Ce que les ruines racontent d’une insurrection

Retour sur la révolution burkinabé de 2014

paru dans lundimatin#109, le 21 juin 2017

Le 28 octobre 2014, un million de personnes manifestent à Ouagadougou, au Burkina Fasso, lançant une insurrection qui allait finir par imposer en moins d’une semaine la démission de Blaise Campaoré, chef de l’État, en poste depuis 27 ans. Il voulait alors modifier la Constitution du pays pour se présenter à un cinquième mandat. Les manifestations de rue massives, notamment celle du 30 octobre, attaquèrent systématiquement les bâtiments symboliques du pouvoir (siège du parti de Campaoré, domicile de membres du régime, assemblée nationale, mairie) - alors que la police répond par des tirs à balles réelles faisant plus d’une trentaine de morts et des centaines de blessés. Le lendemain, alors que les manifestations continuent et s’étendent dans tout le pays, le chef de l’armée Honoré Traoré s’autoproclame chef de l’État provisoire. Vincent Bonnecase a raconté l’histoire de ces deux dernières journées à travers les ruines et les mémoires de ceux et celles qui les ont vécues, dans un article récent que nous résumons ici avec l’accord de son auteur.

Il est possible, et même essentiel, de lire les insurrections à l’aune de leurs soubassements structurels, ainsi qu’à la lumière d’une longue histoire de la révolte et de l’autorité dans la société concernée. Mais il paraît également important de s’attacher à décrire au plus près ce qui s’est concrètement passé pendant leur déroulement et d’interroger ce qu’exprime le court terme de la mobilisation, en termes de pratiques de luttes, de rapport aux autorités et de conceptions du juste ou de l’injuste. C’est ce qu’il s’agit de faire dans cet article, à partir du cas de l’insurrection de 2014 au Burkina Faso.

À la fin du mois d’octobre 2014, une insurrection populaire a mis un terme à vingt-sept années de pouvoir exercées par Blaise Compaoré à la tête de l’État du Burkina Faso. Deux journées ont plus particulièrement précipité la chute du président burkinabè : le 30 octobre, alors que doit être voté un projet de révision constitutionnelle supposé permettre à Blaise Compaoré de se présenter pour un nouveau mandat, des populations sortent en masse dans de nombreuses villes du pays, certaines pillant ou brûlant des édifices publics et des maisons de hauts dignitaires du régime ; le 31 octobre, les violences s’étendent, touchant le domicile de grands commerçants, des entrepôts de vivres ainsi que des usines, et se poursuivent jusqu’au lendemain, même après que Blaise Compaoré a annoncé sa démission. L’objectif de cet article est de revenir sur le déroulement de ces deux journées à partir des ruines qu’elles ont laissées dans l’espace urbain, et d’interroger ce que ces ruines disent des morales du vol et de la violence en situation insurrectionnelle.

L’auteur s’appuiera ainsi, non seulement sur des photographies prises de ces ruines dans les deux principales villes du pays, Ouagadougou et Bobo-Dioulasso, mais aussi sur des entretiens réalisés à leur proximité. Le parti pris de départ était d’interroger des non-militants : il s’agissait d’éviter de retracer un récit légitime de la « révolution » qui eût transité par les voix les plus audibles de la protestation, telles celles des membres des associations, des syndicats ou des partis engagés contre le projet de révision constitutionnelle. Dans les faits, l’essentiel des personnes interrogées étaient des gardiens de bâtiments détruits pendant l’insurrection, des témoins de ces actes de destruction ainsi que certains de leurs protagonistes.

Avant le 30 : colères graphiques à Ouagadougou, le président Blaise déboulonné à Bobo-Dioulasso

Les murs de Ouagadougou gardent toujours, six mois après l’insurrection, une partie de ses traces graphiques : il est fréquent de tomber sur des graffitis qui, s’ils sont difficilement datables, sont de toute évidence antérieurs à la chute de Blaise Compaoré. Si l’usage du graffiti est courant dans de nombreux pays que nous connaissons, cela apparaît peu habituel dans les villes du Burkina Faso. Ces inscriptions apportent quelques éléments, au moins hypothétiques, sur la géographie et la sociologie de la colère qui s’est exprimée en amont de l’insurrection des 30 et 31 octobre.

