À propos du prix Nobel d’économie - Antoine Costa

« Une planète en surchauffe plongée dans les eaux glacées du calcul égoïste »

paru dans lundimatin#166, le 21 novembre 2018

Le 8 octobre dernier la question climatique se trouva au centre de l’actualité médiatique. La Banque de Suède décernait son prix (nommé à tort Prix Nobel d’économie) à deux économistes, dont l’un, William Nordhaus est réputé pour avoir été le premier à crée des modèles économiques intégrant la variable du changement climatique dans des calculs et à calculer ainsi un réchauffement « optimal ». Le même jour, le GIEC publia un énième rapport « de la dernière chance » de 400 pages essayant de décrire au mieux les conséquences d’un réchauffement à 1,5°C ou 2°C. Les journalistes ont évidemment saluée cette surexposition médiatique de manière positive. Pourtant à y regarder de plus près il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir à ce qu’un économiste s’intéresse à la question environnementale.

William Nordhaus, rentre à l’Université de Yale en 1967 et s’intéresse très tôt aux critiques de la croissance économique. En 1972 bien qu’en désaccord avec le rapport Meadows sur les limite de la croissance, il identifie tout de même la question du réchauffement climatique comme suffisamment sérieuse pour être prise en compte dans les calculs économiques. Cinq ans plus tard, il publie un article sur Le problème du dioxyde de carbone dans laquelle il calcule ce qu’il en coûterait de réduire les émissions de CO2 [1]. Dans les années 1980 et 1990 il affine cette idée, jusqu’à aboutir au modèle DICE pour Dynamic Integrated Climate-Economy pour lequel il a été récompensé et que l’on peut résumer ainsi : une modélisation scientifique transdisciplinaire permettant d’intégrer le cycle du carbone et la climatologie à des modèles économiques. Le raisonnement est simple mais novateur pour l’époque, le CO2 est un sous produit de l’activité économique qui se traduit par une hausse des température, lesquelles causes des dommages qui elles-mêmes se traduisent en perte de PIB. Antonin Pottier explique que ce système DICE « donne aux travaux de Nordhaus une place centrale sur toutes les questions de lien entre économie et climat, car ils ouvrent de nombreuses questions : comment évaluer les dommages du changement climatique ? Quels sont les coûts de transition ? Comment paramétrer le comportement du climat ? Comment mettre en œuvre les réductions d’émissions ? » [2]

Mais le problème principal de l’évaluation de Nordhaus réside en ceci : il ne cherche pas simplement à évaluer les coûts du réchauffement mais aussi à trouver la trajectoire optimale. Alors il calcule. 2°C de réchauffement correspondent à la perte d’un point de PIB mondial. 6° de réchauffement, à moins de 10% de PIB. Si on se fît à ses calculs le réchauffement climatique est donc un problème bénin rapporté à d’autres crises économiques. La crise grecque par exemple, de 2008 à 2016 fait perdre 25% de points au PIB national. Vu à travers les lunettes de l’économiste, le réchauffement climatique est donc négligeable. Le scénario optimal de Nordhaus, celui avec lequel on trouve une stabilité entre l’activité économique, les investissements dans les mesures environnementales et les dégâts collatéraux du dérèglement climatique se situe autour d’un réchauffement à 3,5°C !

Il y a deux critiques importantes à apporter à cette recherche du réchauffement optimal, c’est-à-dire de la température la plus rentable à laquelle faire chauffer la marmite terrestre. D’abord le PIB mondial, celui qui se trouve pénalisé par le réchauffement, c’est d’abord le PIB de l’Occident. C’est à dire là où l’on est le moins touché par le réchauffement. La valeur est crée dans les pays développés et majoritairement dans le secteur tertiaire, donc là où l’on est le moins impactés par le climat. La catégorie des « agriculteurs pauvres dépendant de leur environnement » constituant la majeure partie de l’humanité ne compte que peu dans les calculs de PIB. Pour le résumer grossièrement, tant que la clim’ fonctionne pour la Sillicon Valley et les start-uppers il n’y a aucune raison de s’alarmer.

Ensuite les calculs de Nordhaus envisagent un réchauffement linéaire et homogène. C’est-à-dire que plus on rejette de CO2 dans l’atmosphère, plus le climat se réchauffe, plus les océans montent, plus les réfugiés climatiques sont nombreux. Cela est vrai, mais cela n’est pas linéaire. Tout n’est pas prévisible et tout n’est pas quantifiable. Il y a dans la nature des effets de seuils (comme lorsqu’un glaçon devient liquide ou que le liquide devient gaz) que l’on ne connaît pas. Tout va peut être s’effondrer mais personne ne peut pas le prévoir. Nous sommes dans la catastrophe, certes, mais il y aussi des points de ruptures et des accélérations difficilement prévisibles du fait de l’inertie du globe terrestre. Et il y a aussi des effets de seuils et de ruptures dans les comportements humains. Il y a fort à parier par exemple que les déplacements de populations et les migrations ne s’effectueront pas sans heurts [3].

