CALAIS, ROUTINE DE FRONTIERE

Par Louis Witter

paru dans lundimatin#135, le 28 février 2018

En octobre 2016, le camp de réfugiés de Calais était expulsé sous les caméras du monde entier. Pourtant, de nombreux exilé-e-s arrivent encore chaque jour afin de rallier le Royaume-Uni, malgré les conditions de vie difficile et les expulsions quasi quotidiennes de leurs abris de fortune par la police. Chronique d’une terrible routine dans le calaisis.

Lundi 19 février, centre ville, Calais-Nord sous la drache

On n’y voit pas à trente mètres. Faite de grosses gouttes, une pluie dense s’abat sans discontinuer sur les routes goudronnées et sur les terres aux abords de la ville, transformant l’asphalte et les fringues en énormes éponges impossibles à essorer. Des bulles apparaissent à la surface des flaques, le sol respire avec difficulté. En début d’après-midi, bravant la flotte, le facteur distribue laborieusement son courrier entre la rue du Pont Lottin et la rue des Communes, comme à son habitude, un vent glacial fouettant les rayons chromés de sa bicyclette. Quelque chose semble avoir changé à Calais dans le centre-ville. Peut-être moins de policiers, ou moins de gars qui marchent sur les abords des départementales. C’est bien plus tard, dans un bar bourré d’étudiants, qu’un type du sud venu ici en formation mettra des mots sur ce changement. « Quand on m’a proposé une formation à Calais il y a quelques mois, oui j’ai hésité. On entendait parler partout de La Jungle de Calais. La Jungle quoi, forcément ça fait peur avec un mot comme ça ! Mais depuis que je suis arrivé, il y a deux mois, je n’en ai pas vu un seul ».

« Pas vu un seul ». Sans même lui demander, son expression est claire et limpide et il n’est pas difficile de savoir de qui il parle. Les réfugiés, qui autrefois arrivaient de la gare puis traversaient le centre ville pour se rendre sur la zone des dunes, semblent en effet avoir disparu. Depuis le très médiatisé démantèlement du camp l’année dernière, qui abritait plus de dix mille exilés et exilées venus des quatre coins du monde, beaucoup pensent que Calais n’est plus une ville de passage, d’espoirs et de désespoirs, que tout cela fait partie d’un passé bien géré par l’Etat et d’une page définitivement tournée de l’histoire locale. Une restauratrice du centre, sur le pas de la porte de son café, invective les journaux qui ont « descendu la ville ». « A les écouter on se serait crus à Bagdad, alors qu’on en est bien loin » s’étonne-t-elle, pointant du doigt une image véhiculée durant des années par la presse britannique à sensation. Si le camp a bien été « évacué » - et il faudra, un jour, creuser la portée terrible de ce mot qui sous-entend que c’est pour la protection des personnes qui y étaient plus que pour la protection des pouvoirs qui se succèdent depuis des décennies sans rien n’y changer - les âmes errantes, elles, subsistent, et avec elles leur lot de galères, de passages et de tragédies.

Mardi 20 février, Rue des Garennes, aux abords de la Rocade qui mène aux camions en partance pour le Royaume-Uni

Deux camionnettes de CRS sont garées là, rue des Mouettes, moteurs allumés pour le chauffage et phares éteints, alors que la pluie s’abat depuis de longues heures. Le vent venu de la mer souffle fort, balayant la flotte par bourrasques sur les pare-brises des deux fourgons blancs et charriant l’odeur de Tioxide, l’usine de dioxide de titane située sur le bord de la route. D’une ruelle près de l’ancien campement surgit un garçon, un jeune garçon, déboussolé, casquette vissée sur la tête et baskets blanches complètement trempées aux pieds. La portière de l’une des deux camionnettes s’ouvre, ça crie, l’adolescent réapparait de l’autre côté. Déboussolé, c’est le terme. Il avance, regarde autour de lui, se dirige vers la route de Gravelines, regarde à gauche puis à droite. Il s’approche, les larmes coulent sur ses joues. Il pleure. Dans un anglais entrecoupé de hoquets de désarroi, Habib, originaire de Cape Town en Afrique du Sud, quinze ans dont plus d’une de route, livre un peu de son histoire et de lui même. Il est arrivé à quatorze heures aujourd’hui de Paris, où il a passé l’hiver, dehors, alors que les flocons tombaient sur les campements de Jaurès et de La Chapelle. Son père et sa mère sont morts, il y a peu, et ne voyant pas comment il pouvait continuer à vivre, il s’est mis en tête de rejoindre son oncle qui vit à Londres.