D’après les personnes interrogées à leur proximité, bon nombre seraient apparus « juste avant » ou « pendant » la grande marche qui, le 28 octobre, a rassemblé plusieurs centaines de milliers de personnes contre le projet de révision constitutionnelle dans la capitale burkinabè. De fait, une partie se trouve sur le parcours de la manifestation. Une autre partie des graffitis se trouvent à proximité de lieux de pouvoir ou le long de voies qui y mènent. Mais la majorité sont disséminés dans différents quartiers et témoignent davantage d’une appropriation populaire assez dispersée des murs de la ville que d’une action collective concentrée : de fait, après que Blaise Compaoré a annoncé, le 21 octobre, le dépôt d’un projet de loi destiné à modifier la Constitution, des actions éparpillées, telles que des rassemblements informels, le brûlage de pneus ou le blocage de rues, ont commencé à se produire dans différents quartiers de Ouagadougou, jusqu’à la grande marche du 28 octobre.

La quasi-totalité des graffitis concerne directement l’ancien président burkinabè ou son parti, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), ils peuvent être écrits en anglais (« CDP game over ») ou en moré (« Nii kouda », ce qui signifie « assassin ») ; le français, écrit en lettres capitales, reste toutefois plus fréquent, comme s’il s’agissait de détourner ou de disputer au pouvoir l’usage de la graphie officielle. Outre les mots, on peut aussi voir des têtes de Blaise Compaoré, peintes au pochoir et barrées à la croix rouge. Les registres de langues, enfin, sont assez divers : les invectives familières (« Blaise, dictateur, fais chier », « Fils de pute » ou encore « Blaise bâtard ») se mêlent à des métaphores empruntées au contexte épidémiologique que connaît alors l’Afrique de l’Ouest (« Blaise = Ebola »), à diverses reprises de la phraséologie des printemps arabes (« Blaise dégage »), mais aussi à des qualificatifs qui s’ancrent davantage dans l’histoire politique du pays : le terme récurrent d’« assassin » évoque ainsi plusieurs morts emblématiques dans l’imaginaire de la contestation au Burkina Faso, en particulier Thomas Sankara et le journaliste Norbert Zongo, respectivement assassinés en 1987 et en 1998, mais aussi des figures importantes de la mémoire des luttes scolaires et universitaires, tels Blaise Sidiani et Emile Zigiani tués en 1995, Fabien Niébé tué en 2000 et Justin Zongo tué en 2011.

À Bobo-Dioulasso, la ville n’a été que peu très peu couverte de grafittis mais a conservé une autre marque visuelle de la colère populaire qui s’est exprimée avant le 30 octobre : l’absence de la statue de Blaise Compaoré du socle où elle trônait, aux côtés de Mouammar Kadhafi. C’est au cours d’une manifestation organisée le 28 octobre 2014, à laquelle ont appelé les syndicats, les associations et l’opposition politique, que cette statue a été déboulonnée. Pareille action parle du caractère éclaté d’une colère qui échappe alors partiellement aux organisations.

En effet, le rond-point « Blaise et Kadhafi » ne figurait pas sur le parcours annoncé de la manifestation. Quelques jours avant, le chef de file de l’opposition politique avait invité les manifestants à se « rendre au point initial de rassemblement », à « éviter tout rassemblement parallèle en quelque lieu que ce soit, avant pendant et après la marche », et à « regagner leur domicile dans le calme une fois la manifestation terminée ». Or, force est de constater que ces consignes n’ont pas été respectées : ainsi que le raconte un habitant, « les organisateurs ne contrôlaient plus rien et ne maîtrisaient même plus l’itinéraire, c’était les marcheurs qui maîtrisaient l’itinéraire, [...] ils sont partis dans toutes les directions ». C’est précisément au cours d’une de ces marches parallèles qu’un groupe de marcheurs a déboulonné la statue de Blaise Compaoré, avant de la piétiner au sol et de la frapper avec des bâtons, laissant un vide qui, le lendemain, a fait la une de la presse nationale d’opposition.

Par la suite, la scène de cette statue présidentielle, abattue et frappée au sol avec des bouts de bois, a acquis un statut prémonitoire, d’autant qu’elle a été filmée sur de multiples téléphones portables et a été depuis beaucoup diffusée, par le biais des nombreux DVD vendus dans la rue pour « raconter la révolution ». L’espace laissé vacant sur le socle désormais dissymétrique porte lui-même la trace durable d’un événement localement vécu comme fondateur.

