« Burning Country » Les syriens dans la guerre et la révolution...

Interview avec Robin Yassin-Kassab

En Route ! - paru dans lundimatin#85, le 13 décembre 2016

La guerre en Syrie est en passe de devenir le mouroir d’une génération révolutionnaire qui s’est levée depuis 2011 au moins. Une seule vague révolutionnaire a fait des bons d’un côté à l’autre de la méditerranée. Une seule vague de contre-révolution s’abat désormais sur elle. « Ne bougez plus sinon viendront les rivières de sang... » semblent nous dire à l’unisson et en autant de langues différentes, toutes les puissances étatiques investies sur le « terrain » syrien.

Ce sont aujourd’hui près de 12 puissances étrangères qui bombardent ce pays en état de guerre civile multi-partite. La superposition des enjeux particuliers de telle ou telle puissance ou de ses alliés, de tel ou tel groupe tour à tour favorisé par untel ou untel, semble avoir enlevé toute lisibilité à la révolution syrienne. Le mouvement populaire d’émancipation qui avait pris les rues en 2011, dans le sillage des révoltes arabes contre les autocraties, pour renverser le régime Assad, semble avoir disparu sous les intrigues diplomatiques qui font la une de l’actualité. Les lectures conspirationnistes et confusionnistes qui font florès de l’extrême-gauche à l’extrême droite continuent de maintenir les révolutionnaires syriens dans un isolement sidérant, et c’est une catastrophe sans équivalent récent qui joue là ses derniers actes dans le plus grand silence.

Depuis mercredi dernier les quartiers-est d’Alep, symboles de l’insurrection, libérés de l’emprise du régime depuis plus de quatre ans et auto-organisés par les différentes tendances de la rébellion, sont retombés dans les mains du régime. Pour en arriver là il aura fallu toutes les apparentes tergiversations des puissances membres du conseil de sécurité de l’ONU et leur ralliement de facto au scenario de l’abandon d’Alep à Assad et ses alliés russes et iraniens... ainsi qu’un déluge de feu et d’attaques chimiques d’une envergure inégalée.
Il est peut-être déjà trop tard pour « sauver » la révolution syrienne, mais ce qui a commencé en 2011 en tant d’endroits du pourtour méditerranéen a semé des graines qui mettront des années à mûrir sous la glace. Il nous faut, à nous au moins autant qu’aux syriens, comprendre ce qu’il s’est passé et en tirer les leçons qui s’imposent.
L’entretien qui suit est une première pierre à cet indispensable travail d’explicitation.

Lundimatin : Votre livre, « Burning country », se concentre sur la nature spécifique de la révolution syrienne et l’énergie extraordinaire qui s’y est libérée. Nombre d’aspects qu’il met en lumière sont largement inconnus en France (mis à part quelques travaux universitaires) ou sont occultés par la rhétorique omniprésente de la « guerre au terrorisme ». A la lecture du livre on est frappé par l’apparente maturité qui se dégage, avant l’entière militarisation du conflit, du soulèvement révolutionnaire syrien et des formes inédites qu’il s’est donné en de nombreux endroits. Pouvez-vous donner quelques éléments pour les lecteurs français sur ce qu’il reste à sauver de la révolution syrienne et sur la manière dont elle se poursuit ?
Robin Yassin-Kassab : Il y a encore près de 400 conseils locaux et provinciaux qui organisent la vie quotidienne sous les bombes dans les zones libérées. A peu près la moitié d’entre eux sont directement élus, et l’autre moitié ont des formes quasi-démocratiques, pratiquant la démocratie interne ou le consensus communautaire. Il y a des syndicats indépendants, des centres de femmes, des projets communautaires de santé ou d’éducation, plus de soixante journaux et des dizaines de stations de radio indépendantes. Il y a une culture de questionnement et de débat, et un véritable fleurissement culturel. C’est exactement cela qui est visé tant par les bombardements de Assad et de la Russie, que par les dizaines de milliers de miliciens soutenus et équipés par l’Iran, que par l’État Islamique, et même, par moments, par le Jabhat al-Nusra (ex-branche syrienne d’Al Qaïda).

LM : Dans votre livre, vous citez un certainOmar Aziz faisant un parallèle direct entre la Commune de Paris et la première phase de la révolution syrienne, pouvez-vous nous dire qui il était et comment il a influencé l’esprit spécifique de la révolution syrienne ?
RYK : Omar Aziz était un anarchiste syrien. Il a écrit un document, au huitième mois de la révolution, dans lequel il défendait qu’il n’était plus suffisant de manifester et que le peuple révolutionnaire devrait commencer à mettre en place ses propres structures populaires pour se substituer à celles de l’État oppresseur. Plus précisément il appelait à la formation de conseils locaux pour permettre aux communautés de prendre en main leurs affaires, et pour commencer une révolution sociale. Il espérait déjà que de tels conseils puissent voir le jour à l’échelle provinciale voire nationale. Omar a participé à la mise en place des trois premiers conseils locaux, à Zabadani, Barzeh et Daraya. Il fut alors arrêté par le régime. Il est mort en prison la veille de son soixante-quatrième anniversaire. Des centaines de conseils locaux et provinciaux ont été mis en place après sa mort.
LM : La plupart des militants de gauche ou révolutionnaires en Europe ont entendu parler et soutiennent plus ou moins activement l’expérimentation sociale menée par le PYD-PKK (partis-guerillas à majorité kurde) au Rojava (cantons du nord de la Syrie). Sans entrer dans le détail des nombreux points de friction qui opposent des franges de la rébellion syrienne et le PYD (branche syrienne du PKK), pensez-vous que la gauche radicale et les mouvements sociaux en Europe auraient dû soutenir plus franchement les révolutionnaires dans le reste de la Syrie ?
RYK : Un très grand nombre de réalisations positives ont eu lieu au Rojava – particulièrement en ce qui concerne les droits des femmes et leur participation à la vie politique ou encore avec la mise en place de conseils communautaires (ou de communes). Malgré cela, le PYD reste un parti-milice autoritaire qui a souvent été un appui de fait du régime Assad et a joué à divers moments un rôle contre-révolutionnaire. Dans certains cas il a occupé des zones majoritairement arabes avec le soutien des bombes russes et en a chassé les conseils démocratiquement élus. J’aimerais que la gauche et les révolutionnaires en Europe témoignent d’une solidarité critique au projet du Rojava – en soutiennent les grandes réalisations et en critiquent les erreurs et les échecs. J’aimerai aussi qu’ils en apprennent plus à propos des expériences de conseils en dehors du Rojava, de ces conseils qui ne fonctionnent pas sous l’égide d’un parti unique, et qu’ils leur témoignent également une solidarité critique.

LM : De nombreuses voix venant de la gauche analysent la situation à travers les lunettes rouillées de la guerre froide et s’enferrent dans des analyses géopolitiques (pour ne pas dire carrément conspirationnistes) comme pour ne pas entendre ce que disent et font réellement les gens qui ont pris la rue, au risque de leur vie, pour une vie meilleure. Diriez-vous que les « printemps arabes » ont ouvert un nouvel espace politique transnational dans le dos de la vieille gauche, espace dans lequel il nous faut encore prendre pied ? Dis autrement, que nous enseignent les rues arabes depuis 2011 ?
RYK : Plutôt que de mettre en œuvre des solidarités avec les franges démocratiques, de gauche ou ouvrières du mouvement révolutionnaire en Syrie, la soit-disant « gauche » en Europe s’est réfugiée dans des considérations géopolitiques oiseuses, des théories conspirationnistes et autres mythes orientalistes. Ils sont pour une part allés jusqu’à imaginer, contre toute évidence, qu’il s’agissait là d’une nouvelle manœuvre américaine pour faire tomber un régime. Ils ont par ailleurs totalement ignoré la réelle opération impérialiste menée, en Syrie, par la Russie et l’Iran. Ils ont ensuite adopté ce mythe islamophobe, selon lequel la révolution syrienne ne serait le fait « que d’Al Qaïda », pour finalement répéter à l’envie la rhétorique de la « guerre à la terreur » qu’on entendait auparavant exclusivement du côté de la droite. J’accuse les personnalités, les commentateurs et les revues de gauche plus que les gens ordinaires qui forgent leur avis à partir de ces sources. Comment ces analystes ont-ils pu s’être trompé à ce point ? En partie du fait de leur profonde ignorance de la Syrie et du grand moyen-orient, mais plus grave, cette erreur met le doigt sur des échecs plus grands encore qui paralysent « la gauche » dans le monde entier et ouvrent partout une autoroute aux extrêmes-droites. Au rang de ces erreurs il y a cette tendance marquée à s’aligner sur des états autoritaires pour peu qu’ils soient perçus comme « anti-impérialistes », l’échec répété à entendre ou à essayer de comprendre les voix venant de la base, mais aussi une banqueroute intellectuelle totale qui fait la part belle à toutes les théories conspirationnistes et aux discours de propagande. Les contre-révolutions sont en train de gagner, mais si nous voulions y prêter attention, les révolutions dans le monde arabe ont des leçons à nous donner sur le formes d’organisation et de résilience dans un processus révolutionnaire. Nous pourrions aussi apprendre des contre-révolutions elles-mêmes si nous les analysions correctement. Comment les pouvoirs en place cherchent à diviser pour rester maîtres du jeu et surtout dissimuler leurs propres crimes ? Comment des états -y compris des états qui semblent être opposés les uns aux autres- s’entendent parfaitement pour écraser les rêves de liberté ? Sous de nombreux aspects, la révolution syrienne est la révolution sociale la plus profonde depuis l’Espagne des années trente. Et « la gauche » est passée à côté .

LM : A l’heure où nous parlons, Assad, Poutine et leurs alliés essayent de se débarrasser définitivement de la rébellion à Alep à travers ni plus ni moins qu’un massacre de masse. L’élection de Trump aux Etats-Unis est probablement un autre pas vers l’enterrement de tout espoir de changement immédiat pour le peuple syrien. Beaucoup de syriens sont aujourd’hui en Europe et se posent la question de comment poursuivre, depuis ici, ce qui a été commencé là-bas. Comprendre ce qu’il s’est passé est une nécessité tant pour les syriens que pour quiconque espère et œuvre pour un changement radical. Que peut-il être fait ici pour sauver ce qui peut l’être ?
RYK : Quoi qu’il arrive désormais, il est toujours extrêmement important de corriger le récit qui a été fait sur la Syrie et de comprendre ce qu’il s’est réellement passé. Il est tout à fait déprimant de voir si peu de gens manifester contre les crimes de la Russie, plus encore quand les effets de ces crimes affectent pourtant directement l’Europe. Aussi longtemps que Assad sera conservé au pouvoir, des millions de réfugiés ne pourront pas rentrer chez eux, et le jihadisme continuera à proliférer. Nous devrions manifester et mettre la pression à nos gouvernements pour imposer des sanctions économiques à la Russie et à l’Iran. La Russie pourrait par exemple être exclue du système international de paiement. La victoire du fascisme en Syrie participe à une offensive interconnectée de l’extrême-droite qui affecte l’Amérique, l’Europe aussi bien que le Moyen-Orient. Nos destins sont liés.

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