Comprendre la situation Libyenne

interview - décryptage

En Route ! - paru dans lundimatin#72, le 14 septembre 2016

Qu’est-il advenu de la révolution libyenne et plus généralement, de la Libye ? Vue d’ici, la situation s’apparente à un gigantesque chaos auquel personne ne semble plus rien comprendre.
On en aurait presque oublié qu’une révolution a eu lieu, il y a cinq ans, qu’un peuple s’est levé et qu’il a su mettre à bas 40 années de dictature. Depuis 2011, différentes forces - Daesh, des milices régionales, le Gouvernement d’union national, ...- cherchent à contrôler le pays, sans que personne n’arrive à le réunir en une entité commune.

Pour tenter d’y voir plus clair, nous sommes allés rencontrer un ami qui avait participé à la révolution et continue de se rendre régulièrement dans le pays.
Il nous explique comment Syrte est tombée aux mains de Daesh, la réalité concrète des interventions de la coalition internationale, la vision qu’ont les libyens de ces interventions, et plus généralement, dégrossit pour lundimatin une cartographie des forces en présence.

Suite aux printemps arabes et aux accord de Lancaster, il y a eu en Libye, une intervention militaire - franco-britannique principalement - de l’OTAN. À la lecture des journaux français on a le sentiment d’un grand chaos, il est très difficile d’avoir une visibilité sur ce qui se passe réellement là-bas. Comme toi tu y as été assez longtemps ces dernières années, que peux-tu nous dire de ce chaos, peux-tu nous aider à y voir plus clair ?
Déjà, il serait intéressant mais peut-être une autre fois - ce serait long - de revenir sur ce qu’a donné l’intervention de l’OTAN en Libye. En fait, contrairement à ce que beaucoup pensent, ça n’a pas donné un camp révolutionnaire pro-OTAN et un camp Kadhafiste anti-OTAN. On peut prendre un exemple, que certains connaissent : la ville de Misrata. Misrata est une ville importante en Libye, c’est la troisième ville démographiquement du pays, celle où il y a le tissu économique le plus important, où il y a une vie urbaine assez différente du reste du pays. Mais elle est importante aussi parce qu’entre le début du soulèvement et l’assassinat de Kadhafi, elle a émergé comme le pôle politico-militaire le plus fort militairement. Dans cette ville - qui est la ville où il y a eu l’affrontement le plus long avec l’armée de Kadhafi, avec beaucoup de destructions - les habitants considéraient l’OTAN également comme un ennemi.

C’est à dire les Misratis sont persuadés à tort ou à raison - les grands géopoliticiens nous le diront - que l’OTAN est intervenu soi-disant pour faire tomber Kadhafi mais que, en réalité, ils étaient là pour partitionner le pays et qu’ils avaient une sorte de deal avec Kadhafi : ils pouvaient garder jusqu’à Misrata, mais l’Est - c’est à dire la Cyrénaïque - devait devenir une administration internationale. Ils en veulent pour preuve le fait que pendant longtemps le combat contre Misrata était le moins lourd, alors que les forces de l’OTAN n’étaient qu’à quelques encablures maritimes, sans qu’ils interviennent à aucun moment. Cela veut dire que la perception sur place est assez différente de l’extérieur. Sur place les kadhafiens, les pro-Kadhafi, considèrent que c’est une intervention de l’OTAN contre eux, coloniale ; et la principale force qui a émergé du camp anti-Kadhafi considère aussi que l’intervention de l’OTAN était une intervention ennemie.

Quelles sont alors les forces qui ont pesé dans le conflit libyien ?
Pendant ces mois-là - du début du soulèvement (à Benghazi d’ailleurs) à l’intervention de l’OTAN, jusqu’à l’effondrement complet et final du régime de Kadhafi - ont émergé des forces qui n’existaient pas auparavant, et qui sont devenues les principaux acteurs de la scène libyenne. Au niveau de la population, cela s’est traduit par l’engagement de beaucoup de jeunes, des brigades de thowars - ça veut dire révolutionnaire en arabe - qui ont été très différentes d’une région à une autre, et surtout très différentes entre les concentrations urbaines et le reste du territoire. Hors des grandes villes, très rapidement - même si au tout début ça ne l’était pas forcément - ça s’est adossé à une solidarité tribale ; dans les grandes villes, beaucoup moins. Et avec des phénomènes très contradictoires, très ambigus, parfois avec des formes d’organisation très à la base qui perdurent aujourd’hui.