La journée du 30 : Comment on passe à la violence : - l’Assemblée nationale en feu à Ouagadougou, l’Hôtel de Ville à Bobo-Dioulasso

C’est réellement lors de la journée du 30 octobre que les rapports de force ont véritablement basculé du côté de la rue. Il s’agit du jour où le projet de révision constitutionnelle était déposé à l’Assemblée nationale : ce projet devait obtenir l’assentiment d’au moins trois quarts des parlementaires pour être adopté ou, en cas d’adoption à la majorité simple, être soumis à référendum. Le vote, initialement prévu à 18 heures, avait été avancé au matin par la présidence pour déjouer la contestation. Deux jours avant, le Balai citoyen, principale organisation engagée contre le projet de révision constitutionnelle, avait invité la population ouagalaise à « prendre d’assaut » l’Assemblée, sans que cette invitation ne traduise une intention ouvertement illégaliste : il s’agissait au contraire, selon les termes de l’appel, d’inciter le plus grand nombre de personnes à venir assister massivement aux débats, ainsi qu’en donne le droit la Constitution, dès lors que « les plénières de l’Assemblée nationale sont des sessions publiques ouvertes aux citoyens ». Nul droit de manifester n’avait été accordé ce jour-là, ce qui était pour le pouvoir s’autoriser à la brutalité plus qu’à l’habitude, d’autant plus que la pénalisation des pratiques assimilées aux « actes de vandalisme sur la voie publique » s’était considérablement alourdie depuis 2008.

Les rues de Ouagadougou, dont le goudron laisse encore voir des traces de feu, portent cependant les marques d’une volonté partagée, bruyamment exprimée dès le 29 au soir, de s’opposer à l’ordre légal, voire de substituer un autre ordre à l’ordre légal institué. Ainsi que le décrit cet habitant de la zone une, un quartier périphérique de l’est de la ville :

« La nuit du 29, les vraies choses ont commencé. A partir de 20h on ne peut plus respirer. Sur le Charles-de-Gaulle [le grand boulevard qui relie l’Assemblée à l’est de la ville], on a cassé des choses, des arbres pour bloquer les voies. Partout des pneus brûlaient. Les véhicules de l’État, là où y a plaque rouge, on faisait sortir les gens et on brûlait. [...] Depuis que je suis né, jamais je n’ai vu ce genre de truc. Tout le monde était motivé. On voyait même des vieux de 70 ans. [...] Là-bas, j’ai trouvé quelqu’un avec moto, un ami, il m’a remorqué, je prenais les pneus, je déposais ; d’autres brûlaient. [...] Quand quelqu’un arrive avec véhicule, on l’arrête ; on demande pourquoi il va si vite ; il descend et dit pardon ; ou sinon on casse la vitre. » (M., électricien, 38 ans, Ouagadougou)

Suivre les traces de cette journée du 30 octobre à Ouagadougou nous mène aux abords de l’Assemblée nationale, où se trouvaient les parlementaires dès le petit matin. Sous l’injonction de la présidence, ces derniers devaient passer la nuit à l’hôtel Azalaï, qui jouxte l’enceinte du Parlement, afin de pouvoir participer au vote quelles que soient les conditions de protestation et de circulation dans la ville. Dès le lever du jour, des foules avaient convergé de chaque quartier vers l’Assemblée nationale, butant de part et d’autre sur ce que bon nombre de Ouagalais identifient comme la « zone rouge » : un espace institué comme tel par un arrêté municipal en 1998 pour interdire les manifestations sur un périmètre précis et susceptible d’être modifié selon les besoins du moment.

Buter sur la zone rouge signifie concrètement buter sur les forces de l’ordre et leurs armes : tous les témoignages font état d’une gradation de la violence, le matin du 30 octobre. Tel celui du manifestant cité plus haut, parti en direction de l’Assemblée mais rapidement bloqué par un barrage militaire mis en place sur le boulevard Charles-de-Gaulle :

