Changer d’avenir ? Poisson d’Avril !

À propos du dernier ouvrage des Économistes Atterrés
Par Jacques Fradin

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#99, le 3 avril 2017

Il y a bien sûr les économistes au pouvoir mais il y a aussi ceux de gauche, critiques, incarnés en France par les Économistes Atterrés. Nous avons demandé à Jacques Fradin de lire leur dernier ouvrage et de nous éclairer sur leur hypothèse centrale : il existerait une bonne économie.

La direction critique retenue

L’avenir réside-t-il toujours dans l’économie ?
Dans une bonne, une meilleure économie ?
Dans une économie plus, ou enfin, humaine ?
Ou dans une économie sociale et solidaire ?
Dans une économie régulée (on ne dit plus : dirigée), voire, de nouveau, planifiée, avec, par exemple une planification écologique ? Ou une planification « démocratique » ?
Est-il vraiment possible de « contrôler » l’économie ?
De remettre la politique au-dessus de l’économie ? De réhabiliter la politique, sans tenir compte de la dissolution économique de cette politique, sans tenir compte de la structure autoritaire de l’économie ou de la structure despotique de l’Europe économique (« le grand marché ») ?

Le mirage de l’Europe sociale n’est-il pas un fantasme pour les assoiffés de l’espérance ?
Ne faut-il pas, plutôt, révolutionner la politique ?
Démocratiser « la démocratie », démocratiser notre démocratie présente, censitaire et bridée, la démocratie de marché ?
Avant que de proposer des réformes économiques, aussi ambitieuses soient-elles ?
L’avenir est-il la propriété des experts économistes ?
Ou, pour révolutionner l’économie, non pas la réformer ou l’améliorer, ne faut-il pas déjà, et avant toute chose, se placer au côté des luttes, des rébellions, des émeutes ?
Entendre ce que chantent les émeutes.
Annihiler « le marché » et les institutions autoritaires de ce marché ; comme la Commission Européenne, l’agent de police du grand marché unifié.
Subvertir, puis destituer, les réseaux oligarchiques, monétaires, bancaires et financiers ; briser l’Euro, détruire les banques centrales et, en particulier, la Banque Centrale Européenne, détruire les banques.

Mais une si radicale perspective n’est évidemment pas « réaliste » !
Et nos Économistes Atterrés, étant des économistes, même critiques, étant des anti-experts encore très experts, ne peuvent abandonner le « réalisme », l’idée d’être entendus ou, au moins, d’être audibles.

Comme nous allons nous limiter à quelques pages, nous nous centrerons sur la seule question, mais préliminaire, des « productions acceptables ».
Ce que l’économie nomme « valeurs d’usage » ou « biens ». Et les biens c’est bien !

Pourquoi certains types de biens sont-ils produits ?
Prenons comme exemples illustratifs le nucléaire, les OGM ou la pharmacochimie.
Doit-on radicalement interdire la production de certains types de « biens » : sortir du nucléaire, mais aussi bien du chimique, ou de l’invasion par les magasins de fringues honteuses – les fringues produites dans des conditions honteuses – organiser des boycotts généralisés ?

Pourquoi annihiler le marché ?
Le marché avec ses « choix » biaisés, truqués, manipulés ; et de toute façon bien postérieurs aux « choix » décisifs et préalables des techniques ou des productions.
Pourquoi l’énergie électrique nucléaire (imposée à tous) ? Pourquoi les chimiothérapies ou les pharmacopées chimiques (prescrites par ordonnance) ? Pourquoi internet (obligatoire) et les ordinateurs ? Pourquoi ne pas interdire la publicité ? Qu’est-ce que le système Wal-Mart ? Etc.
Comment remettre à plat la structure technique, industrielle et commerciale, et, donc, celle des emplois et des revenus ?

Nous développerons ces interrogations en deux parties.
Une première partie simplifiée, pour permettre de comprendre ce que recèle la notion économique de « valeur d’usage ».
Une deuxième partie, plus analytique, pour commencer à pénétrer les arcanes de « la valeur » ; mais ici uniquement par le côté « valeur d’usage », les productions supposées utiles.

Mais, nous l’avons dit, comme nous ne disposons pas de beaucoup d’espace, nous demandons au lecteur de compléter les exemples proposés, en nombre nécessairement limité, de les compléter par d’autres exemples tirés de son expérience militante. Il faut s’inspirer, ici, dans la critique de l’économie, plus qu’ailleurs, du modèle du théâtre participatif où « acteurs » et « spectateurs » deviennent tous des « auteurs », poussés à réécrire la pièce convenue.
Car la critique de l’économie ne peut se faire que de manière politique, éthique, militante, engagée. Par la manifestation, le boycott, l’émeute et, si possible, le soulèvement (contre le despotisme économique).
Il ne saurait être question de programmes alternatifs pour une économie alternative ; il ne peut être question que de révolte, de résistance décidée, contre le despotisme et ses experts économistes, contre la SECTE des économistes, se disent-ils, parfois, « atterrés ».

Abolir la valeur d’usage

Démocratiser l’économie.

Nous devons partir de la lutte.
Nous devons partir des actions d’opposition : Bure, la ZAD (de NDDL), Sivens (la bataille du Testet), les actions contre les centrales éoliennes, les actions plus générales contre le nucléaire, le démontage des McDo (même si cela semble passé de mode), les fauchages d’OGM, la dénonciation des laboratoires quasi-militaires de chimie génétique, etc. (Nous laissons au lecteur engagé le soin d’élargir cette liste.)
Différentes et nombreuses actions micropolitiques, souvent épinglées, taxées d’être « contre le progrès ».
Mais que nous montrent ces actions de rébellion ?
Que les biens sont imposés, prescrits. Ce pourquoi il faut réécrire le texte des utilités.
Que la lutte contre ces ordonnances (ah ! LINKY le joli !) est une lutte politique ; jamais un « choix de consommation ».