Il a connu l’enfer du travail forcé en Libye, le danger de la traversée de la Méditerranée en bateau et la peur du passage de la frontière entre l’Italie et la France. Persuadé que le passage pour l’Angleterre se fait à pieds, il a longé durant des heures les grillages, les barrières et les barbelés en lames de rasoir qui coupent la rocade des embarquements aux ferries. Pour la première fois, depuis une semaine, les hébergements d’urgence ouvriront de nouveau ce soir en raison du froid. Deux bénévoles – un Allemand de la vingtaine et un Ecossais qui tape du pied en sifflant un reel de Glasgow – arrivent en camionnette. Ils sont tous deux de l’Auberge des migrants et se chargent ce soir des mises à l’abri des personnes vulnérables. De dix-sept heures à dix-neuf, ils s’occuperont avec d’autres de guider les mineurs vers l’association La Vie Active, qui se chargera elle de leur hébergement. Par chance, c’est d’ici que partent dans une heure les bus qui mèneront les mineurs et les femmes vers une place au chaud, pour quelques jours encore avant que de nouveau, ils soient remis à la rue et livrés à eux mêmes.

Mercredi 21 février, Rue des Verrotières, camp de fortune

Johnny, Danny, Sunny et Jared se mettent à marcher vers le centre-ville. Aujourd’hui est le premier jour de beau temps depuis le week end dernier, malgré le froid glacial qui s’engouffre, pernicieux, entre les moindres interstices des manteaux et des chaussures. Les quelques affaires que les CRS ne leur ont pas confisquées ces derniers jours ont eu le temps de sécher ce matin auprès du feu ou accrochées aux arbres, au soleil. Les trois premiers sont Erythréens et Jared, lui, est Ethiopien. Tous les quatre discutent en Tigrigna, Jared jongle avec l’anglais. A Addis-Abeba d’où il vient, il était auparavant chauffeur de taxi. « Il y a trois semaines, il y a eu une énorme bagarre lors d’une distribution de nourriture. Il y a eu des coups de feu. Un de nos amis, Samy, est encore à l’hôpital » raconte-t-il en marchant près des pavillons blancs dont pour certains, les grilles ont été refaites il y a peu. En témoigne le ciment frais au sol, plus gris, ainsi que les écriteaux « SURVEILLANCE – SECURITE – GARDIENNAGE - 24/24 - 7/7 » placardés sur les portes. Quelques regards, méfiants, les suivent sur leur chemin. Les quatre gars vont faire quelques courses dans un supermarché un peu plus loin. Arrivés, les regards les suivent toujours, eux n’y font même plus attention.

Le soir venu, une bénévole en dit un peu plus sur la fusillade de l’autre jour, un règlement de comptes entre passeurs. Celui qui est aujourd’hui encore à l’hôpital, c’est un jeune qu’elle aidait depuis longtemps. La balle lui a touché le cou, il ne bougera plus. Seules sa tête et sa bouche répondent encore, alors que ses jambes étaient pour lui son seul espoir de grimper sur un camion et rejoindre le Royaume-Uni. « La première semaine, il n’arrêtait pas de pleurer. Quand je suis venu le voir, je n’ai pas pu entrer la chambre. J’étais tétanisée » se remémore-t-elle difficilement. Et de souffler dans un petit rire désespéré, « au moins, on a réussi à négocier un lit à côté de lui pour un de ses amis, c’est déjà une mise à l’abri de plus ». Pour cette jeune parisienne de vingt deux ans, venue donner de son temps à Calais, ces huit derniers mois passés nuit et jour sur le terrain ont été éprouvants. « Ca m’est déjà arrivé d’amener moi même des gamins à l’hôpital, blessés au couteau, car les ambulances ne veulent pas venir les chercher avant que la police ne sécurise les lieux » explique t-elle. « Quand je suis arrivée oui, on avait espoir de voir se recréer un nouveau camp, en dur, un peu organisé ». Un espoir, perdu, au fil des journées rythmées par les expulsions matinales.