« Les militaires ont commencé à nous faire reculer avec des gaz lacrymogènes. Ça tire, ça fait boum. Beaucoup se sont préparés avec des bidons d’eau ou avec du beurre karité frotté, d’autres avaient du citron... bon c’est différentes philosophies, moi je connais pas. Moi je tenais juste mon sifflet. C’est là-bas on m’a frappé. Les militaires ont un truc qu’ils mettent, cordelette, le bout c’est du fer, comme un fouet avec des bouts de fer. Ils m’ont frappé sur le dos, puis sur le doigt. J’ai saigné. Je suis resté. On n’a jamais dépassé ce barrage, c’est ceux qui ont quitté place de la Nation qui ont pu. Ils tiraient avec des balles réelles. Devant moi, un jeune de Fada, il est mort, Fabrice [un rappeur connu sous le nom de Fab la faim]. On a chanté hymne national, on a levé les bras, on a tous chanté hymne pour demander de passage, on dit on a rien dans les bras. [...] D’autres ont lancé des cailloux. Certains avaient des lance-pierres. »

Pareil récit invite à ne pas naturaliser une « violence manifestante », mais à saisir en quoi celle-ci est en étroite interaction avec la violence elle-même hétérogène des forces de l’ordre. Cette interaction demande à être comprise dans sa dimension structurelle, au regard des modalités de gestion des conflits sociaux dans une société donnée, mais aussi dans sa dimension plus conjoncturelle, en suivant pas à pas l’évolution d’une journée de confrontations. Ici, en l’occurrence, les barrages disposés de part et d’autre de l’Assemblée nationale ont cristallisé une violence activée par l’impossibilité de se rendre dans un lieu qui eût dû être ce jour-là – du point de vue des manifestants – ouvert à tous, mais aussi par l’usage d’armes qui, jusqu’alors, étaient restées en dehors ou en marge du conflit. A propos de la matinée du 30, il est ainsi souvent fait référence aux « camions qui projettent de l’eau chaude », aux « grenades avec du gaz », aux « fouets avec des bouts en fer » et surtout aux « balles réelles » : c’est au cours de cette matinée que l’insurrection a connu ses premiers mortsiii.

Vers 10h, les barrages du rond-point des Nations-Unies et de la Primature ont pourtant cédé, ouvrant la voie jusqu’à l’Assemblée nationale. C’est ce que raconte un manifestant de 35 ans, dont c’était la première participation à une grande marche, parvenu devant la Primature vers 8 heures du matin :

« On essaye de foncer vers l’Assemblée. Mais à ce moment, y a des militaires qui ont bloqué partout avant. Donc on s’est réuni d’un côté. Et quand les militaires viennent, nous on soulève notre main. Comme ça. Et quand on soulève notre main. On s’assoit. Et quand on s’assoit, ils replient un peu. Quand ils replient, nous on avance. Quand ils veulent revenir, nous on lève notre main et on s’assoit. [...] Y a d’autres qui font comme ça d’autres côtés. Et on a fini, on les a mis au milieu. Il se trouvait qu’à ce moment, la population était carrément beaucoup. Donc ils ont essayé de tirer premièrement en l’air. Poum poum poum poum. Donc les gens maintenant se sont couchés. Et eux ils sont partis avec leurs fourgons, et nous, alors, on a foncé vers l’Assemblée, maintenant, pour commencer à brûler. »

Les ruines de l’Assemblée nationale témoignent de la violence de l’assaut perpétré contre les bâtiments : ceux-ci ont été totalement brûlés, tout comme les véhicules garés dans l’enceinte officielle. Certains des assaillants sont venus avec des bidons d’essence ou des pneus de vélo. Rapidement, un feu a été allumé dans les bâtiments désertés par les députés, tandis que d’autres assaillants brûlaient des véhicules d’Etat garés à proximité des bâtiments et que d’autres saccageaient une partie de l’hôtel Azalaï.

La nouvelle s’est propagée quasiment en direct par les ondes de Radio Oméga : cette radio privée, créée en 2011, s’est imposée comme la principale source alternative d’information face aux médias tenus par l’Etat, concourant en cela à la constitution d’un espace public de la contestation. Beaucoup de manifestants, casque à l’oreille, l’écoutaient sur leur téléphone portable tout en participant aux différents rassemblements qui essaimaient dans la ville. C’est pourquoi celle-ci a été parcourue d’une clameur dès les premières flammes : « Quand on a su que l’Assemblée nationale était en feu, tout le monde a crié. On dirait c’est les étalons [l’équipe nationale de football], ils ont marqué le but de la finale. Les militaires savaient pas ce qu’il se passait, tout le monde criait. »

Un an plus tard, les ruines de l’Assemblée sont toujours en place, constituant un signe visuel fort, conservé, et surtout relativement consensuel de ce que fut l’insurrection burkinabè.