C’est-à-dire que même avec la coagulation des différentes forces, des forces plus compactes, en Libye, il est très difficile pour n’importe qui de parler avec un représentant de n’importe où - Misrata, Benghazi - et d’avoir un accord avec lui, et que cet accord soit appliqué dans les fait. Je crois d’ailleurs que c’est le principal casse-tête de ce qu’on appelle la communauté internationale. Le représentant peut être réellement envoyé par la plupart des forces, ils l’envoient, ils lui disent « vas-y, parle avec eux », mais après quand il revient, ils peuvent l’engueuler, le virer. Et cela a mis en place une sorte de dé-hiérarchisation de la société assez bizarre, qui continue à exister . Et avec une forte influence des groupes de base, même pas des brigades, des sous-brigades, enfin des petites unités où il n’y a personne qui reçoit un ordre de là-haut et qui l’applique sans discuter.

Je ne suis évidemment pas en train de décrire un truc qui est uniquement positif, il peut y avoir des décisions prises de manière très « démocratique » entre guillemets - une démocratie pas du tout représentative - qui peuvent être très préjudiciables y compris aux populations elles-mêmes. Je décris donc pas ça pour dire « ah c’est le paradis rêvé de l’autonomie, ou de la démocratie directe ou de je sais pas quoi ». Mais in fine je dirais que la carte libyenne peut être lue à partir de ce que j’appelle des pôles politico-militaires locaux ou régionaux ; qui peuvent avoir des référents tribaux ou pas, et qui sont devenus les principaux acteurs de la scène libyenne.

Avec des cas qui peuvent être extrêmement différents d’un endroit à l’autre, encore une fois si on prend l’exemple de Misrata. Misrata, c’est une ville d’environ 400 000 habitants avec un très fort tissu économique, commerçant, un peu d’industrie, non-reliée au pétrole, ce qui est unique en Libye. Avec une composition disons historico-culturelle très particulière : les Misratis sont réputés - se considèrent et sont considérés - comme étant les descendants de ce que les Libyens appellent les Kouloughlis. Les Kouloughlis, ce sont les administrateurs de l’Empire Ottoman qui se sont mariés à des libyens, et qui ont eu des enfants là-bas, qui peuvent être turcs, bosniaques, albanais, etc. Enfin je ne sais pas si vous connaissez un peu l’histoire de l’Empire Ottoman, qui avait une organisation très particulière de ses administrations, avec des lieux de recrutement très différents selon ce que l’on doit faire, selon si on est émissaires ou administrateurs, mais c’est trop long à raconter.

Mais bref, ça, ça fait que les Misratis se considèrent et sont considérés comme un corps un peu étranger au tissu tribal, ordinaire, du reste de la Libye, qui sont censés être les descendants de troncs tribaux originels qui sont les Banu Hilal et Banu S’lim, qui au IXe siècle sont partis du Yémen et d’Égypte pour étendre l’Islam vers l’Afrique du Nord. Et ça c’est vraiment quelque chose qui reste très présent dans la perception. C’est-à-dire que les non-Misratis disent que les Misratis ne sont pas libyens, que ce sont des turcs. Vice-versa les Misratis se considèrent comme étant beaucoup plus évolués que les tribus de bédouins, de montagnards qui constituent le reste du territoire.

Et cette ville-là, parce qu’elle a mené peut-être le combat le plus long contre l’armée de Kadhafi, a acquis une pré-expérience militaire, même si elle était très éclatée parce qu’il y avait énormément de brigades différentes, qui se coordonnaient ensemble selon une organisation pas du tout classique pour défendre la ville. C’est une grande ville où il n’y a pas d’affrontement entre les différentes tribus, il y a eu des positions différentes d’un groupe à l’autre mais pas adossées sur un esprit de corps...
Donc ils ont eu une expérience militaire assez longue, et ils ont réussi à obtenir pas mal d’armement, principalement en récupérant des armes au régime, et en partie avec un soutien principalement turc et qatari.