Revenons à ce chiffre de 3,5°C. Évidemment celui-ci n’apparaît pas dans le communiqué de remise de Prix de la banque de Suède. Et il est d’autant plus malvenu que ce Prix est décerné le même jour que le rendu du rapport du GIEC insistant sur les efforts considérables que le monde devra effectuer pour rester sous la barre des 1,5°C ou 2°C.

LE RAPPORT DU GIEC

Ce que mentionne ce rapport, c’est qu’entre un réchauffement à 1,5°C et un réchauffement à 2°C, la différence est monumentale. En augmentant la température d’un demi degrés les océans montent de 10 cm et 10 millions de personnes supplémentaires seront touchées. Dans un cas, l’absence de banquise en été dans l’Arctique survient une fois tous les cent ans ; dans l’autre, une fois tous les dix ans. Quant au nombre d’espèces affectées par la réduction de leur habitat, il serait deux fois plus important à + 2 °C [4]. On ose imaginer les dégâts en suivant le réchauffement optimal de 3,5°C préconisé par Nordhaus.

Le problème des rapports du GIEC est qu’ils décrivent un monde apocalyptique tout en précisant qu’il est encore possible d’infléchir sur la marche du monde. Le chercheur Stefan Aykut explique que « leur but est de ne pas apparaître comme ceux qui ont tué l’espoir  » [5]. En fait les scientifiques du GIEC viennent des sciences dures, et ne prennent pas en compte les événements humains comme l’élection de Jair Borsolano au Brésil, celle de Trump aux USA, ou la découverte de nouveaux gisements de schistes bitumineux. Ce qui dit le rapport en somme, c’est qu’il est physiquement possible de rester sous cette barre.

Mais surtout, pour ne pas tuer cet espoir le GIEC prend en compte « des scénarios dont certains incluent des notions d’émissions négatives, c’est-à-dire l’éventualité que nous parvenions à retirer du carbone de l’atmosphère, ce qui repose sur des paris technologiques ». En clair pour ne pas paraître trop déprimant le GIEC pari sur l’éventualité que des technologies (qui n’existent pas pour l’heure) puisse aspirer le CO2 dans l’atmosphère.

Mais qu’est-ce donc exactement que ces émissions négatives ? Déjà l’Accord de Paris de 2015 ouvrait la porte à ces technologies à émissions négatives, que certaines ONG qualifiaient de « mystérieuses ». En fait ce terme recouvre toute les manières artificielles de retirer du carbone de l’atmosphère et de le stocker. Cela va de la plantation d’arbre à la géo-ingénierie.

Dans le dernier rapport du GIEC ces techniques sont au nombre de trois [6]. La première consiste à planter des arbres. Le raisonnement est simple, les arbres stockent du carbone. Problème : les ordres de grandeurs sont tellement démesurée, que le reboisement exigé pour absorber le carbone est totalement délirant. Pour stocker 1 000 gigatonnes de CO2 (1 000 000 000 000 000 000 000 000 de tonne de CO2 pour rester sous la barre des 2°C) il faudrait planter une forêt de trente fois la superficie de la France métropolitaine. Il faudrait donc aller à rebours de la déforestation mondiale actuelle, et trouver suffisamment de foncier à reboiser tout en préservant ces forêts durablement faute de quoi le carbone repartira dans l’atmosphère.

La deuxième hypothèse est la plantation de végétaux à croissance rapide et leur utilisation en bioénergie. Il s’agit par là de planter différentes plantes (miscanthus, saule,peuplier, eucalyptus) et de les brûler pour produire de l’électricité et de stocker les fumées dans des réservoirs (soit des formations géologiques, soit des poches vides desquelles on a extrait du gaz ou du pétrole). Là encore les échelles sont démesurée à un point (le GIEC préconise 700 millions d’hectares consacré à ces cultures) que l’hypothèse paraît totalement farfelue.

Enfin le dernier scénario, serait celui d’aspirateur géant capable de séparer le dioxyde de carbone du reste de l’air aspirer, et de l’injecter dans le sous sol. Problème, le CO2 n’est présent qu’a hauteur de 0,04% dans l’air ambiant et il faudrait pour réduire les émissions capter des quantité massives d’air ce qui implique des quantités d’autant plus grande d’énergie pour faire fonctionner la machine. Certaines sources affirmes que le coût pourrait aller jusqu’à 1 000 dollars la tonne de CO2 pour le captage et le stockage, ce qui revient de toute façon bien plus cher que de payer une taxe quelconque pour pouvoir l’émettre.

CALCUL ET MORALE

Revenons à William Nordhaus. Ce qui lui est reproché, ce n’est pas d’avoir calculé le coût du réchauffement climatique ou de l’inaction, mais de préconiser un réchauffement optimal, le meilleur réchauffement possible d’un point de vue économique. C’est-à-dire de conseiller une température rentable à laquelle faire cuire la biosphère en la plongeant dans les eaux glacées du calcul égoïste.