Dans la ville de Bobo-Dioulasso, c’est l’hôtel de ville qui est incendié : « dès qu’on a eu des nouvelles de Ouaga... nous, on n’a pas l’Assemblée nationale pour brûler, mais du coup on a brûlé la mairie ». Si l’on s’éloigne un peu de l’hôtel de ville, on découvre plusieurs maisons, anciennement habitées par des personnalités du CDP, qui ont été également brûlées ce jour-là. L’une d’entre elles appartenait à Titi Vicens, un cousin de la femme de Blaise Compaoré : ce cas a fait beaucoup de bruit dans la ville dans la mesure où c’est le seul où l’assailli a tiré sur les assaillants. Sa maison a donc été envahie, avant d’être totalement vidée de ses biens, « jusqu’aux climatiseurs » qui ont été « arrachés », ainsi que l’explique un voisin.

L’image des lieux reflète le caractère ciblé de cette action : l’appartement attaqué se situe au premier étage d’un immeuble dont le rez-de-chaussée est occupé par un magasin de vêtements. Cette image reste aujourd’hui l’un des symboles forts de ce que violence sélective peut signifier à Bobo-Dioulasso : elle offre un contraste saisissant entre le premier étage, lieu d’exercice de la vindicte populaire, et le rez-de-chaussée, lieu de richesse relative, mais dont ce seul attribut ne justifiait pas le pillage, au regard de la majeure partie des personnes qui se trouvaient alors à proximité de ces bâtiments.

Il ne s’agit pas cependant de voir dans cette violence sélective le produit d’une morale populaire préalable qui, dans une forme de détermination causale, distinguerait clairement ce qui doit être détruit et ce qui ne doit pas l’être. Le récit des attaques perpétrées à Bobo-Dioulasso après l’incendie de l’hôtel de ville traduit au contraire, même au plus fort de la violence, une permanence de la discussion et de la négociation, pouvant faire basculer l’action dans un sens ou dans l’autre.

Dans les rues de Ouagadougou, l’incendie de l’Assemblée nationale a également libéré une violence contre des biens matériels. Cette violence, si l’on en suit les traces, laisse voir une forme de rationalité spatiale, au moins dans les premières heures qui ont suivi la destruction de l’Assemblée : tout en étant non organisée (au sens de non encadrée par des organisations), elle a été spatialement structurée par la position des différentes marches qui s’étaient formées en direction de l’Assemblée de part et d’autre de la ville. Cela nous invite à investir les ruines comme signes d’une « géographie manifestante », en interrogeant ce que celle-ci peut dire du contrôle spatial de la ville, tant par les manifestants que par les forces de l’ordre.

Si l’on part de l’Assemblée même, plusieurs bâtiments assez proches ont été détruits dans les deux heures qui ont suivi son saccage. Le siège du CDP, qui se trouve dans la grande avenue Kwame-Nkrumah, à une vingtaine de minutes de marche, a été à ce titre l’un des premiers lieux visés.

A l’intérieur, tout a été saccagé, jusqu’aux jointures métalliques des portes qui ont été enlevées de leur encadrement et emportées, vraisemblablement pour être revendues à des ferronniers. Il ne reste pas un seul carreau de carrelage – les carreaux, quand ils n’ont pas été revendus, peuvent avoir été conservés par des assaillants comme marques de leur participation aux événements. Même les toilettes ont été totalement dépouillées : ni porte, ni fenêtre, ni cuvette ne subsistent.

La journée du 31 : Qu’attaque-t-on quand on attaque des biens privés ? et que voler ?

Parmi les biens attaqués durant la journée du 31 octobre à Bobo- Dioulasso et à Ouagadougou figurent pour une bonne part des domiciles privés appartenant non seulement à des personnalités dépositaires d’une autorité publique, tels des ministres ou des députés, mais aussi à des entrepreneurs ou à des grands commerçants dénués de fonctions officielles au sein de l’Etat. Ces différents personnages s’avèrent souvent englobés sous le sceau général de « ceux qui nous gouvernent » ou de « ceux qui ont le pouvoir », lorsque ces attaques sont racontées par leurs propres protagonistes. En cela, ces attaques et leurs légitimations semblent parler d’un imaginaire du pouvoir qui intègre l’hybridation entre public et privé comme mode de gouvernement.