Et on a parlé à un moment de l’intervention discrète de troupes britanniques ou françaises... non ?
Euh... pas... sur Misrata, j’en...
J’ai lu ça dans Le Canard enchaîné en passant une fois.
Tu parles de 2011 ?
Oui.
Oui, oui, il y a eu des troupes françaises mais dans la montagne de l’ouest plutôt mais j’y viens.... Et donc voilà cette ville a émergé, cette ville assez unie, assez solidaire, assez grande, avec une grande démographie, avec maintenant une expérience militaire assez importante, avec de l’armement. Avec aussi un très grand nombre de jeunes qui se sont engagés dans les brigades révolutionnaires ; qui vont devenir un des acteurs les plus importants de la Libye post-Kadhafi.

Très paradoxalement, une autre ville était aussi devenue un acteur vraiment très important, au point qu’ils ont voulu défier Misrata. C’est une ville qui ne ressemble pas du tout au premier exemple, elle s’appelle Zintan, c’est une ville de 30 ou 40 000 habitants - à comparer avec les 400 000 de Misrata - 30 ou 40 000 habitants mais pouvant aligner jusqu’à 15 000 combattants. C’est une toute petite ville dans la montagne, montagne que les Amazighs, - ceux qu’en France on appelle les Berbères - appellent les montagnes Nefoussa. Les non-Amazighs appellent ça la Montagne de l’ouest. C’est une montagne composée principalement de populations amazighophones donc se revendiquant comme n’étant pas arabes mais Amazighs, avec des petits îlots arabes.

Zintan est un des îlot d’arabes dans une montagne Amazigh. C’est une ville comme j’ai dit de 30 ou 40 000 habitants, qui correspond à une seule tribu. Zintan c’est une ville et une tribu, c’est le nom d’une ville et d’une tribu. Une tribu très montagnarde et très tribale, considérée comme des barbares de la montagne par les gens de la plaine.
Eux, ils se sont engagés dans le combat contre Kadhafi dans un deuxième temps, c’est assez compliqué de décrire pourquoi. Il n’empêche qu’au moment de leur engagement, ils ont bénéficié du très fort esprit de corps de la ville, de sa capacité à aligner proportionnellement un nombre de combattants énorme par rapport au nombre d’habitants. Et ils ont profité aussi pour des raisons diverses et variées, l’aide et les parachutages d’armes sophistiquées par le Qatar, les Émirats, et la France, se faisaient à quelques kilomètres de leurs villes. Ce qui fait qu’à la sortie de la révolution, Zintan est une autre force importante avec laquelle il faut compter.

Enfin bon, les acteurs sont tous différents, qu’ils soient sur une base tribale, soit locale, soit régionale. Et il est en tout cas important de savoir que ce qu’on a appelé les thowars, c’est-à-dire principalement les jeunes qui se sont engagés en masse dans un combat au début assez autorganisé, se sont démultipliés après la chute définitive du régime. C’est-à-dire sur les centaines de milliers de thowars actuels, il y en a peut-être un dixième qui ont réellement combattu pendant la révolution.
Il s’est posé à un moment, après la chute de Kadhafi, la question de la gestion ou de l’autogestion de chacune des régions, des villes, des villages, et de la concurrence entre ces différents pôles pour le partage du pouvoir et des richesses. Avec une sorte de couche nouvelle, une classe nouvelle composée de jeunes engagés dans le combat et qui sont devenus des chefs de guerre, ils ont constitué les nouvelles élites et ont acquis une légitimité nouvelle.

Tout ce que je viens de dire ne concerne qu’une partie de la Libye parce qu’il y a une autre partie, très grande, qui ne s’est pas engagée dans la révolution, et qui soit était pro-Kadhafi, soit ne l’était pas, mais était contre le fait de destituer le pouvoir comme ça. Et là aussi les cas sont très différents d’une région à une autre.
Je vais parler d’une ville particulière, parce qu’on en parle beaucoup en ce moment : Syrte, qui est devenue le bastion de Daesh en Libye. Syrte, c’était le bastion du pouvoir de Kadhafi. C’était la ville qui devait devenir la ville emblématique sous le régime de Kadhafi, c’était là qu’il faisait ses grands congrès africains. C’est là qu’il s’est réfugié à la période finale des combats, etc.