Dans la liste précédente des luttes (à élargir le plus possible) transparaît une liste de biens mis en cause et refusés.
Par exemple ce qui tourne autour du nucléaire.
Il suffit de démonter imaginairement une centrale nucléaire et ses appendices, pour voir apparaître un catalogue énorme de biens collés au nucléaire, n’ayant de sens que pour ce nucléaire ou pour la dite production nationale souveraine d’électricité. Souveraine, mais, et l’uranium ? Et qui ne sait que ces centrales sont des sous-produits de la production des biens essentiels, les biens militaires, les bombes nucléaires.
Rajoutons quelques éléments dans cette veine (le lecteur complétera selon son humeur).
Les sous-marins nucléaires, les porte-avions nucléaires et tous les petits réacteurs nucléaires “portables”, style moteurs de tondeuses nucléaires, tous les réacteurs disséminés dans l’espace.
Choix du consommateur ?
Et impossible de dire qu’il s’agit d’exceptions ; plutôt des contre-exemples ! Regardons le budget militaire américain et son rôle économique (direct et indirect).
La même chose, mais moins frappante quoique bien documentée, pourrait être dite à propos de « la chimie », ce fleuron de la modernité : agrochimie, pharmacochimie, que serait la médecine sans la chimie ?
Les multinationales de la chimie agroindustrielle ou pharmaceutique, les deux se recoupent, font partie du club select des maîtres du monde. Qu’est-ce que « la lutte contre le cancer » à partir de la chimiothérapie, sinon un prolongement de la guerre des gaz, de l’ypérite dont on célèbre le centenaire ?

Alors de quoi parle-t-on lorsque l’on parle de valeurs d’usage, de biens (qui font du bien), d’utilités (censées ne pas être inutiles !) ?
De quoi parle-t-on lorsqu’on dégaine à tout va les fameux « choix du consommateur » ? Lorsque l’on verse des larmes de tendresse sur la démocratie de marché ?
Des « choix » de consommateur indépendant, autonome, sur un supposé marché libre ?
Alors que les biens font l’objet d’une lutte froide pour qu’ils soient ordonnés (comme des alicaments sur ordonnance médicale ou politique).
Alors que publicité, marketing et toutes sortes de lobbyings jouent dans des coulisses obscures.

Comment ne pas voir que le grand problème, aujourd’hui, est celui de la mise en cause des biens imposés et, donc, de fil en aiguille, des productions, des industries et des emplois.
Pourquoi faut-il se battre pour refuser tel « bien » imposé ?
Pourquoi ne suffit-il pas de « voter » (mais ce vote est censitaire quand même !), de voter sur un marché (comme disent les économistes) ? Comment ne pas acheter du LINKY (nous aimons beaucoup cette smart machine) ?

Qu’est-ce qu’un « boulot de merde » ?
Ce qui produit de la merde ou des biens merdiques. Ou ce qui permet d’écouler de tels biens (les magasins de fringues honteuses et leurs employés fascinés).
Qu’est-ce qui définit un bien merdique ?
Pas simplement le fait que ce bien soit produit dans des conditions de merde (dumping social !) ; mais surtout qu’il est imposé par un déluge de propagande.
Le marketing est le premier réservoir des boulots de merde.
Que tout « avenir changé » doit vider ! Disons même « curer » !
Nous connaissons une forme généralisée de la loi de Gresham : les biens merdiques chassent de l’univers toute forme possible d’autoconstitution de soi comme personne autonome.
Les boutiques de fringues honteuses chassent les librairies.
Alors même que les vendeurs de ces fringues sont traités comme des esclaves ; mais des esclaves heureux nageant dans le bonheur frivole de la consommation de masse.
(Encore une fois nous laissons le lecteur compléter ces exemples.)

Qu’est-ce alors que la démocratie radicale ?
D’abord la possibilité d’effectuer des « choix » en AMONT de la production ou du marché.
Retirer « le choix » aux groupements politiques (même supposés être « représentatifs »), aux groupements industriels, scientifiques, médicaux, pharmaceutiques.
Bref déserter l’économie !
Remettre à plat les biens, les productions, les emplois : voilà ce qu’exige, d’abord, la dite planification écologique.
Qu’accepte-t-on de produire ?
Pourquoi travailler dans le nucléaire ? Comme ingénieur, technicien – non pas comme esclave temporaire des chantiers innommables ?
Pourquoi un tel « emploi » n’engagerait-il pas une responsabilité politique, éthique ? La responsabilité de participer à une œuvre mortelle, mortelle physiquement, politiquement (la sécurité nucléaire et son secret militaire), éthiquement. Accepter de participer aux campagnes pour imposer (par le mensonge, la menace, toujours le petit LINKY) des gadgets démilitarisés, mais qui n’ont d’abord été conçus que pour des objectifs militaires ou policiers – la liste est trop longue : radio, ordinateurs, avions, moteurs puissants, l’apport décisif de la guerre au progrès, place au lecteur pour compléter – accepter de participer à « la progression du progrès » (technique, industriel, chimique) engage une lourde responsabilité traitée sans conscience.

[Nous renvoyons ici à la série sur "La Conspiration - Brève histoire du génie et des ingénieurs.]

Il est plus que temps de condamner la vieille morale bourgeoise et autoritaire du travail, de la valeur du travail.
Il n’est pas de sot métier, il n’y a que de sottes gens.
Mais les boulots de merde qui produisent ou vendent des merdes sont légions – il faudra bien anéantir ces légions : vive le chômage éthique de masse, militons pour l’introduction d’un droit de refus aux boulots merdiques (c’est à cela que devrait servir le fameux revenu universel : garantir le « choix » éthique, écologique, politique de ne pas participer à l’œuvre de la modernisation qui se modernise sans cesse, à reculons).

Qu’est-ce donc que la démocratie radicale ?
La possibilité de dire : telles activités de production ne doivent pas, ou plus, avoir lieu.
Telles productions doivent être abandonnées. Tels secteurs d’emploi doivent être vidés ou vidangés. Telles techniques sont absolument irrecevables : nucléaires, chimiques, nano, génétiques, informatiques, mais également psychologiques ou politiques.
Interdire la publicité est le premier acte révolutionnaire.
Qui entre en concurrence avec l’abolition de la politique professionnelle (pour faire « réaliste » interdiction d’exercer deux mandats de suite, à quelque niveau que ce soit – le problème n’est pas celui du cumul de divers mandats en même temps, mais celui du cumul des mandats dans le temps).
Et comment se fera « le choix » ?
Certainement pas par le marché !
Car nous sommes déterminés bien avant le marché ! Et ce marché est une institution despotique et non démocratique (c’est une institution de mécanisation de la vie), une institution censitaire, oligarchique ; tout ce que l’on croyait dépassé (par le progrès éthique de la démocratie !) revient en boomerang pour fracasser les avenirs à changer !
Le choix ne peut se faire que par le plus gigantesque débat, qu’en révolutionnant les chemins de l’avenir.
Changer d’avenir n’est pas changer, de manière « réaliste », quelques rouages ou quelques engrenages de l’économie.
C’est changer de méthode.
Commencer par répudier le marché au profit du débat généralisé.
Casser les machineries du despotisme.
Mettre les entreprises, les instituts de recherche, les médecins, tout ce qui compose l’ordre productif imposé, tout mettre en question.
Étendre la vieille question de la démocratisation des entreprises.
Tout mettre en question AVANT, en amont du marché (qui peut disparaître).
Aucune recherche ne sera acceptée AVANT que d’être auscultée démocratiquement.
Aucune « start up » ne sera autorisée AVANT une étude soigneuse de l’impact (potentiel) de ses avancées.
Toute décision sera antérieure et non pas postérieure (comme la fameuse « validation sociale » par le marché, comme le fameux « jugement du marché »).
Toute décision sera démocratique, politique, éthique. Et non pas censitaire, oligarchique ou secrète.

Il n’y a pas de valeur d’usage sans valeur d’échange

Voilà un principe économique à abolir.

Qui implique l’abolition de l’économie.

Ce que l’on est en train de décrire ou de formaliser sous l’appellation de « valeur d’usage », utilité, bien, ensemble des biens, espace des biens, n’est rien d’autre que l’ombre portée du système politique (et même policier, de police) de stratification, de classement, de hiérarchie, n’est rien d’autre que la projection de l’ordre oligarchique du despotisme.
Projection, comme on dit qu’une armée est « projetée », autant macropolitique, l’ensemble des biens est décomposé en blocs soigneusement séparés, l’ensemble n’est ni continu ni homogène, que micropolitique, il y a une politique des biens et par les biens, en place « du bien », qui peut atteindre une sophistication extrême, comme le marketing de niche ou la différenciation pseudo-individualisée, pour permettre la constitution de « tribus » avec leurs signes totémiques délivrés par le marketing.
Mais la consommation marchande est toujours un signe de désespoir.
Celui de l’espoir bafoué résultant de la pulvérisation de toute amitié (non intéressée), de toute rencontre (non tarifée), de toute surprise (non organisée par une entreprise spécialisée – par exemple dans l’organisation des fêtes !).
La consommation est l’effet de la mécanisation des humains au moyen d’ersatz contrôlables d’amitié, de rencontre et finalement d’amour. Mais toujours la politique repose sur la manipulation de l’amour. Ce depuis les plus anciennes théocraties.

La question, de nouveau soulevée, des choses « véritablement utiles », ou celle de « l’utilité sociale », voire de « l’écologiquement utile » (respectueux), est toujours une question éthique politique.
C’est la question politique de la remise en cause de l’ordre oligarchique, avec sa stratification sociale-politique des biens. Appareils militaires ou démilitarisés, biens de luxe avec leurs magasins réservés, œuvres d’art marchandisées, bien de consommation supérieurs (le bio), etc. Une fine différenciation sociale.
Sortir de la société de consommation (rappelons que cela est à l’ordre du jour depuis 68), de cette société pour laquelle la consommation est un détournement et une capture de force – répétons-le : il y a consommation parce tout est interdit ou que tout ne peut se faire qu’en payant – implique de « retourner le détournement », de « changer d’avenir », d’imaginer une nouvelle combinaison de forces, de rencontres, de surprises, d’amour, orientée vers des œuvres plutôt que des produits, des œuvres sans produits (des moyens sans fin).
Faites de la musique. Mais hors des étranglements des fêtes de la musique.

Il est une hypothèse de l’économie qui à la fois tente de faire passer l’économie pour une démocratie (d’échangistes ou de consommateurs) et aussi permet de contourner, mais fantasmatiquement, bien des questions.
Cette hypothèse énonce : il existe un ensemble unifié, unique, de biens, un ensemble non stratifié, dans lequel tous peuvent choisir, en fonction de leur revenu ; et il existe un ensemble unifié, unique, de consommateurs, les différences de revenu ne mettant pas en cause cette unicité (du grand marché unifié).
D’où, cela dit en passant, la préemption libérale économique du revenu universel, qui devrait permettre à tous d’être intégrés au grand marché et de savourer les joies de la consommation.
Les deux éléments de l’hypothèse précédente, qui postulent l’unité du royaume économique, ces deux éléments sont idéologiques au sens fort de « performatifs », indiquant les lignes d’une politique économique (intégration aux circuits monétaires).
Mais il n’existe pas d’ensemble unifié des biens.
Et malgré les tentatives politiques du néolibéralisme, l’unification est impossible.
L’ensemble des biens est définitivement stratifié en sous-ensembles complètement séparés : biens militaires, biens de luxe, biens de production, etc.
Et il faut faire l’hypothèse des magasins réservés.
Il n’existe pas d’ensemble des consommateurs unifié (hypothèse de classification nécessaire pour expliquer l’évaluation monétaire).
Cet ensemble des consommateurs est aussi stratifié, décomposé en blocs, que celui des biens. Avec des blocs qui ne communiquent pas entre eux, sauf imaginairement, par Gala interposé.
Il n’y a pas de monde unifié : coexistent mal, et en guerre froide, plusieurs monde (que l’économie, comme régime politique, tente d’unifier, par toutes ses machinations).
La question de l’économie est immédiatement une question politique.

Dans le capitalisme, en économie, l’utile est exprimé par le prix, par la valeur monétaire, comme utilité socialement révélée.
Il n’y a du reste pas d’autre moyen de connaître économiquement l’utilité que de se référer au prix (cercle vicieux de l’utilité révélée).
Ce prix, lui-même, n’est que la manifestation de la hiérarchie ou de la pyramide des revenus. Les prix sont des indicateurs de répartition et, donc, de l’inégalité (inégalité au fondement de l’économie : en économie tous les hommes sont inégaux).
Les prix sont des reflets de la structure inégalitaire qui doit être posée comme le point de départ analytique (ou axiomatique).
Cette détermination sociale politique, de l’ensemble de l’économie par (l’inégalité de) la richesse, ne peut jamais être récupérée.
Et cette structuration irrécupérable conditionne l’ensemble des productions, des recherches techniques ou scientifiques, etc., qui deviennent ainsi également irrécupérables.
Le grand problème de la récupération des techniques ou de l’usage de ces techniques (pour un “autre capitalisme” ou pour une économie alternative) se termine en impasse. En impossibilité radicale.
Le « réalisme » est alors toujours nécessairement une forme d’adaptation ou de conformisme.

Reposons le problème dans les termes simplifiés de la première section :
A-t-on besoin d’armes nucléaires ? A-t-on besoin de châteaux ou de gentilhommières ? Ou de résidences de luxe à Saint Tropez ? A-t-on besoin de Ferrari ou de Maserati ? Ou de politiciens pilotes de course ?
Si l’on suit bien la chaîne des déterminations : structure de l’inégalité > prix > biens ou utilités ou techniques (réalisées), on s’aperçoit que les biens et les techniques, le système de production, sont déformés originellement par la hiérarchie de la domination.
Non seulement il n’y a pas de « technique neutre » (indépendante des contraintes politico-économiques), mais il est impossible de « retourner » l’utilité sociale économique (capitaliste) en « véritable utilité ».
Cette « véritable utilité » restant un mirage tant qu’une démocratisation radicale de l’économie n’est pas intervenue (écrasant les inégalités) depuis un assez long moment.

Dans tous les cas le problème est, de fil en aiguille :

(1) Celui de la refonte tabula rasa du système productif (ne pas recommencer l’errance ou l’erreur léniniste de la mise au service de la révolution des dernières trouvailles de la dictature managériale !) ;
(2) Celui de la destruction des hiérarchies de richesse ou des oligarchies économiques ;
(3) Celui de la destitution des hiérarchies de pouvoir.
Avec le sens causal (3) > (2) > (1).

En termes archéo-marxistes, mais de manière totalement renouvelée, nous avons traité de « la contradiction première » du capitalisme, à savoir de la contradiction entre valeur d’usage, les biens et leur utilité, et valeur d’échange, les marchandises et leur prix [1].
Posons le problème de cette fameuse contradiction en termes actualisés.
Et donc entièrement différents des termes du fameux problème smithien de l’eau et du diamant, le problème retravaillé par Marx.
Posons que l’éducation des enfants en bas âge (les 5 premières années cruciales selon la psychanalyse) est du ressort de “spécialistes“ très spéciaux !
Chacun sait que cette éducation a une utilité considérable.
Et pourtant, elle peut ne pas être rémunérée ; par exemple si elle consiste en une « auto-consommation », si elle est effectuée directement au sein de la cellule familiale ou indirectement par des “bénévoles”.
Voilà une valeur d’usage à laquelle on peut attribuer (subjectivement) une forte utilité, mais qui ne correspond à aucune valeur d’échange, à aucun salaire, à aucune vente, à aucune « hétéro-production », à aucune valeur objectivement validée.
À l’envers, si la cellule familiale d’éducation « salarie » une nounou ou une aide-familiale, etc., c’est-à-dire embauche quelqu’un d’extérieur à la cellule familiale, alors il y aura rémunération, payement, évaluation de l’éducation liée au passage de l’auto-éducation à l’hétéro-éducation.
Dira-t-on que cette rémunération « révèle » l’utilité de l’éducation ?
La chose est à la fois absurde et économiquement satisfaisante.
Se retrouve en coup de poing la question de l’inégalité.
En suivant la logique économique de la révélation de l’utilité par les prix, on voit bien que l’éducation des pauvres (qui ne peuvent se payer de nounou) ne « vaut rien ».
C’est la fameuse question du prix de la vie, qui est derrière toutes les questions économiques.
En continuant un peu, on sait qu’une telle hétéro-production (révélatrice de l’utilité) n’est possible, il n’est possible d’employer une aide, que si la dépense occasionnée n’est pas trop importante, relativement au revenu. Systématiquement, donc, l’utilité sera sous-évaluée.
Les salaires versés pour cette aide étant, de plus, fonction du revenu, il est de nouveau évident que l’éducation des riches rejetons « vaut beaucoup plus » que celle des misérables.
On connaît bien ce raisonnement qui conduit à « conseiller » aux riches occidentaux de déposer leurs déchets, surtout les toxiques, dans les poubelles africaines.

De nouveau le plus ancien paradoxe (érigé en contradiction) : une forte valeur d’usage, mais estimée subjectivement ou individuellement, correspond à une faible, voire très faible, valeur d’échange, déterminée objectivement ou socialement.
Peut-on, du reste, parler de « forte valeur d’usage » ? Économiquement cela n’a pas de sens : les pauvres ne valent rien, leur valeur subjective (ou humaine ou tout ce que l’on veut) est nulle puisque non reconnue socialement. Il n’y a pas à aller plus loin.
Comment s’établit alors le lien entre valeur d’usage et valeur d’échange ?
Que veut dire « forte valeur d’usage » ?
Ces utilités subjectives peuvent-elles être évaluées et mesurées indépendamment des prix objectifs ? C’est-à-dire autrement que par le prix ?
Si nous supposons bien que l’utilité est subjective que veut dire évaluation de cette utilité ?
Y a-t-il mesure de l’utilité ? Ou, pour restreindre la question, y a-t-il un classement ou un ordre des utilités ou des biens ?
Peut-on inventer une mesure objective ou définir un classement objectif de cette utilité subjective ? Et comment, surtout si l’on n’oublie pas que “objectif” veut dire “social”, collectif.
Comment obtenir un accord collectif sur le classement ou la mesure des utilités ?
Sans poser, comme la dogmatique économique néoclassique, des axiomes abracadabrantesques sur l’individu représentatif ou sur les « choix collectifs » [2].
Pourquoi la valeur d’échange n’a-t-elle aucun rapport avec une évaluation (mais une évaluation subjective, donc impossible, ou objectivée, donc absurde – voir les axiomes néoclassiques présentés de manière organisée par A. K. Sen), avec une mesure des valeurs d’usage ou de l’utilité ?
Si la valeur d’échange, le prix, est l’expression, la révélation d’une sorte de valeur d’usage sociale ou collective, pourquoi apparaît-il nécessaire de continuer à jouer avec DEUX mesures si différentes ?
Pourquoi l’expression sociale par les prix des utilités sociales, subjectivement ressenties, apparaît-elle toujours comme une énorme tromperie ?
Nous retrouvons la question du despotisme économique, sous la forme de l’imposition, de l’obligation d’accepter une certaine mesure (monétaire) comme la seule acceptable ou reconnue – suite à une longue guerre interminable.

Sortons alors du registre préconçu de l’analyse économique.
Abordons directement la question de fond, grimée et grimaçante, cachée sous le masque de l’opposition ou de la contradiction entre valeur d’usage et valeur d’échange, ou entre travail utile (travail concret) et travail salarié ou rémunéré (travail abstrait).
A priori, on nommera valeur d’usage l’effet concret de toute production y compris des auto-productions, comme le bricolage indispensable pour entretenir sa maison, ceci étant pris au sens le plus large possible de toute activité matérielle, immatérielle, manuelle, intellectuelle, y compris la sieste (réparatrice), le tractage lors d’une foire, les discussions de bistrot, le travail d’accouchement (spécifiquement féminin), etc., etc., c’est-à-dire TOUT, toute activité, sportive ou de loisir, politique ou scientifique, amoureuse ou artistique, encore etc.
Bien entendu, et c’est là que tout commence (pour l’économie), ce fameux tout est classifié, hiérarchisé, voire moralisé.
Faire du sport, dépenser beaucoup d’énergie calorique, est plus « valorisé » que faire la sieste ou que se saouler solitairement.
Il existe donc des hiérarchies de valeur concurrentes.
Chacun ne reconnaît pas l’activité d’autrui de la même manière.
Ou pour contredire Ricardo : chacun ne sait pas ce que « vaut » l’activité d’autrui.
Participer à la fête de la musique, faire de la musique « pour un public », sera plus « valorisé » que participer à un braquage de banque. Mais, participer à un détournement en bande de fonds publics (frauder le fisc, par exemple en utilisant des paradis bancaires) sera plus « valorisé » qu’essayer d’expliquer les bases de la physique quantique (ou de l’économie de la corruption).
S’introduit une valorisation, un classement moral des valeurs d’usage ou des activités utiles.
Et, nous l’avons dit, il y a des conflits entre des systèmes ou des morales de valorisation ; il y a des hiérarchies de valeur en opposition.

On pourrait imaginer, mais cela reste imaginaire, une sorte de débat généralisé pour effectuer démocratiquement un classement collectif.
Nous avons nommé cela démocratie radicale.
Qui traite des sujets suivants : Qu’est-ce qui importe ? Qu’est-ce qui est secondaire ? Etc.
D’où pourrait résulter un ordre collectif qui classe les valeurs d’usage ou les activités concrètes.
Qui affecte un nombre, une mesure à ces utilités collectives. Disons une liste, un classement.
Au premier choix collectif on affecte un nombre comme 1, au second un autre nombre comme 2, etc.

Inutile d’aller plus loin dans cet imaginaire, dans « ce délire », qui pourrait affecter à la sieste une valeur supérieure à toutes les autres !
Car il n’y a jamais eu de tel débat démocratique qui aurait décidé ce qu’il est important de faire et encore plus important de ne pas faire.
Nous héritons d’un classement qui nous est tombé dessus.
Présentons cela sous forme d’une légende.

Il y a longtemps, une grande guerre s’est déroulée. Une grande guerre qui ne s’est jamais terminée ; comme dans les romans de science-fiction où une guerre infinie se réactive sans cesse.
L’effet de cette guerre interminable, son produit, a été d’imposer un classement universel des valeurs, une hiérarchie qui s’impose à tous.
Certaines activités, comme faire la guerre justement, ont été survalorisées et se sont imposées socialement comme prééminentes.
Pour rendre durable cette hiérarchie des choix, un système d’échange ou de circulation a été instauré.
Le chevalier combattant a imposé l’échange de ses services (de sécurité ou de protection), l’a imposé manu militari, contre d’autres services : participer à la construction du château où loge le chevalier, participer à l’entretien des étables et des chevaux, couper du bois pour les cheminées du château, tisser des tapisseries pour rendre plus confortable la vie du chevalier lorsqu’il est au château, etc. Échange de protection contre la corvée.
Ce qui n’est rien d’autre que l’effectuation de la hiérarchie imposée par la guerre.
On peut même imaginer que des registres de comptes sont établis ; sans doute à sens unique, uniquement pour les devoirs des manants ; les services supérieurs rendus par les seigneurs sont tellement supérieurs qu’ils ne pourront jamais être remboursés ; les serfs sont endettés pour toute leur vie et pour toute la vie de leurs descendants.
Petit à petit, le temps passant, s’impose une grande classification, traditionnelle et patrimoniale ; entre des activités principales et des activités subordonnées.
Ce système se propulse dans l’histoire comme le cadre même de la vie sociale.
Des usuriers, puis des banquiers peuvent se greffer sur le système hiérarchique. Pour financer les guerres, par exemple. Et comme grands financiers des guerres permanentes, ces financiers seront cooptés dans les cours (ainsi le royaume de la Belle France devint-il le royaume italien des Médicis).
Arrive ce que l’on nomme capitalisme. Mais sur une base organique déjà établie, avec un ordre déjà imposé. Le capitalisme est essentiellement un ordre financier, comme le montre le grand problème d’Adam Smith de savoir comment financer une grande flotte de guerre, de savoir comment trouver « une assiette » suffisante pour rembourser les prêts (cette « assiette » se nommant « richesse nationale »).
Alors, ce que l’on nomme biens est un ensemble préalablement stratifié.
Tous les biens ne sont pas équivalents.
La mise en classes d’équivalence, la mesure, l’évaluation s’effectue par blocs fermés.
Selon une hiérarchie entre des biens vraiment utiles, ceux nécessaires à la guerre et imposés à tous, des biens simplement utiles au maintien de l’ordre guerrier, puis des biens peu utiles voire inutiles, les biens de consommation courante.
Et cette hiérarchie des biens ne résulte d’aucun choix sur un marché ou d’aucun débat démocratique.
La reconnaissance sociale, certains biens sont plus appréciés que d’autres, est toujours une reconnaissance forcée, imposée, contrainte.
Le mythe de la souveraineté du consommateur s’écrase devant la forme hiérarchisée, finalement censitaire.
Et si l’économie est une démocratie, c’est une démocratie censitaire fondée sur l’inégalité résultant d’une guerre d’asservissement.

Changer d’avenir, c’est d’abord faire face au passé.
La tâche est ensuite de remettre le système censitaire autoritaire à plat.
Et pour employer les anciennes séparations : changer d’avenir exige de sortir de l’économie ; sortir de l’économie n’étant pas une question économique, et encore moins technique, ce n’est pas la question de la récupération ou de l’usage, c’est le problème éthique politique de la démocratisation ou de la destitution du despotisme économique (instauré en tradition).
Changer d’avenir sans changer de passé, est-ce possible ?

ANNEXE

commentaire d’un tout petit extrait de l’ouvrage Changer d’Avenir.

Soit un court texte extrait de la section : un revenu de base inconditionnel est-il souhaitable ?

« Une activité productrice d’utilité, de valeur d’usage, n’est pas automatiquement productrice de valeur au sens économique, c’est-à-dire monétaire.
Pour que cette transformation de l’une à l’autre s’effectue, il faut impérativement une validation sociale de l’activité.
Et la validation venant de la société n’existe que sous deux formes, soit par le marché pour le travail produisant des marchandises, soit par décision politique pour le travail produisant des services non marchands.
En d’autres termes, la société n’étant pas une simple somme d’individus, l’auto-validation d’une activité par l’individu la menant n’a strictement aucun sens. »

Voilà, clairement résumée, la relation (la contradiction) entre la valeur d’usage (l’utilité) et la valeur d’échange (le prix monétaire).
Cette relation (ou contradiction) peut être posée comme un élément définitionnel (possible) de l’économie, économie ici envisagée en son mode économie mixte.
Mais cette relation, qui peut être posée comme un élément caractéristique de la structure économique, n’est que seconde, dérivée d’autres éléments ou d’autres relation (comme la colonisation interne, l’accumulation primitive permanente, et comme nous l’avons explicité dans les deux sections précédentes).

Décomposons le petit texte.

Le centre de l’économie se tient dans la valeur (d’échange), dans l’évaluation monétaire et l’enregistrement comptable.
À strictement parler, du reste, le terme de valeur (de mesure) n’est approprié que pour la valeur d’échange, le prix monétaire. L’utilisation de la terminologie valeur d’usage relève plus de la piété traditionnaliste que de tout autre chose. Cette terminologie n’est, cependant, pas problématique si l’on effectue mentalement, à chaque fois que le terme apparaît, la traduction : valeur d’usage = bien = utilité. La question de la mesure de la « valeur d’usage » se révèle alors immédiatement plus complexe. Notons que ces remarques s’appliquent directement à la question du travail et à « la contradiction » travail concret, produisant des biens utiles / travail abstrait salarié générant des flux de revenu. Il est clair que l’idée de « travail concret » (ou vivant), travail utile au singulier, est dépourvue de sens ; autant qu’est dépourvue de sens l’idée d’utilité (subjective ou individuelle) mesurable objectivement. Il n’y a pas plus de comparaison interpersonnelle des utilités individuelles que de comparaison immédiate des travaux concrets particuliers (la fameuse comparaison du travail de l’avocat et du travail du boucher ; contrairement à ce que pensait Ricardo, et Marx à sa suite, personne ne reconnaît le travail d’autrui ; pour le boucher, l’avocat est un bavard de bistrot ; pour l’avocat, le boucher est… un boucher).

Nous avons martelé que la fameuse comparaison interpersonnelle des utilités, des biens ou des travaux concrets, se décidait « au-dessus » des personnes, non pas par une procédure mécanico-démocratique (le marché) ou par une décision politique indéterminée (ou rapportée à un État tutélaire), mais par une guerre de colonisation interminable, guerre que nous nommons mesure ou ensemble des opérations de mesure (l’ambiguïté des termes mathématiques est toujours réjouissante).

L’analyse attentive de l’échec de la théorie néoclassique des utilités collectives (ou des choix collectifs) peut conduire à cette vision antagonistique de l’économie.
Effectivement, de manière réalisée et réaliste, il n’y a pas d’autre mesure de l’utilité que le prix monétaire.
Lorsque l’on dit qu’une valeur d’usage (= un bien supposé utile) ne devient une valeur d’échange (= une marchandise génératrice de revenu monétaire) que si « elle est socialement validée », tout le poids de l’interrogation porte sur « la validation sociale ».
Alors soit cette « validation » est vue comme un jeu dans un parc d’attraction, dans un Disney World, soit elle est envisagée comme « la plus lourde question » (Nietzsche) de la constitution des institutions, de la constitution par la guerre intérieure.

Détaillons un peu.
On peut parfaitement imaginer des valeurs d’usage, des biens utiles, sans aucune valeur monétaire, soit parce que ces biens ne sont pas « vendables », ne sont pas socialement acceptés, soit parce qu’aucune autorité ne les impose comme biens tutélaires à consommation obligatoire.
On peut également imaginer que seuls seront produits des biens « vendables », disons « réclamés », ou des biens « précommandés » – comme les armements ou tout autre chose, qu’une autorité souveraine impose comme consommation obligatoire.
Les biens a priori produits et supposés utiles, mais non vendus ou non préemptés par une autorité, seront de purs déchets.
Tout ce qui n’est pas intégré aux réseaux monétaires est un pur déchet. D’où l’idée louable et humaniste du revenu universel permettant de « recycler les déchets » dans les réseaux monétaires.

Que sont ces purs déchets ?
Disons que leur existence résulte d’une simple erreur, d’une erreur de prévision par exemple.
Ou d’une incapacité, d’une incapacité à se soumettre, à s’intégrer, à entrer dans les circuits de l’économie. Incapacité qui peut prendre de nombreuses formes : incapacité à promettre assez de rétrocommissions, incapacité à exercer un quelconque pouvoir d’influence – ce qui explique, à l’envers, la masse colossale de la publicité, ce qui justifie la science du marketing.
L’économie tourne donc autour de ce qui est valorisé monétairement, mesuré en monnaie, inscrit dans des comptes qui sont des registres d’échanges effectifs ou réalisés.
L’économie tourne autour de l’effectif et du réalisé.
D’où le tropisme des économistes pour le « réalisme ».

Maintenant, sur cette base, la dogmatique économique construit une grande mythologie : celle de la royauté du consommateur ou de la démocratie de marché.
Examinons rapidement cette mythologie.
Les valeurs d’usage, les biens supposés utiles, seraient produits indépendamment de leur (anticipation de) réalisation ou de vente. Il y aurait même un énorme espace de biens utiles en attente, une liste innombrable au catalogue proposé des magasins universels. Et les consommateurs « choisiraient » entre tous ces biens « offerts », comme au pays de Cocagne.
Ces choix a posteriori, en réalisation, seraient suspendus au-dessus d’un océan d’abondance et détermineraient ce qui est « accepté socialement », ce qui est finalement vendable (et réalisé), ce qui est a posteriori valeur d’échange.
En laissant de côté les choix tutélaires de l’autorité.
Cette mythologie économique est reprise dans le texte cité (les Atterrés sont bien des économistes !).
Cette mythologie repose sur l’hypothèse héroïque ou idéologique que les valeurs d’usage, les biens proposés, seraient indépendants des valeurs d’échange ou de leur évaluation par la vente.
Peut-être que les producteurs d’utilités pourraient essayer, et même systématiquement, d’anticiper, d’influencer puis de contraindre si possible la vente ; cela ne changerait en rien le pouvoir final du consommateur d’accepter ou de refuser.
Ou pour le dire en termes très abstraits : les valeurs d’échange, les évaluations comptables, ne détermineraient pas les productions ou les valeurs d’usage, avant même toute mise en vente. Il y aurait effectivement choix de consommation dans un monde reposant sur la liberté de choix.

Nous avons là une sorte de pensée magique, mais surtout idéologique, pour laquelle tout serait possible, dans l’ordre des biens et dans cet espace seulement, tout serait sans contrainte, les consommateurs baignant dans une variante du lac des plaisirs (mais pas une variante à la Jérôme Bosch !).
Alors que la contrainte autoritaire s’exerce doublement (et que nous retrouvons l’esprit de Jérôme Bosch !) :

(a) Seul l’ordre des biens est acceptable et autorisé, c’est dans cet espace uniquement que l’on peut choisir ; l’intégration à l’économie est forcée ;

(b) Comme nous l’avons expliqué dans les sections précédentes, cet ordre structurant des utilités est reçu ; il est constitué préalablement (à tout marché), historiquement, politiquement, socialement ; le consommateur reçoit l’ordre, en hérite ; et cet ordre historiquement constitué s’impose à un personnage à qui il est interdit de « fuir » (de faire sécession), un personnage sans aucun pouvoir, ce que veut dire « consommateur », un pur spectateur passif et mystifié