A Bobo-Dioulasso ont ainsi été attaquées, outre les maisons du maire et de la quasi-totalité des maires de quartier, celles de certains des plus grands entrepreneurs privés de la ville. Les liens entre ces personnes et le parti gouvernemental étaient connus de tous, mais ils étaient souvent pensés en termes de délégation de pouvoir bien plus que de corruption ou de détournement : il est assez courant d’imputer à ces opérateurs privés des « monopoles » octroyés par les pouvoirs publics, voire d’assimiler les positions qu’ils occupent dans le secteur privé à des fonctions relevant directement de l’État.

Un troisième ensemble de cibles visées par des populations durant la journée du 31 octobre, hormis les lieux du pouvoir institutionnel et les domiciles de personnalités liées aux affaires politiques et économiques, est constitué par les entrepôts, magasins et camions où étaient amassées des denrées alimentaires. L’une des particularités de ces attaques réside dans le fait que leur cohérence ne repose pas sur le type de bâtiments visés ou de propriétaires volés, contrairement à toutes celles dont il a été question jusqu’ici : parmi ces propriétaires, on peut trouver de grands commerçants, des services administratifs et même une ONG américaine. En revanche, on est frappé par la récurrence d’un bien parmi les denrées pillées : le riz a incontestablement constitué ce qui a été le plus volé durant cette insurrection, sur le critère du nombre d’actes commis et de personnes impliquées dans ces actes.

La disposition des entrepôts pillés témoigne du caractère extrêmement sélectif des attaques. Celle qui a visé le grand entrepôt de Gampèla, contenant plusieurs milliers de tonnes de riz, est en cela assez significative. L’entrepôt se trouvant à près de dix kilomètres au-delà de l’ancienne barrière de péage, en rase campagne, à la sortie de la ville, des groupes d’individus ont dû se constituer bien en amont et cheminer un certain temps sur la route avant de parvenir sur les lieux. Juste avant d’atteindre leur cible, ils sont nécessairement passés devant un grand magasin d’engins de chantier, CAT Burkina, rattaché au groupe international Caterpillar et connu pour être « dirigé par des Blancs ». Or celui-ci n’a pas été attaqué, malgré l’absence de forces policières et militaires et le grand nombre de personnes parvenues dans ce secteur totalement isolé. L’entrepôt de riz, en revanche, bien qu’entouré d’une enceinte, a été totalement vidé le temps d’un pillage qui, commencé le 30 dans l’après-midi, s’est prolongé jusqu’au 31 au matin.

A proximité des murs de l’entrepôt, la grande quantité de tatanes et de claquettes jonchant le sol s’explique par les bousculades survenues le temps d’opérations qui se sont partiellement déroulées pendant la nuit, sous l’action d’une foule de plus en plus nombreuse, comptant à la fois des hommes et des femmes, des enfants et des adultes parfois très âgés. Cette récurrence du riz, parmi les biens pillés ne saurait s’interpréter comme la résultante mécanique d’une colère qui aurait été stimulée par la faim ou la pauvreté, même s’il s’agit de l’aliment le plus consommé par les classes populaires dans les villes burkinabè. Elle s’explique aussi par la place prise par cette céréale dans l’approvisionnement et la régulation des marchés urbains depuis une quarantaine d’années : en cela, le riz fait l’objet d’attentes morales et d’imaginaires politiques assez forts de la part de bon nombre des populations citadines.

Après le 31 : Reconstruire, raconter, muséifier : les politiques de la trace

Si l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014 a laissé derrière elle de nombreuses ruines, celles-ci ont elles-mêmes fait l’objet de différents traitements qui médiatisent la perception que l’on peut avoir aujourd’hui des événements : elles peuvent, par rapport à ces derniers, présenter un certain nombre d’écarts, ne serait-ce que par la survalorisation de certains pans de la réalité. Six mois après l’insurrection, certaines des ruines restaient en effet à l’état de ruines tout en étant visitées par des personnes désireuses de voir de leurs yeux « ce qu’il s’est passé », tandis que d’autres avaient disparu et laissé la place à de nouveaux bâtiments. En cela, le traitement des ruines s’inscrit dans une politique de la trace, laquelle demande à être lue à travers ce qu’elle dit, mais aussi à travers ce qu’elle ne dit pas.