Dans cette ville, il y a plusieurs composantes tribales différentes. Il y a les Khadafa qui sont la tribu de Kadhafi lui-même, mais il y a aussi une autre tribu, les Houara, dont le centre de gravité est la ville de Bani Walid et dont les membres s’appellent les Warfala. Toutes ces tribus - y compris celle de Kadhafi - sont réputées dans les analyses assez rapides, comme des tribus pro-régimes. Mais en réalité, toutes ont été partagées, parmi eux il y avait des gens qui étaient pour, des gens qui étaient contre. Les Warfala - qui sont la tribu la plus nombreuse en Libye, dont le centre est Bani Walid mais il y en a à Syrte aussi - c’est une tribu par exemple qui a choisi de ne pas s’engager, de ne pas prendre position, pour préserver son unité, parce qu’elle voyait qu’il risquait d’y avoir des enfants qui partiraient dans chacun des camps. Mais quand il y a eu des bombardements massifs de l’OTAN, ils se sont battus contre l’OTAN, tous. Et ils ont été défaits, très durement, avec une destruction quasi-complète de la ville, certains parlent de cela comme du « Dresde libyen ».

À quel moment ont eu lieu ces bombardements ?
C’est à la fin de l’intervention de l’OTAN. Depuis Syrte se vit comme une ville martyre. Elle a été considérée pour le reste de la Libye comme une ville vaincue et avec ce fait encore plus infamant : Syrte a été le dernier protecteur de Kadhafi. Quand il y a eu le premier gouvernement libyen - dans lequel l’influence des différents pôles dont je parlais était très fort - il y a eu un décret, une résolution qui actait que chaque ville pouvait constituer son conseil militaire. Chaque ville pouvait constituer un conseil pour préserver sa sécurité. Sauf que certaines villes n’avaient pas le droit de porter les armes, dont Syrte. C’était le cas aussi pour Bani Walid, mais Bani Walid c’est encore une autre histoire, ils sont très forts, donc on évite de les faire chier. Syrte s’est alors retrouvée dans la situation d’une ville humiliée, vaincue, défaite ; et il a été décidé par le gouvernement de lui envoyer des milices d’ailleurs pour s’occuper de la sécurité de la ville.

C’est ici que l’on trouve l’explication à la question « comment cela se fait-il que Daesh ait pu prendre une ville aussi rapidement ? » Si tu poses cette question-là à Tripoli ou à Misrata, tout le monde te répondra que ce sont les gens de l’ancien régime ; qu’en fait Daesh c’est le masque de l’ancien régime qui veut se venger. Si tu poses la même question à Tobruk on te dit qu’en fait Daesh, c’est l’extension ou la continuité des Frères Musulmans qui gouvernent à Misrata et à Tripoli et que tout ça ce n’est que du partage de travail. Qu’il s’agit de misratis, de tripolitains islamistes qui font semblant de vouloir être démocratiques, mais que dans les fait, ce sont eux qui constituent Daesh.
Et la réalité, c’est que les deux récits sont vrais. Quand les vainqueurs de la guerre ont décidé que ceux qui peuvent porter les armes à Syrte ne pouvaient pas être des gens de Syrte, il fallait qu’ils envoient d’autres groupes faire ça. Et ça a été principalement des groupes de Misrata et de Benghazi, des jeunes ; et c’était les jeunes les plus radicaux, les plus turbulents, dont les parents en avaient marre. Parce que « ça y est on a fait la révolution, maintenant il faut qu’on retourne au business, vous cassez les couilles à défiler tous les jours ! » Mais c’est leurs enfants, « Bon vous voulez jouer à la révolution ? Allez à Syrte ! » Et c’est comme ça que beaucoup de jeunes radicaux - soit dont la radicalité s’est tout de suite exprimée par une connexion avec le djihadisme mondial, soit pas - sont allés là-bas.