Une autre séquence historique nous rappelle la façon dont l’économie se saisie avec un tel cynisme de questions éthiques. De ce qui ne la regarde pas. C’est celle du débat sur l’abolition de l’esclavage [7]. Au débat éthique ouvert en 1748 par Montesquieu dans l’Esprit des Lois vient très rapidement succéder un débat sur l’intérêt économique de l’esclavage ou de son abolition. C’est Dupont de Nemours qui dans son article Observations importantes sur l’esclavage des nègres en 1771 entreprend pour la première fois de démontrer l’intérêt économique de l’abolition de l’esclavage. Pour lui l’embauche d’une main d’oeuvre libre est dans l’intérêt des planteurs tant son coût est inférieur à celui de la main d’oeuvre servile. Dupont de Nemours cherche ici à attaquer scientifiquement ceux qui prétendent que l’agriculture coloniale ne pourrait survivre à la fin de l’esclavage. Il prend alors en compte dans ses calculs une multitude de facteurs, comme le prix d’achat de l’esclave, la mortalité, le coût de la répression, de la discipline et du marronnage ou encore la dégradation de l’ « outil » par manque de soin, qu’il met en comparaison avec l’hypothèse du salariat des anciens esclaves.

Par la suite, les calculateurs esclavagiste chercheront à le contredire et à étayer scientifiquement leur position et le calcul deviendra un aspect incontournable de la question voulant démontrer l’absurdité économique de l’esclavage ou de son abolition. A tel point que la question éthique, celle de l’asservissement d’hommes par d’autres hommes, laissera la place à un débat d’expert sur la rentabilité du « nègre » ou du salarié.

Mais comment calcule-t-on au juste le coût de l’homo œconomicus et de l’homo servilus afin de les comparer ? La encore les calculs, comme ceux de Nordhaus deux siècles plus tard, sont hasardeux. Faut-il prendre en compte le coût du maintien de l’ordre nécessaire pour prévenir la révolte d’esclave ? Faut-il comparer le coût du travail en métropole à celui dans les colonies. Des ouvriers européens accepteraient-ils d’émigrer dans les colonies pour effectuer le même travail ? Les économistes sont en désaccord, si bien que certains anti-esclavagistes conclut plutôt à la rentabilité de l’esclavage.

Un tel débat, qui s’éloigne à ce point d’une question aussi éthique, rappelle étrangement la situation actuelle. Où une petite clique de calculateurs palabrent sur la fin du monde en s’opposant sur des comptes d’apothicaires.

PLUS D’ESPOIR MAIS DES ESPOIRS

Ce que dit le rapport du GIEC est clair : il n’y a plus d’espoir. Le carbone rejeté dans l’atmosphère ne va disparaître et les espèces disparus ne reviendront pas. Il est possible que dans les années à venir nous emmenions nos enfants dans les allées climatisée du Muséum d’histoire naturelle admirer des animaux empaillés que nous avions pu observer dans notre jeunesse. Il va falloir apprendre à vivre avec.

Il ne s’agit pas simplement de combattre ce monde et ses militants de l’économie mais aussi l’optimisme technicien qui prétend le sauver. En pariant sur la géo ingénierie, la désextinction (la résurrection d’espèces éteintes etpar le clonage) ou la gestion cyber-rationalisée de la société par le réseau [8], les docteurs Folamour nous précipitent vers l’abîme en voulant sauver un système sur le point d’imploser.

Mais si il n’y a plus d’espoir il y a pourtant des espoirs. Fin octobre plus de 6 500 personnes se réunirent en Allemagne à Hambach pour bloquer durant quelques heures les rails de chemins de fer reliant une mine charbon à sa centrale thermique. Des milliers de personnes dormirent sur les rails empêchant de fait l’alimentation de la centrale, et quelques centaines y passèrent plus de 24 heures. Ce qui est voué au naufrage ce n’est pas le monde, mais un monde.

Antoine Costa vient de publier La Nature comme marchandise aux éditions Le monde à l’envers.

[2Climat : William Nordhaus est-il bien sérieux ?, Alternatives économiques, novembre 2018 et Antonin Pottier, Comment les économistes réchauffent la planète ?, Seuil Anthropocène, 2016

[3Harald Welzer, Les Guerres du Climat, Gallimard, 2009

[4Comment contenir le réchauffement climatique à 1,5°C, Antoine de Ravignan, Alternatives économiques novembre 2018 et Ce qu’il faut retenir du rapport du GIEC sur la hausse globale des températures 8/11/18, Le Monde.

[5

Climat : « Il est parfaitement illusoire de demeurer sous le seuil des 1,5 °C »13/10/18, Le monde

[6Climat, le pari des émissions négatives, Le Monde, 2/11/18

[7Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Calcul et morale, coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (XVIII et XIXsiècle), Albin Michel, 2015

[8Dubey et De Jauvancourt, Mauvais temps, anthropocène et numérisation du monde, éditions Dehors, 2018

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