C’est le cas lorsque la trace devient absence de trace – ce qu’Ayal Weizman nomme la « destruction de la destruction » – tandis que d’autres font l’objet d’une conservation. Celle-ci peut parler d’une volonté des nouvelles autorités de conserver une visibilité d’une partie de ce qui s’est passé durant les journées insurrectionnelles. Il n’est à ce titre pas anodin que la plupart des lieux directement associés à l’ancien pouvoir, tels que l’Assemblée nationale ou la mairie de Bobo-Dioulasso, ou encore les domiciles de l’entourage familial de Blaise Compaoré, restent toujours en ruine. Ce n’est en revanche pas le cas de certains entrepôts attaqués ou de la plupart des maisons appartenant à ces grands commerçants qui, bien que dénués de fonctions officielles au sein du régime renversé, n’en avaient pas moins une place importante dans l’économie politique du pouvoir, place qu’ils ont pour la plupart gardée dans la nouvelle configuration.

Cette restauration partielle des bâtiments détruits pendant l’insurrection fait que les ruines, aujourd’hui, expriment de cet événement autant de choses qu’elles n’en cachent. Alors qu’en décembre 2015 les élections présidentielles ont porté au pouvoir un président partiellement issu du régime déchu, il importe de lier cette première forme de la politique de la trace à une volonté de circonscrire rétrospectivement l’objet de la colère populaire. En s’attaquant à des symboles du pouvoir politique, mais aussi aux domiciles de grands commerçants et à des entrepôts de vivres, les insurgés de 2014 ont fait bien plus que de contester le maintien de Blaise Compaoré au pouvoir. Aujourd’hui, c’est pourtant cet aspect-là de l’insurrection que les ruines racontent essentiellement, en occultant la mise en cause d’une économie politique de la domination qui, par-delà le changement de régime, semble s’être globalement maintenue.

Un seconde forme, plus explicite, des politiques de la trace, réside dans la muséification : dans un premier temps, celle-ci a concerné principalement les ruines du domicile de François Compaoré, le frère du président déchu, à Ouagadougou. La « maison de François » est en effet devenue un lieu de mémoire populaire de l’insurrection, recevant six mois plus tard de nombreuses visites – « jusqu’à cent par jour et même plus le week-end », précise l’un de ses guides. Celui-ci explique avoir participé à la prise de la maison le 31. Le 5 novembre 2014, il a créé avec quelques amis une « Association de vendeurs de documents et d’images » dont l’activité principale était, outre la vente d’objets de mémoire de l’insurrection, de faire visiter la « maison de François ».

Ces lieux sont ceux d’une mise en récit de l’insurrection, mais aussi du pouvoir auquel celle-ci s’est attaquée. Des affiches présentent les activités souterraines de François Compaoré, en particulier toutes celles qui se rattachent au wakiv. Cela vise à montrer en quoi le frère du président, en plus de gérer en sous-main un certain nombre de transactions politiques et économiques, s’adonnait aussi à des transactions avec les forces occultes. On y voit des graffitis écrits hâtivement au crayon ou à la craie : on peut ainsi lire « va te faire foutre », « François, le diable t’attend en enfer » ou, encore, « fils de pute ». D’après le guide, il s’agit des « pèlerins qui laissent leur signature ».

Deux ans plus tard, les choses ont changé : plus personne ne visite la maison de François, dont l’entrée est désormais condamnée, officiellement « pour des maisons de sécurité ». Les membres de l’Association, s’ils vendent toujours des objets de mémoire, ne sont plus postés devant l’entrée principale, mais cent mètres plus loin. En revanche, les ruines de l’Assemblées nationales sont elles aussi devenues l’objet d’un processus de muséification, celui-là encadré par les nouvelles autorités : une autre association a été créée afin de coordonner ce projet, dont l’objectif est de raconter ce qu’a été l’insurrection burkinabè.

L’espace des significations attribuées à l’insurrection par ses différents acteurs et spectateurs demeure finalement ouvert, malgré les forces qui poussent à en restreindre le sens. Les ruines de l’insurrection burkinabè, plutôt que de constituer les restes figés d’un passé révolu – ce qu’elles peuvent aussi devenir –, apparaissent ainsi comme un champ de luttes encore vivant.

