dominant, ponctué de quelques éléments dissonants pour y déceler les permanences, les tours de manches éculés, et garder en mémoire cette histoire pour éclairer la situation actuelle et son air de déjà-vu.

Depuis près de vingt ans, la seule donnée qui varie sur le littoral est l’ampleur du phénomène et de la répression qui l’accompagne. C’est à la fin des années 90 que l’attitude des autorités a évolué d’une relative indifférence vers une politique répressive de plus en plus équipée. En 1997, une quarantaine de Rroms d’ex-Tchécoslovaquie dorment pendant deux mois dans le Terminal du port de Calais. La même année, le centre de rétention administrative (CRA) est inauguré et peu à peu la ville est quadrillée de grilles et de barbelés, de CRS et de caméras. À peine deux ans plus tard, ils sont quelques centaines, principalement albanais du Kosovo, à dormir dans le Terminal, un premier hangar est ouvert à Sangatte. Depuis lors, la frontière n’a cessé de s’étendre. Ce n’est pas une ligne géographique, ni un poste de frontière mais une réalité politique et sociale tissée d’un maillage à la fois serré et libéral qui permet de mettre chacun à sa place. Aussi bien vécue sur le quai de la gare et à la piscine municipale (interdite sans justificatif de domicile et carte d’identité), qu’au passage du poste de sécurité du port ; comme disait un ami « la frontière, c’est partout où on me demande mes papiers ». Donc un maillage serré, de par ses doubles grilles à concertina, ses trente kilomètres de barrières, les 570 caméras d’Eurotunnel, les clôtures de parkings électrifiées, les maîtres-chiens, les capteurs de battements cardiaques, le détecteur de CO2, et les milliers de policiers mobilisés.

Mais malgré tout libéral, car les marchandises et les touristes circulent avec une fluidité innocente et la génération des étudiants Erasmus ne doit s’apercevoir de rien. La liaison doit être rapide, le seuil imperceptible, l’interface ténue. On comprend mieux alors l’instrumentalisation de la nature pour créer des effets de délimitation, c’est-à-dire fabriquer des frontières naturelles artificielles. D’abord, avec les terrains inondés et les fossés remplis d’eau autour du site Eurotunnel – ou les douves de la citadelle britannique, puis le mur végétalisé (quelques branches de lierres grimpant péniblement) et un enclos autour du bois Dubrulle pour le protéger des espèces nuisibles [sic]. Jusqu’ici rien de très subtil mais l’idée était là, en germe pour le grand projet de reconversion de la lande, le terrain boueux de la grande jungle. Ce sol pétri de plastique brûlé et de grenades lacrymogènes est sur le point d’être transformé en « zone paysagère d’exception », coincée derrière la rocade et une usine de traitement chimique, à quelques encablures du port pour l’Angleterre. Des buttes sableuses et une zone humide vont être créées sur les ruines du bidonville, sillonnées par un platelage de bois jusqu’au toit du blockhaus, qui sera converti en belvédère face à la mer. Un terrain savamment accidenté et parsemé de modules devra permettre de dissuader d’investir l’espace. Agréable et rafraichissant pour qui y est le bienvenu, hostile à ceux qui n’y ont pas leur place. Voilà comment l’alibi de la nature adoucit la frontière et procède d’une violence plus diffuse qu’une clôture. Elle opère tel un euphémisme ; d’apparence légère, elle tient à distance sans barrer l’espace. Les ruines sont encore fumantes que le camp et ses habitants ont déjà disparu des esprits, enfouis sous un projet d’avenir, vert et pédagogique. La botte secrète qui mettra tout le monde d’accord à l’heure où le gouvernement renonce à détruire une autre zone humide, s’il en est, à Notre-Dame-des-Landes. Le greenwashing nettoie aussi la misère.

La mobilisation de la nature s’ajoute à un arsenal de technologies sécuritaires. Ensemble elles densifient une frontière de plus en plus vaste dont la fonction est de trier les éléments autorisés et non-autorisés et de remettre chacun à sa place. La nature et les barbelés participent d’un décor censé retarder les indésirables, les agents de la frontière interviennent pour chasser ceux qui réussissent à s’infiltrer. Leur mission consiste à faire entrer la frontière dans les chairs et dans les têtes. Quoiqu’on dise de leurs conditions de travail, la réussite des opérations tient plus qu’à toute autre chose à leur incapacité à questionner les ordres. Le refus de juger qui caractérise les bons fonctionnaires, si bien analysé par Arendt lors du procès d’Eichman, fait d’eux les meilleurs relais de l’ordre établi. Au besoin, la biométrie et les technologies de surveillance rétablissent l’image d’une perméabilité contrôlée, en identifiant et détectant les individus qui échappent à la vigilance des autorités. À cet égard, Olivier Razac parle dans son Histoire politique du barbelé de « réparer les erreurs du temps réel et rattraper celui qu’on aurait jamais dû laisser entrer ».

Au bout du compte, la frontière rend invisible. Elle fait disparaitre les hommes derrière des murs et les relègue au fond des marges. On voudrait les gommer comme on a rasé la jungle, les effacer comme un vilain détail. La frontière tue brutalement ou à petit feu. Quand on scrute jusqu’aux battements de coeur, quand on traque le plus mince filet de souffle, c’est que le moindre signe vital est un affront à l’ennemi, et s’obstiner à vivre est un acte de résistance. La victoire tient à persévérer dans son être, se maintenir en mouvement, essayer et ne jamais se rendre. Poursuivre la route inexorablement. Derrière ces lignes et ces discours rapportés, il y a des hommes et des femmes en exil, des destins qui refusent de se soumettre et des morts silencieuses. C’est à eux qu’est dédié ce recueil.

Info et diffusion :
collectifterremoto[at]riseup.net

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