Ce qu’il pourra rester du mouvement des Gilets Jaunes ?

Relire Il n’y a pas de révolution malheureuse de Marcello Tarì, à partir du mouvement des GJs.

paru dans lundimatin#199, le 8 juillet 2019

Lundimatin a publié dans son édition du 17 juin un billet de Temps Critiques sous le titre : « Ce qu’il peut rester du mouvement des Gilets Jaunes ». Un genre de bilan à tonalité funéraire qui se veut réaliste en affirmant qu’il faut être capable de penser « la mort possible et même probable du mouvement ». Car, clap de fin apodictique, il s’agissait d’un « moment qui réfute tous les comptables au service du capitalisme du sommet, sans pourtant nous ouvrir une porte de sortie. »

J’avais apprécié beaucoup des analyses et prises de position de mes camarades de Temps Critiques, soutenant contre vents et marées l’épopée des Gilets Jaunes, mais cela m’a fait sursauter. Une telle nécrologie me semble complètement inappropriée à la situation actuelle, à cette mise en branle inouïe de la société – qui continue de perdurer après des mois ! A la base de la maturation et de la longévité de cette action d’alerte se trouve le développement d’une « solidarité rare, renforcée par tous les instants vécus en commun dans l’adversité », à laquelle le texte de Temps Critiques fait, avec raison, allusion à son début, mais sans revenir à cette dimension essentielle, décisive, par la suite. Pourtant, même les commentateurs bourgeois se sont rendus compte que c’est une « nouvelle socialité », créée sur les ronds-points et dans les manifestations régulières qui a fait tenir des dizaines de milliers d’hommes et des femmes et qui empêche encore de revenir à la « normalité ». Alors, quelle est la nature de ces nouveaux liens de solidarité ? Qu’est-ce qu’elle implique ? Quel est son potentiel pour de futurs déploiements de l’action ? Pour voir plus clair et pour déceler des pistes de réflexions plus précises, je m’étais mis à la lecture d’un livre qui se trouvait en attente tout en haut de ma pile des publications à lire des derniers mois : Il n’y a pas de révolution malheureuse - Le communisme de la destitution de Marcello Tarì. Je connaissais Tarì à travers ses textes parus en français dernièrement, [1] avec lesquels je m’étais senti en grande affinité. J’étais stupéfait à quel point ce nouveau livre (paru dans sa version originale italienne déjà en 2017) pouvait aider à rendre lisible le moment historique actuel de la confrontation sociale en France et ouvrir des perspectives pour son avenir. Il s’agit en effet d’un véritable « manuel de survie » pour ces liens à vocation insurrectionnels qui se sont noués dans les luttes des derniers mois. Dans mon texte je me limiterai donc primordialement à indiquer à travers des citations l’importance de ce livre pour aider à la compréhension de l’évènement en cours et ses perspectives potentielles.

« L’insurrection destituante », un nouvel horizon des luttes au niveau international

Tarì identifie comme « insurrection destituante » la nouvelle dimension des luttes au niveau international, apparue pour la première fois en Argentine en 2001 sous la forme de la révolte des piqueteros et nommée ainsi à l’époque par les militants argentins du « Colectivo Situaciones ». La notion « insurrection destituante » met en forme théorique le slogan de ce mouvement : « Que se vayan todos, que no quede ninguno », repris depuis maintes fois dans le monde entier. Elle est bien plus précise que l’étiquette réductrice péjorative « dégagisme » qu’on essaye de coller aux tendances anti-institutionnelles de ces révoltes populaires. Tarì explique :