Au départ ces groupes voulaient montrer une gestion exemplaire, donc ils voulaient appliquer la charia mais être très justes. Par exemple, ils punissaient très sévèrement n’importe lequel des leurs qui volait un truc ou qui traitait injustement un habitant de Syrte. Ils voulaient montrer qu’ils étaient capables d’établir un ordre juste et révolutionnaire. Et il y a eu là un phénomène assez étonnant qui ressemble peut-être à ce qu’il s’est passé à Mosul en Irak : les jeunes des tribus vaincues et humiliées de Syrte se sont rendus compte qu’ils avaient l’occasion de rejoindre ces brigades-là, et de passer du statut de vaincu à un statut de combattant qui gérait sa propre ville. Ils ont dû y être encouragés, y compris par leurs tribus, qui voyaient d’un bon œil le fait d’avoir des gens à eux dans les forces armées qui gèrent la ville.

Et petit à petit, il y a eu une radicalisation de ces groupes de jeunes qui ont fini par fusionné. Avec cette composition étrange faite des rejetons de tribus considérées comme ayant été un soutien de l’ancien régime par les autres, et des franges souvent très jeunes, les plus radicales, d’autres villes. Et puis là, Daesh a envoyé quelques instructeurs qui ont eu un rôle important pour former ceux qui acceptaient d’être formés.

Et donc dans un deuxième temps, après l’envoi de nombreux appels aux combattants, de plusieurs pays différents à rejoindre le bastion de Daesh, les jeunes les ont rejoints. C’est bien plus compliqué que ça évidemment, mais il est vraiment très intéressant de voir comment ça se passe, la chimie interne, comment se reconvertissent ou pas les jeunes qui ont créé les brigades au début. Il y a plein de choses qui seraient très longues à raconter. Il y en a plein par exemple, qui ne savent plus quoi faire, et qui continuent à porter les armes parce qu’ils ne savent pas faire autre chose. Ils sentent que le processus tend à les marginaliser des grandes prises de décision. Ça se fait pas d’un coup, des fois ils pètent un câble et ils vont donner des baffes, voire séquestrer un politicien censé les représenter.

Mais, in fine l’histoire depuis la fin 2011, c’était l’histoire de la concurrence entre les différents pôles politico-militaires locaux régionaux pour se positionner sur le partage du pouvoir et des ressources. Ça a duré comme ça jusqu’à il y a deux ans, trois ans. Depuis deux-trois ans, l’élément le plus déterminant de la continuation du conflit, ça a été de moins en moins cette concurrence parce que les rapports de force ont été plus ou moins établis, connus. Il y a eu des batailles qui ont montré qui pèse combien. Et en plus, tout le monde en avait marre de se taper sur la gueule. Toutes les formations armées avaient une pression énorme, bien plus du bas que de la communauté internationale, ça va de « maintenant on a envie de vivre et y en a marre », à « en plus on est un pays riche et on n’a pas l’électricité, on peut pas envoyer nos gamins à l’école ». Donc les bases mêmes exerçaient une pression très forte pour qu’il y ait des arrangements vu que les rapports de force commençaient à être connus, ça pouvait se faire.

Sauf que depuis fin 2013-2014, le fioul principal du conflit, ça a été ce que les anglais appellent proxy war, la dimension d’un conflit téléguidé de l’extérieur, soit au niveau régional, soit au niveau international. Quand je dis régional, ça veut dire de pays arabes et musulmans proches, ou pas proches. Avec des acteurs principaux qui sont les Émirats, l’Égypte, le Qatar, la Turquie, la France, la Grande-Bretagne. Les puissances traditionnelles occidentales ont eu très peu d’impact en fait. C’est-à-dire qu’aucune n’a jamais réussi à déterminer vraiment une situation. C’est assez bizarre, c’est-à-dire que les puissances régionales avaient une capacité d’influence beaucoup plus importante que les dîtes grandes puissances internationales. Avec un truc un peu renversé par rapport à d’habitude où les intérêts des puissances traditionnelles se greffaient de manière assez parasitaire sur les stratégies des acteurs régionaux. Alors que d’habitude c’est le contraire.

Qui est soutenu par la communauté internationale, et qui soutient le gouvernement français ?
Officiellement la communauté internationale, entre guillemet, soutient le gouvernement d’entente nationale, qui est présidé par Sarraj. Et qui contrôle un faible nombre de territoires, voire pas du tout. Qui a d’ailleurs fini par s’allier à ceux qui étaient considérés comme des terroristes il y a deux ans.