Jeudi 22 février, Rue Ader, hangar de l’Auberge des Migrants

La « Warehouse », comme les bénévoles l’appellent, est un lieu étonnant situé à la sortie de la ville. De nombreuses associations y ont mis leurs forces en commun pour agir sur Calais et sa zone. Dans cet immense hangar, des dizaines de volontaires venus de toute l’Europe et de plus loin encore préparent les distributions de quelques deux mille cinq cent repas par jours et des vêtements pour les exilés et les exilées. Carine, une bénévole, a emménagé à Calais en début d’année. Aujourd’hui, elle vient aider à l’organisation des distributions. A l’entrée, un grand tableau noir liste les associations présentes et leurs contacts. L’Auberge des migrants tout d’abord, à qui appartient le bâtiment, Refugee Youth Service, Utopia 56, Refugee Community Kitchen, School Bus Project… Parmi elles, beaucoup d’organisations britanniques, comme la cuisine, située sur la gauche du hangar et de laquelle sortent des odeurs d’oignons qui mijotent. Récemment, celle-ci a été sommée par l’état français de se mettre aux normes d’hygiène. Des travaux qui ont coûté plus de cent mille euros, sortis de la poche des associations. Derrière les grandes marmites fumantes, une vingtaine de cuistots s’activent pour les distributions du jour. Dans quelques minutes, des camionnettes partiront vers la rue des verrotières, l’hôpital ou encore la place de Norvège avec des dizaines de repas chauds chargés dans le coffre.

Derrière le hangar principal, Louis, l’Ecossais, transpire à grosses gouttes, hache à la main. Ici, plusieurs hommes et femmes coupent du bois en morceaux. Il sera donné plus tard aux réfugiés pour qu’ils se réchauffent, autour de feux de bois sec. Selon les bénévoles, même le bois a été saisi il y a quelques jours par les policiers, lors d’une expulsion matinale comme après chaque don de tentes. Un volontaire, croisé mardi lors des mises à l’abri, a revu Habib ce midi sur un point de distribution. Après deux nuits passées dans la ville aux portes du Royaume Uni, le jeune adolescent a craqué. «  Il a commencé à crier qu’il n’avait rien à faire ici, qu’il voulait rentrer à Paris, que tout le monde devait partir » précise Emil. Lui, en cuisine, lave de grande thermos qui serviront dans peu de temps à servir du thé aux exilés et exilées alors que dehors, les températures s’approchent de plus en plus du négatif. A la warehouse, toutes les volontés sont les bienvenues. « On a parfois des gens qui viennent pour quelques jours, d’autres pour quelques semaines, et même certains qui restent plusieurs mois » explique Mathilde, de l’Auberge des migrants. Allemand, anglais, espagnol, en dix minutes trois langues différentes sont parlées dans le hangar. « Il y a même un Brésilien qui est arrivé il y a pas longtemps ! Il avait du temps à donner pendant son tour du monde, il est venu apporter son aide » se réjouit Carine en s’engouffrant dans le hangar.

Le soir venu, lors d’une soirée passée avec des volontaires, l’une d’entre elle a mis des mots sur cette absence de temporalité qui fait de Calais un enfer pour les exilés et les exilées. Venue de banlieue parisienne il y a plus d’un an, elle rentrera demain à Paris, « pour de bon ». Elle aussi, au fil des mois, a perdu un peu de l’espoir qui l’animait à son arrivée. « Parfois il se passe deux trois jours à Calais, mais toi t’as l’impression que c’est une semaine. La notion du temps a complètement disparu dans cette situations d’urgence où les gens ne savent pas si ils seront hébergés le lendemain ou si ils pourront manger à leur faim ». Au rez-de-chaussée de ce petit immeuble du centre-ville, elle et sa coloc ont hébergé des mois durant une dizaine de garçons, en majorité des Erythréens et des Oromos, une minorité d’Ethiopie. Malgré les difficultés, elle raconte les histoires les plus racontables, les plus joyeuses, « un jour, un gars est sorti du Centre de rétention administrative. Il y avait perdu une bague à laquelle il tenait énormément. On n’avait carrément pas d’espoir de la retrouver. Mais on a passé des heures à passer des coups de fils à tous ceux du CRA qu’on connaissait, et on a fini par la retrouver, cette bague ».

Vendredi 23 février, centre ville, gare de Calais-Ville

En début d’après-midi, près de la gare SNCF où arrivent chaque jour de nouveaux réfugiés venus de Paris, se parque une petite camionnette de société. En descend Laurent, la quarantaine, du Nord, qui a grandi dans les environs. Depuis des années, il aide comme il peut les exilés, discrètement. Enfin discrètement, jusqu’à une affaire l’année dernière qui lui a valu condamnation, sans peine. Poursuivi pour avoir conduit des réfugiés iraniens en Angleterre sur un petit bateau, il n’arrête pourtant pas de continuer à venir apporter ce qu’il peut. Et il remonte, son engagement. Il a commencé alors que des kosovars albanophones venaient tenter la traversée de la Manche, au milieu des années quatre-vingt dix. Arrivé rue des Verrotières, il s’approche près d’un feu qui crépite et autour duquel une petite dizaine de personnes se réchauffent. Une odeur de café qui bout sur la braise rouge flotte à l’orée de la petite forêt, quelques silhouettes sortent de leurs tentes qui tiennent miraculeusement debout malgré le vent. Laurent, qui agit parfois seul et parfois en soutien d’associations, ne se reconnaît pas dans une organisation particulière. « Quand j’ai du temps je viens là, je viens les voir, prendre des nouvelles, leur filer des trucs quand je les ai » dit-il, le nez derrière un épais keffieh. La routine, depuis des années, pour ce père de deux enfants qui fut dans sa jeunesse dans le génie militaire à reconstruire des routes en ex-Yougoslavie.

Auprès du feu, certains n’ont même plus de chaussures depuis les pluies diluviennes des derniers jours. Les pieds gelés, près du feu, Misai demande une paire de grolles en 42, un autre en 45 et un dernier en 40. Derrière la décharge, où quelques tentes se sont installées pour éviter tant bien que mal les expulsions sommaires, le besoin est d’une tente et si possible, d’un sac de couchage. James, Camourenais de la vingtaine, demande à Laurent une carte sim pour son téléphone, dont la puce ne fonctionne plus. Ni une ni deux, Laurent remonte dans sa camionnette, s’allume une clope et fonce à quelques kilomètres de là, à la « warehouse ». A l’intérieur, conseillé par deux bénévoles, il chope une tente, un duvet, un oreiller, trois paires de pompes chaudes et une carte sim, puis retourne derechef rue des Verrotières. Comme d’habitude, deux cars de CRS sont garés là, un œil sur ce qui se passe dans le camp. « Là bas, on voit encore quelques tentes que j’ai distribuées la semaine dernière avec une asso. Il n’en reste presque plus, les gars se sont fait dégager entre temps. Ils pètent les arceaux des tentes et les toiles, comme ça elles sont inutilisables » s’exaspère-t-il en grimpant sur le talus. Sous une ligne à haute tension, deux tentes sont posées là. Pas loin, un sac de couchage sèche dans les branches d’un arbre. La scène est un peu irréaliste. Il reviendra demain, comme tous les jours, voir « si tout va bien ». Il est un des derniers types du coin à venir, quotidiennement, apporter de son temps et de son énergie rue des Verrotières. Le soir tombe, pas loin de là, sur l’emplacement de l’ancien camp de la ZI des Dunes. Plus une tente, plus une âme. Seules d’énormes traces de roues de camions, qui témoignent de la volonté d’y bâtir prochainement.

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