On se souvient bien du slogan destituant de ces journées, repris ensuite par tous les grands mouvements des dernièresannées, slogan qui scandait : ‘ Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste aucun ‘. Si le succès mondial de ce slogan confirme la nature paradigmatique de l’évènement argentin, il faut tout de même dire que la deuxième partie de cette phrase a souvent été refoulée, bien qu’elle soit celle que contienne l’indication stratégique fondamentale. Ce qu’il n’en reste aucun, en effet, affirme que dans la vision stratégique de l’insurrection il n’y a pas d’exceptions prévues à la destitution – ce qui représente en fait son état d’exception spécifique - et que par la suite il n’y aura pas de nouveau représentant pour prendre la place de celui qui a été destitué. Si on le prend au sérieux, ce slogan est à la fois d’une simplicité désarmante et d’une charmante arrogance. Que tous doivent s’en aller, cela signifie : tous les gouvernants, tous les patrons, tous les menteurs, tous les politicards, tous les lâches, tous les dirigeants, tous les corrompus et corrupteurs, doivent dégager. Foutre le camp – et non être fusillés ou guillotinés ; juste dégager, maintenant. Voilà la violence destituante. (p.232)

Pour Tarì :

Du ‘Que se vayan todos, que no quede ninguno !’ argentin au ‘Dégage’ ! tunisien, des émeutes de Tottenham à celles de Rome, des res gestae des communesde Oakland et Taksim jusqu’aux places-habitations de New-York, d’Athènes, d’Istanbul et du 15M espagnol, pour enfin resurgir avec ‘ Le monde ou rien ‘ de la longue et enragée révolte française de 2016, tous ces évènements ont trouvé leur expression dans un désir de destitution – que ce soit la destitution du pouvoir de la marchandise ou de la politique, des institutions ou des grandes infrastructures ou bien, plus essentiellement encore, de la pathétique forme de vie qui nous est donnée à vivre. » (p.19)

Aux rites et rituels du monde institué en place, ces jeux de « négociations » de « revendications » entre « représentants », est opposée une nouvelle forme d’expression des aspirations collectives :

 …ce n’est que dans ces moments – dans ces rues à l’odeur âcre, dans ce ciel qui porte avec lui la fumée noire qui s’élève au-dessus des toits des palais de cristal, brouillant à la fois toute identité et politisant la vie de tout un chacun, dans ces territoires qui entrent en sécession avec l’Etat, dans ces gestes anonymes de partage par lesquels s’exprime la puissance du communisme – qu’il est possible d’entrevoir ce demos qui fait défaut de façon criante sur la scène désertique des démocraties réelles. Et c’est bien une autre évidence qui s’impose alors : lorsque le ‘peuple’ est dans les rues ou sur les places, le Gouvernement ne gouverne pas. Le problème révolutionnaire, dès lors, consiste à se demander comment faire en sorte que cette puissance ne se renferme jamais, c’est-à-dire qu’elle ne soit jamais capturée dans la forme de Gouvernement. (p.33)

C’est justement une telle brèche que les Gilets Jaunes ont ouverte et qu’ils empêchentde se renfermer jusqu’à maintenant. Ils persistent dans le refus de rentrer dans les cadres institués. C’est ce qu’ils ont montrélors des élections européennes. Ils n’ont peut-être pas donné cette « branlée » à Macron dans de dimensions quequelques-uns auraient espéré, selon Temps Critiques. Mais ils ont donné une « branlée » à toute la farce électoraliste : par la persévérance dans l’abstention massive habituelle depuis longtemps, en maintenant à distance un Rassemblement National racoleur, en montrant leur mépris pour les formations d’une Gauche en décomposition et en ignorant les auto-proclamées « listes jaunes ».

« Habiter le monde », le nouvel enjeu de la lutte

« La métropole est l’organisation technologique de l’hostilité généralisée ». (p.105) La métropolisation est la destruction des tous les liens entre humains et formes d’habiter le monde pré- ou non capitalisés qui avaient encore pu échapper à sa désertification. « Laville,et tout ce qui allait avec elle, appartient désormais à la mémoire historique de la civilisation, ce qu’elle est devenue ‘n’est plus proprement ‘urbain’ –ni sous l’angle d’un urbanisme ni sous celui de l’urbanité – mais mégalopolitique, métropolitain ou conurbationel’ ». (p.109, la citation est de J.-L. Nancy) Tarì comprend les nouvelles confrontations urbaines comme des formes de grève contre cette métropolisation :