Enfin, c’est-à-dire que c’est très bizarre, à partir du moment où y a eu deux gouvernements en Libye, un à Tobruk et un à Tripoli, chacun soutenu par des forces régionales et internationales différentes, le processus onusien a considéré que le gouvernement qui siège à l’Est est le gouvernement légitime du point de vue de la communauté internationale.

Et que ceux qui le combattaient et qui se regroupaient principalement autour d’un nom, qui est le nom d’une opération militaire en fait, Fajr Libya, l’« Aube de la Libye », considéraient ces gens-là comme étant des spoilers. Vous savez, dans les milieux diplomatiques, on parle principalement anglais, même ceux qui parlent français, ils utilisent des mots anglais, donc c’était considéré comme des spoilers, c’est-à-dire un peu moins que terroriste, c’est presque terroriste mais pas terroriste. C’est ceux qui perturbent les processus de paix mais qu’on n’a pas encore classé en tant que terroristes. Et donc cette coalition était mise à l’index pendant hyper longtemps.
Aujourd’hui il y a eu un changement d’avis, maintenant c’est cette coalition qui constitue le gouvernement légitime ; et le gouvernement qui était considéré il y a deux ans comme le gouvernement légitime est le gouvernement considéré comme spoiler. Tout est donc très compliqué et très confus.

Pourquoi je disais-ça ?

Ah oui, à cause de tous les gouvernements qui existent. La France, c’est un peu particulier. La France, comme toutes les autres démocraties occidentales, soutient le processus onusien et le gouvernement Sarraj, ça a été encore confirmé par Jean-Marc Ayrault hier. Donc le Ministère des affaires étrangères français soutient le Gouvernement d’entente nationale. Par contre l’Élysée envoie des troupes qui soutiennent l’adversaire du gouvernement national, le général Haftar. Et je pourrais rajouter que le Ministère de la défense se préoccupe principalement du sud de la Libye et appuie principalement un acteur qui est allié au général Haftar et qui est donc contre le gouvernement soutenu par le Quai d’Orsay.

Il y a deux manières de lire ça, il y a ceux qui disent que c’est tout simplement n’importe quoi et absurde ; et puis il y a ceux qui peuvent avoir des explications conspirationnistes, ils font cela pour favoriser le chaos et tout faire éclater. Mais il y a aussi une autre explication, qui est de dire que la France se doit d’avoir des œufs un peu partout. Ils disent que c’est pour pouvoir favoriser la paix et pouvoir convaincre les uns et les autres. C’est reconnu ouvertement maintenant, c’était nié jusqu’à il y a quelques temps, jusqu’à ce que trois militaires français meurent...

... dans un accident d’hélicoptère.
Oui. Enfin les membres de la brigade qui s’appelle la brigade de défense de Benghazi disent qu’il ne s’agit pas d’un accident. Mais je ne sais pas.

Sinon, moi j’aurais une autre question, c’est sur la partition de la Libye, est-ce que des gens en parlent, ou est-ce que c’est totalement évacué ?
Il en a été question à plusieurs reprises, mais surtout hors de Libye en fait.
Et les libyens eux-mêmes tiennent à garder leur entité nationale ou ... ?

Il y a dans l’Est de la Libye un courant fédéraliste, mais dont l’écrasante majorité ne veut pas d’une partition, mais c’est principalement du fait que eux, ils considèrent que leur région a toujours été défavorisée par Tripoli, alors que c’est une région importante, où il y avait l’université la plus importante de Libye, et ils voulaient donc un système fédéraliste pour réparer ce qu’ils considéraient comme une injustice historique. Mais il y avait aussi de petits groupes, mais très petits, très minoritaires avec très peu d’impact qui allaient jusqu’à la question de la partition historique, mais c’est une question qui s’est posée principalement à l’extérieur de la Libye, qui n’est pas prise au sérieux, ni voulu par les libyens eux-mêmes. Mais qui sait ? Parfois, il y a des choses qui arrivent même si les gens n’en veulent pas ...

Il y a deux autres questions que j’aimerais te poser par ailleurs. La première, c’est qu’on parlait beaucoup de la place un peu démesurée de l’intervention française, ou en tout cas de la place que prenait Nicolas Sarkozy au moment de la révolution en Libye, et il était raconté dans les médias que les libyens en étaient très contents de ces interventions et qu’ils aimaient beaucoup les français ; voilà ce que nous disaient les journaux français ...