Trois points pour conclure cette déambulation parmi des ruines

Premièrement, il faut insister sur le fait qu’il y ait eu, au cours de ces journées insurrectionnelles, des violences ciblées contre des ministres, des députés et des membres du CDP mais aussi qu’elles s’étaient à ce point exercées, de la part de foules assez nombreuses, à l’encontre d’entrepreneurs privés, indexés parmi les principaux détenteurs du pouvoir économique tout en étant confondus avec l’État. C’est un phénomène assez rare pour être mis en exergue : lors des précédents grands moments de violence collective qu’a connus le Burkina Faso ces dernières années, les cibles avaient été tout autres – les petites boutiques pour les militaires et les commissariats pour les étudiants lors des émeutes de 2011 ; des services ministériels et de douanes, ainsi que les feux rouges et les panneaux de signalisation pour les émeutiers de 2008. En 2014, ce ne sont pas seulement des symboles de l’État qui ont été visés ni les seuls biens de particuliers, mais aussi des lieux et des personnes incarnant l’entremêlement du public et du privé, au point que l’un et l’autre se confondent parfois jusque dans la manière de les désigner. Cela n’a duré que peu de temps mais, pendant quelques jours, c’est finalement, au-delà-même du président Compaoré, le fonctionnement même du pouvoir, dans ses fondements tout à la fois politiques et économiques, qui a été brutalement mis à mal dans la rue.

Cette remarque en amène une deuxième sur le caractère éphémère d’une telle contestation. Beaucoup de journalistes, de témoins étrangers et même de protagonistes ont loué le caractère extrêmement « propre » et « responsable » d’une insurrection qui a fait « très peu de morts » – expression qui, tout en touchant à une réalité essentielle, reste problématique tant on sait que l’émotion collective suscitée par des morts tient souvent bien plus à la valeur qu’on leur attribue qu’à leur nombre. Cette propreté a d’ailleurs revêtu un caractère littéral puisque, le 1er novembre, le Balai citoyen et les partis de l’opposition ont invité les Burkinabè à sortir dans la rue pour nettoyer ce qui avait été endommagé durant les deux jours précédents, comme pour mettre un terme à ce qui avait été un moment de totale imprévisibilité et d’incapacité à anticiper le comportement des acteurs. Or, qui dit « responsabilité » ou « propreté » dit aussi regard normatif sur ce que doit être une insurrection et, éventuellement, sur ce qu’elle doit avoir, au final, de pas trop chamboulant pour l’ordre qui lui préexistait. Pendant ces deux journées, beaucoup de choses se sont passées et auraient même pu continuer à se passer avant d’être maîtrisées par les nouvelles autorités en exercice : la « propreté » demande en cela à être lue, non pas comme une qualité intrinsèque de l’insurrection ou de ses protagonistes, mais davantage comme une réalité coproduite par des dispositifs de pouvoir, parmi lesquels l’armée, qui s’est installée au centre du processus de transition postinsurrectionnel, mais aussi les organisations dépositaires de la protestation légitime, qui ont rejeté aux marges de la contestation et traité sous le mode de l’accident certaines expressions violentes de la colère.

Le troisième point tient en l’« usage des ruines » tel qu’il a pu se manifester six mois après l’insurrection, entre abandon, préservation, muséification, effacement ou reconstruction. Ce traitement inégal de la ruine va de pair avec une reconsidération sélective de la réalité : il engage à faire la part entre ce qui doit être considéré comme partie intégrante de l’événement et ce qui doit être rejeté à sa marge ; il invite tout autant à se focaliser sur certains attributs du régime tombé qu’il convient désormais de rejeter, en l’occurrence ceux qui ont fait l’objet d’actes de destruction restés visibles dans l’espace urbain ; mais il incite en même temps à occulter d’autres attributs qui, bien qu’ayant également fait l’objet d’une colère populaire au moment de l’insurrection, n’en laissent plus paraître aucune trace à la suite d’un processus de « destruction de la destruction ». Pareille occultation ne revêt pas que des enjeux relatifs au passé et à sa justification morale, comme s’il s’agissait seulement de faire le tri entre les « mauvaises » et les « bonnes » destructions, afin de ne retenir que les dernières pour écrire la belle histoire d’une révolution. Elle revêt également un enjeu éminemment pratique dans l’exercice présent et futur du pouvoir, alors que certains des attributs du régime déchu ont survécu à sa chute.

Ce texte est une version légèrement retravaillée et largement réduite de l’article de Vincent Bonnecase : « Ce que les ruines racontent d’une insurrection : Morales du vol et de la violence au Burkina Faso pendant les journées insurrectionnelles des 30 et 31 octobre 2014 »

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