Les nouvelles formes de grève, qui sont toutes les variantes d’une gigantesque grève mondiale contre la métropole, montrent de manière éclatante que leurs fins ne sont pas contenues dans une revendication de type spécifiquement économique ou juridique, pas plus qu’il n’y a derrière elles de revendication classique ou de finalité future – ce qui est devenu encore plus explicite pendant la révolte contre la loi travail française. Ces nouvelles formes s’expriment plutôt, d’un côté, par le blocage du fonctionnement normal de la société, et de l’autre, par la transformation matérielle immédiate de la vie et de la façon dont nous pensons celle-ci : plus la forme de la grève est intense, plus l’ingouvernabilité de la forme de vie qui s’y exprime le devient. (p.104)

L’enjeu de la lutte contre la métropole pour rendre le monde de nouveau habitable est la constitution de « territoires destituants » :

Un territoire destituant sera dès lors avant tout ce territoire qui est capable de ralentir les flux anarchiques de la métropole capitaliste, d’arrêter la prolifération de marchandisation, de bloquer dans une image dialectique le déroulement incessant des rapports de production, des rapports affectifs et des rapports éthiques qui permettent à la civilisation du capital de fonctionner, et ce faisant, de déduire parmi la multiplicité des prises de position, les figures de l’ami et de l’ennemi. De façon à faire rayonner, dans ce mouvement immobile, la chance révolutionnaire. (p.131s)

Et :

…tandis que l’appareil gouvernemental agit sur la population en essayant de ramenerchacun à d’individualité nue, en attisant la peur et la délation, l’insurrection agit sur les liens, en les défaisant et en les recomposant sous d’autres formes, en créant des communes et des agencements collectifs qui résonnent et renforcent la prise sur la temps et l’espace, c’est-à-dire sur le monde ». (p.252)

Le nom de cette insurrection qui est venue en France est Gilets Jaunes.

Comment inscrire la dynamique de l’insurrection destituante dans la durée ?

Une piste de réflexion est la suivante : Tarì fait remarquer qu’il faut distinguer deux directions de la lutte, d’un côté son horizontalité, l’extension du combat sur des territoires multiples, toujours plus étendus, et sa verticalité, son approfondissement :

Autonomie, dès lors, dans un sens politique, n’indique guère une tactique pour les affrontements de place, ni une tactique pour la prise du pouvoir par le bas, mais désigne l’espace et le temps d’une reprise de l’usage, de cette capacité d’habiter librement, selon la règle contenue dans la forme de vie au sein de laquelle nous avons décidé de persévérer. Il faudrait dès lors atteindre non pas un point de vue symétriquement à la hauteur de celui du gouvernement –nous n’en aurions pas, de toute façon, les moyens matériels-, mais plutôt un point de vue pourvu d’une verticalité qui sache pénétrer les profondeurs de la Terre, du temps et du soi, pour que la stratégie gagne proportionnellement en intensité – et de la sorte retourner l’attaque vers l’extérieur…Les territoires, pour devenir destituants, ont besoin d’être profondément habités et intensément peuplés par des affects ingouvernables…Rappelons-nous que nous sommes devenus le territoire de la taupe, et seule l’élaboration d’une spiritualité révolutionnaire peut atteindre ces profondeurs-là. (p.123)

Alors, un certain reflux des combats vers l’extérieur peut être l’occasion de développer des efforts pour approfondir la maîtrise sur les territoires conquis et faire accélérer « la maturation subjective nécessaire à la révolution » dont parle Tarì. Dans la lutte en cours un cadre pour un tel approfondissement émerge déjà sous la forme de la constitution/occupation des « maison du peuple » ou de clubs Gilets Jaunes dans différents villes. Ceux-ci ne servent pas seulement comme base de préparation des actions, mais également à la réflexion collective sur les orientations de la lutte. Selon Tarì il ne s’agit pas seulement de consolider l’emprise sur des territoires définis en termes géographiques. Il faut reconquérir surtout aussi des régions affectives et spirituelles modelées par l’ennemi :

En définitive, la gouvernementalité s’excerce directement sur les formes de vie qu’elle-même détruit, modifie ou modèle, c’est un pouvoir qui se veut, en ce sens, le gardien de leurs liens. Les territoires sont donc des variables secondaires par rapport aux liens matériels et affectifs à partir desquels, qu’on en produise des nouveaux ou qu’on en détruise des anciens, une population (dans le sens d’une masse d’individus atomisés, D.H.) est formée, ne devenant telle qu’une fois qu’un peuple ou une forme de vie ont été détachés, expropriés et isolés de leurs lieux propres – où par ‘lieux’ on ne doit pas entendre exclusivement des régions géographiques, mais aussi des régions spirituelles, linguistiques, imaginales. (p.118)

L’imagination a une place centrale dans ce contexte :

Il faut… penser l’imagination comme une forme préliminaire de destitution ; comme ce qui, par la dissolution des formes dominantes, permet la génération de nouvelles forme de vivre, et donc de la politique. C’est bien dans ces failles imaginatives, dans la brèche temporelle qui se détermine au cours de l’insurrection, qu’il nous faut chercher les transformations sensibles de la subjectivité révolutionnaire… (p.217)

Une telle imagination collective est intimement liée à des formes collectives de vivre le quotidien :

Le repas commun, dans la répétition, en commun, du geste qui permet de régénérer le corps de chacun, montre que l’un des aspects de la rédemption réside dans ce communisme de la régénération des corps et des esprits - renouvellement qui lui non plus n’est pas un début à proprement parler, mais un accomplissement où une autre dimension du temps et de la vie devient accessible. La signification du mot compagnon/compagne (c’est-à-dire le ‘co-pain’, celui avec qui on mange le pain, D.H.) dérive déjà, depuis toujours, de la répétition du samedi de la rédemption : partager le pain est peut-être le premier geste destituant… (p.201)

C’est un tel effort pour « pénétrer les profondeurs de la Terre, du temps et du soi » qui a été entrepris d’une façon exemplaire à Notre-Dame-des-Lande. Les défenseurs d’une zone de terre encore vivante, menacée d’extinction, ont gagné leur pari à travers une lutte tenace et de longue haleine. Ils se sont accrochés à la terre en recomposant leurs liens à travers débats, repas et fêtes. Et c’est l’intensité des liens et de la détermination lucide acquis dans ce processus qui ont garanti jusqu’à aujourd’hui la pérennité d’une nouvelle forme d’habiter le monde après la victoire de l’année dernière. On a parlé d’une apparition d’une multitude de ZAD sous forme de ronds-points occupés. La dynamique du combat de la ZAD de NDDL trouvera aussi une expansion par sa transformation en profondeur. Comme dit Tarì, en citant l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro : « … il faut penser, plus qu’à une révolution dans le sens traditionnel du terme, à ‘un état d’insurrection permanente comme forme de résistance‘ adéquate de notre temps. » (p.219)

Toutes ces citations peuvent seulement donner une idée rapide des pistes creusées dans le traité de Tarì. Elles ont bien sûr besoin d’être saisies dans toute leur portée dans le contexte de son écriture riche et pertinente. Puisse la lecture du livre –et peut-être un échange sur ses thèse entre ami(e)s- en ce temps de ralentissement relatif des actions constituer une antidote contre un bilan décourageant du mouvement qui risque de passer à côté de son acquis le plus précieux.

Dietrich Hoss, le 25-6-2019

[1Autonomie ! Italie, les années 1970, La fabrique 2011 ; La commune sauvée, dans : Itinérance coordonné par Josep Rafanell i Ora, Les Laboratoires d’Aubervilliers 2018 ; et <https://lundi.am/Hey-hey-aujourd-hu...>

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