La deuxième question, c’est que tu parles beaucoup de forces révolutionnaires, mais il est très difficile de voir à quoi cela renvoie. Y a t-il des positions politiques qui s’expriment derrière tout ça ? Quelles sont les différentes idées de société qui sont portées par les différents acteurs politico-militaires ?

Il n’y a pas de grandes divergences proprement politiques qui sont exprimées. Chacun des acteurs et chacun des camps affirme être celui qui peut le mieux gouverner la Libye, la stabiliser, lutter contre le terrorisme et vivre harmonieusement avec le concert des nations. Après, il y a des backgrounds différents, il y a des gens dont on n’a pas beaucoup parlé, il y a les fortes défaites ... Il y a eu ceux qui ont fait les morts, profil bas, ou bien qui se sont exilés. Et qui aujourd’hui comptent opérer un retour sur la scène politique. Ce qui a commencé à travers une claire alliance entre l’armée nationale libyenne dirigée par le général Haftar et des figures de l’ancien régime dont sa femme qui est revenue en Libye, d’exil, et qui est protégée par sa tribu, dans une ville qui s’appelle Bayda à l’est de la Libye, qui est un des bastions de l’armée nationale libyenne.

En ce qui concerne la force révolutionnaire ou l’armée nationale, moi j’appelle tout le monde de la manière dont eux s’appellent. C’est-à-dire que les brigades de révolutionnaires, les thowars ils s’appellent comme ça, donc moi je les appelle comme ça. Mais si tu va voir leurs adversaires, ils te diront que c’est des milices de terroristes. L’armée nationale libyenne, je l’appelle « l’armée nationale libyenne », si tu vas à Misrata, ils te diront que c’est une milice terroristo-dictatoriale. Donc là, je suis en train d’utiliser les noms officiels des uns et des autres, je ne suis pas en train de donner un certificat de révolutionarité à l’un ou à l’autre. Et l’autre question c’était... ?

Sarkozy, il est aimé ou il est pas aimé ?
Pendant et après le premier conflit, moi j’ai beaucoup bougé en Libye, et quand on parlait avec des libyens du camp qui était soutenu par la communauté internationale, la réponse la plus répandue que j’ai trouvée, à chaque fois, c’est un proverbe libyen qui veut dire « celui qui n’a plus de protecteur appelle le chien, tonton », même le chien, on l’appelle tonton. Voilà, ça veut dire que quand t’as pas de protection, mais un chien - c’est une grande insulte en Libye - tu lui dis « salut tonton ». Ça m’a frappé, c’est unanime ! Mais peut-être qu’il y avait des amoureux de Sarkozy ou de BHL, ou de Berlusconi, ...
Mais du coup, si je comprends bien, les brigades révolutionnaires, elles n’ont pas tellement de désaccords politiques. Du coup ce que ça veut dire, c’est que les rivalités se posent plus sur des zones d’influence, de ...
Après il y a aussi le clivage islamistes / pas islamistes.
Je voulais revenir là-dessus, parce que si il y a disons une absence de désaccord réellement politique en ce qui concerne un projet de société à construire, ceci est à mettre en lien avec ce que tu disais tout à l’heure sur la jeunesse de Misrata qui ne voulait pas arrêter le processus révolutionnaire, et que l’on envoyait donc faire la sécurité à Syrte, parce que c’était eux qui restaient déterminés. Ce que ça produit du coup pour eux comme seul perspective, pour cette jeunesse-là, c’est le djihadisme.
Pas seulement. Maintenant il y a un phénomène d’addiction à la drogue énorme dans les rangs des anciens djihadistes. Il y a du désœuvrement un peu bizarre... Et même les djihadistes, c’est hyper compliqué. Dans une ville comme Benghazi, qui traditionnellement était très islamiste, qui aujourd’hui est plus au main de Haftar, il y a un groupe de jeunes qui ont fait parti des premiers groupes de jeunes thowars et qui regroupaient des jeunes de quartiers de Benghazi. Et quand le clivage de ce qu’on a appelé le deuxième conflit libyen, c’est-à-dire à partir du lancement de l’opération Karama par le général Haftar, et suite à ça de l’opération militaire « l’aube de la Libye » pour récupérer l’aéroport international qui était contrôlé par Zintan dont je vous parlais toute à l’heure, la ville dans la montagne, qui est sans doute la seule force importante à l’Ouest qui est alliée au gouvernement de l’Est. Quand il y a eu ce clivage donc et que le conflit a éclaté à Benghazi - parce qu’au départ Benghazi était partagée entre pro Karama et anti - les principales brigades de jeunes ont refusé de participer au combat. Ils ont dit "nous on veut pas rentrer dans un combat au sein de notre population". Mais très rapidement, ils ont été petit à petit obligés de rejoindre un camp.

