Carte Postale

(aux camarades de lutte)

paru dans lundimatin#154, le 3 septembre 2018

Nous espérons que tout le monde va bien.

Après des mois de luttes et de rencontres, nous embarquions incognito sur un des nombreux flux du Capital à destination d’un foyer de révolte étranger. Au départ de Paris, en direction d’Athènes sur un gros navire volant low-cost de la flotte du tourisme mondial, avec une liaison à Mykonos. Soudain, une faille, problème technique, le navire de liaison ne viendra pas, nous sommes bloqués pour trois jours à Mykonos.

Nous décidons de profiter de ce voyage involontaire, de ces quelques jours en famille pour nous reposer. Nous trouvons une maison abandonnée dans le centre ville, face à la mer, un toit accueillant recouvert de plantes grasses, et nous passons trois jours à observer autour de nous, la géopolitique locale.

Petit paradis naturel où le soleil est brûlant et l’eau limpide. De majestueuses montagnes arides se dressent au milieu de l’antique mer égée (du nom de ce roi qui eut la bonne idée de se jeter à l’eau lui-même). De multiples petites chapelles surplombent la baie, resplendissantes de couleurs bariolées. Leurs coupoles bleues semblent sortir de la terre elle-même, tandis qu’une lumière divine coule sur l’île se reflétant sur les murs blancs immaculés des maisons.

Ce n’est là qu’une carte postale, une illusion raffinée. Pourtant, ici, nous comprenons ce que veut dire dépaysement : une émotion ressentie par le changement d’habitudes ou d’environnements. Il désigne souvent les sentiments associés à une immersion dans un environnement inconnu, différent de celui d’origine.

Ce sentiment est rare pour nous qui voyageons de métropoles en métropoles où les vies se ressemblent. Il paraît qu’il est précieux, qu’il est l’apogée du « voyage », tout l’occident court après lui entre le mois de juillet et le mois d’août, s’enfonçant toujours plus loin et de façon toujours plus indécente vers le reste du monde. Le tourisme de masse se déplace sans jamais l’atteindre, en reproduisant son confort partout où il va. Les aventuriers prennent d’assaut les derniers bastions hors de la modernité occidentale, s’enfoncent frénétiquement au fond de la forêt amazonienne, gravissent les plus hautes montagnes, font des reportages sur les dernières tribus autochtones ou les peuples d’Afrique, et par là, ils en détruisent la possibilité même. Levi Strauss disait en 1955 être prisonnier d’une alternative :« tantôt voyageur ancien confronté à un prodigieux spectacle dont tout m’échappe ou pire m’inspire raillerie et dégoût tantôt touriste moderne courant après les vestiges d’une réalité disparue. » La mondialisation et l’hégémonie occidentale ont rendu impossible la première alternative. Il ne nous reste que la mélancolie d’une archéologie du présent où nous voyons les ruines se former au fur et à mesure que nous progressons. Nous qui nous battons contre cette modernité, cet occident, nous ne pouvons plus « voyager », nous ne pouvons plus être « dépaysé ».

À moins que... à moins que nous envisagions « le dépaysement » depuis la politique. Lors de notre voyage à Mykonos, quel est « l’environnement inconnu » qui provoqua l’émotion ? Ce n’est pas un voyage sur une île-carte-postale ni dans une quelconque culture grecque, c’est un voyage en bourgeoisie qui souleva ces sentiments. Non pas la bourgeoisie en tant que classe sociale, mais la bourgeoisie en terme d’espace, une utopie bourgeoise, un territoire fantasmagorique façonné par la bourgeoisie.

La population locale touristes de luxe est composée d’une élite bourgeoise mondiale, des membres de tribus capitalistes venus d’Amérique, d’Asie et d’Europe. Ces individus, bien que montrant des spécificités biologiques ont tous en commun le fait d’être des produits de consommation. À coté de ces humains en plastiques emballés dans les derniers vêtements à la mode nous passions pour des extraterrestres. Loin de leur travail de lutte des classes dans leurs pays d’origine ils se retrouvent ici pour des activités étranges et multiples : les loisirs. Au fil des années de colonisation et d’aménagement de cette petite île, ils ont su construire un espace à leur image et entièrement réservé à leur utilisation.

La ville est composée uniquement d’espaces privés, la moindre habitation est un commerce : café, restaurant, bar, boite de nuit, hôtel, chambres à louer. Les jolies petites ruelles sont un passage entre ces espaces comme dans un parc d’attraction ou un centre commercial. La mer qui s’étend au loin est un panorama potentiel pour les terrasses, sauf à un endroit précis, où les autochtones viennent griller au soleil sur du sable artificiel. La montagne est entièrement recouverte par des routes qui mènent vers des pôles de transport.

Avant tout, l’environnement est safe, sous contrôle, rien ne peut se produire d’inattendu. Les individus sont ici entre égaux, en non-mixité, il n’y a (en apparence) pas de conflit, pas d’antagonisme. Il n’y a aucun policier, c’est l’environnement qui produit le contrôle. Cette sécurité ne se traduit pas comme chez nous par des armes et des caméras mais par une lumière surnaturelle, des espaces lumineux faits de matériaux de luxe. Petites maisons blanches illuminées par une lumière blanche. Des espaces tout cotonneux où la douceur est lumineuse : ventilateur, climatisation, coussins, propreté extrême, on doit se sentir bien partout. La pureté blanche de la lumière artificielle.

Et puis, bien sur, il y a l’envers du décor, la crasse, l’opacité. C’est là que nous avons établi nos quartiers, où l’on se sentait à notre place, comme chez nous. Là où la lumière est l’ordre, l’ombre est un refuge. A Mykonos, la moindre zone sombre est remplie, occupée.

Sur une petite place, une église avec les pieds dans l’eau, quelques rochers, une maison en ruine et 200m2 d’obscurité. A peine on se penche vers cette oasis de noirceur, qu’un grouillement s’ébruite de pars et d’autre de la place. C’est ici que l’on trouve les vendeurs de drogue, toute une organisation de prostitution, où de vieux bourgeois respectables viennent caresser de jeunes hommes pakistanais, de vieux pervers qui rodent autour des boîtes de nuit, quelques rêveurs, les travailleurs immigrés... et nous. C’est aussi ici que l’on trouve des alliés.

Pour nous, ce voyage en bourgeoisie fut beaucoup plus troublant que notre séjour à Exarchia. Notre arrivée à travers le labyrinthe de la propriété privée fut une aventure sans égale, les populations rencontrées, d’un intérêt anthropologique certain. Pourquoi nous vous invitons à voyager en bourgeoisie ?

D’abord par esprit scientifique, pour mieux connaître ce peuple impérialiste, y compris dans ses mœurs les plus effrayantes. Pour tisser des liens et des alliances au creux des zones d’ombres qui compose ces espaces. Mais surtout pour retrouver ce romantisme du « voyageur ancien », ce plaisir de l’exotisme, du dépaysement. Et puis, l’aventure ! Ne pas être à sa place, déranger l’ordre policé du sensible.

Voyageons à travers les antagonismes et leurs myriades de frontières psycho-géographiques !

Bisous, Signé X

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