Nous avons dit qu’il était nécessaire de casser ce mythe du consommateur roi (mais impotent).
Il est nécessaire de voir que le fameux consommateur royal démocrate, libre de choisir, n’est que le descendant des anciens serfs soumis à la corvée.
Et que ce royal personnage ne sera libéré qu’en se libérant du fantasme de la liberté de consommation.
Il ne peut y avoir de liberté qu’en dehors de l’économie (et de son système despotique).
Pour comprendre cela, reprenons l’hypothèse que les biens utiles seraient imaginaires au sens où ils anticiperaient, sans certitude de réalisation, soumis qu’ils sont aux aléas du marché (aléas dus à la liberté de choix), où ils anticiperaient les ventes ou leur transformation en marchandises.
Le problème n’est pas celui des valeurs d’usage spécifiques ou des biens utiles particuliers produits par anticipation (d’un marché).
Avec la question : pourquoi certaines choses sont-elles choisies plutôt que d’autres ?
Pourquoi un smartphone Nokia plutôt qu’un Samsung ?
Le problème est celui de la détermination préalable, historique, politique, sociale, des productions : pourquoi un smartphone ? D’où viennent ces smartphones censés être « plébiscités » ?
Pour comprendre l’ordre des biens, la structuration des utilités, nous devons écrire l’histoire des appareils (des merveilleuses machines), des appareillages, des conscriptions. Une histoire militaire des gadgets démilitarisés (parce que dépassés, du point de vue militaire) est alors essentielle.
Pourquoi y a-t-il choix uniquement entre des smartphones ? Entre des armes de destruction massive, entre des appareils contraints et obligatoires, imposés d’abord pour des « besoins » de domination ?
Il y a un classement préliminaire et antérieur des utilités (vraiment utiles ou sociales), un classement antérieur à tout échange ou à tout marché. Que ce classement soit militaire, technique, social ou politique.
L’ensemble, supposé préalable et donné, des biens ou des productions utiles est configuré avant même que les fameux consommateurs libres ne peuvent choisir.
Comme la démocratie représentative bridée, l’empire de la consommation ne tolère que l’acclamation (ce que l’on nomme « le sens du progrès »).
L’ensemble des biens est d’abord déterminé par les courses aux armements.
Puis il est découpé, morcelé (le diviser pour régner).
Tout consommateur n’a pas accès à tous les biens (cela n’étant, en aucune façon, dû à sa contrainte de revenu). Il y a des joujoux spécifiques pour les généraux. D’autres pour les banquiers. D’autres encore pour les médecins, etc.
Il y a des biens primaires inaccessibles qui déterminent tous les autres.
Il y a des biens secondaires, uniquement accessibles à une nomenklatura, des marqueurs de puissance disponibles uniquement dans les magasins réservés.
Cette structuration hiérarchique des biens est une mesure. Et, comme toute mesure, implique ordre, commandement, ordonnancement et ordonnances.

Changer d’avenir implique d’être capable de rompre avec la détermination historique autoritaire, qui impose une certaine structure des biens, des productions et des techniques.

Changer d’avenir n’implique pas seulement (ou pas du tout) de rendre les biens utiles (comment sont-ils présents ?) disponibles par voie tutélaire, distribués « gratuitement », ou « mis en commun » ou déclarés non vendables, etc. Car cela est encore de l’économie, bien qu’alternative, bien qu’une reprise améliorée de l’économie socialiste (celle imaginée autrefois avec ses collectivisations).
Mais, plus radicalement, changer d’avenir, comme le montre la lutte « écologique », implique d’être capable de remettre en question les techniques, les productions, les biens.
Et de poser systématiquement la question : Que peut-on faire de ce gadget ? Que peut-on faire de cette arme ?
Aucune technique n’est acceptable au seul titre « qu’elle est là », qu’elle a une tradition derrière elle, qu’elle représente des emplois et des revenus, etc.
Aucune technique n’est a priori « récupérable » ; car toutes les techniques « présentes » ont été conçues dans une atmosphère raréfiée, celle de la domination par la guerre ou celle de la guerre pour la domination.
Aucune production ne peut être maintenue, poursuivie au seul titre qu’elle génère des emplois et des revenus.
Aucun bien ne peut être « validé socialement » au seul prétexte qu’il remplit de joie quelques fanatiques friqués (les Maserati).

Pour finir, en cercle, revenons au problème posé pour commencer : comment peut-on SORTIR du nucléaire ?
Mais la liste des sorties nécessaires à la SORTIE de l’économie est aussi longue que la liste des biens utiles, mais irrécupérables.
Finissons au hasard : sortir du sport automobile, puis sortir du sport, sortir du transport aérien, puis sortir du tourisme, fermer les laboratoires militaires de chimie ou de biologie (les fameux P4), casser les laboratoires pharmaceutiques, etc.

Mais tout cela n’est pas réaliste !
Qu’est-ce qui est, alors, réaliste ?
Sans doute être conservateur, politique ou de musée ou de patrimoine ?
Avoir bonne réputation ? Faire l’expert, avec comptes et programmes ? Faire sérieux,
Développer un programme chiffré, élaboré selon des normes économiques, et avec de bonnes évaluations ?

[1Sur les contradictions, renvoyons à un ouvrage récent de David Harvey, hélas non traduit en français, Seventeen Contradictions and the End of Capitalism, 2015.

[2Sur ce sujet de la théorie néoclassique des choix collectifs, il serait intéressant de suivre la trajectoire de l’économiste anglo-indien A. K. Sen, prix Nobel, depuis ses travaux (nobélisés) sur l’utilité sociale jusqu’à ses reniements tardifs (comme ceux de J. R. Hicks, le Nobel d’Oxford, d’abord adversaire de Keynes, puis culpabilisé par cette opposition enfantine ou narcissique). Reniements tardifs qui restent « hors champ » de l’économie !

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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