Mais là encore tout est très compliqué. Par exemple, une des trois figures les plus populaires, c’était un type assez bien considéré par tous les camps, par tout le monde à Benghazi, mais qui maintenant n’appartient vraiment qu’à un seul camp, c’est lui qui dirige l’offensive dont les journaux ont parlé un peu, mais assez rapidement je crois, qui s’appelle Brigade de défense de Benghazi et qui est en train d’avancer vers Benghazi pour la reprendre au général Haftar. Le type donc qui est à la tête de cette brigade, il a été blessé par un très grand nombre de balles, il y a eu un attentat contre lui, on ne sait pas de qui, mais ses amis pensent que ça vient de Daesh, ou de ceux qui voulaient que la Brigade de défense rejoigne Daesh. Une fois je l’ai rencontré ce type, il est allé se soigner à Istanbul, et je l’ai vu dans son appartement, et c’était très drôle, parce que dans son appartement il y avait une vingtaine de jeunes personnes, et en fait c’était les copains des quartiers, et dedans, y avait un fan de Haftar, un autre qui trouvait Daesh pas trop mal. Et en fait c’est des copains de quartier, et qui en allant à Istanbul se reposaient, parce qu’Istanbul ça a été un peu le repos du guerrier pour ces gens-là pendant longtemps. Ils se retrouvaient et ils oubliaient qu’il y avait deux camps au pays … Je ne sais pas si je réponds a ta question ...

Si, parce que tu disais que le djihadisme, c’est beaucoup plus complexe, et je pense que tu répondais à ça.
L’autre groupe djihadiste le plus important, à part Daesh, et dont une grande partie des cadres les plus radicaux ont rejoint Daesh s’appelle Ansar al-Charia, ils sont devenus importants dans certaines villes libyennes parce qu’au départ leur seule activité, c’était de faire fonctionner les hôpitaux, c’est eux qui ont remis en marche les hôpitaux et qui s’occupaient de travail social et hospitalier. Selon certaines analyses, ce groupe-là menait en même temps, de manière clandestine, un travail de préparation, et d’assassinats ciblés, surtout de figures militaires. Ça, c’est une des analyses qui existent, et d’autres analyses disent que c’est dans un deuxième temps qu’une partie d’entre eux ont basculé dans ce type d’activité, et d’autres se sont dispersés ou ont rejoint d’autres forces. Moi je ne sais pas - enfin pas avec un micro...
Moi j’ai juste une dernière question qui est quand même anecdotique : est-ce qu’il y a de petits groupes, qui ne se posent pas la question révolutionnaire à travers la constitution d’un État, ou la constitution d’un gouvernement et de qui en prendra la direction mais qui pensent que c’est plutôt une opération de destitution et qui cherchent à valoriser plutôt une affirmation autonome qu’un conflit au niveau du gouvernement ?
De fait, l’écrasante majorité des libyens en ont très peu de choses à foutre du gouvernement et ils comptent principalement sur leur ancrage local, régional ou autre, ce qui donne pas forcément des trucs moins ...
... coercitifs ?
Moins coercitifs parfaitement. Mais tous pensent que « on a quand même besoin d’un gouvernement, même si ce serait bien qu’il soit faible et qu’on ai le plus de poids dedans » parce qu’en Libye la principale ressource, c’est le pétrole, et il faut le vendre et recevoir l’argent. Et que pour le vendre et recevoir l’argent, il faut une instance avec laquelle la communauté des nations accepte de traiter. Voilà, ça se pose comme ça.
En Route ! rend compte de la façon dont le visage du monde a changé depuis le début des révoltes arabes fin 2010. Nous suivre sur @EnRoute_am
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :