Burning Country. Au cœur de la révolution syrienne

« L’opération contre-révolutionnaire parfaite menée par Bachar El-Assad et ses alliés, visait autant le peuple syrien que toutes celles et ceux qui prétendent prendre en main leur destin et faire tomber le vieux monde. »

paru dans lundimatin#182, le 10 mars 2019

« Le cas syrien pose des questions cruciales à l’attention des révolutionnaires de par le monde. »

Burning Country, éditions L’échappée, p.283

En décembre 2016, lundimatin publiait un entretien avec Robin Yassin Kassab, un des deux co-auteurs de « Burning Country » ouvrage qui était déjà considéré comme l’une des meilleures recensions du mouvement populaire syrien contre la dictature de Bachar Al-Assad. Aujourd’hui, Bachar semble avoir repris le contrôle sur l’essentiel du territoire et les populations civiles sont prises dans le tir-croisé des différents groupes armés qui se disputent les quelques morceaux du territoire qui lui échappent encore. Le mouvement est pourtant passé près d’une victoire sans appel contre le clan Assad. Il aura fallu l’investissement sans réserve de la puissance de feu aérienne de la Russie de Poutine et la présence au sol de multiples milices armées et pilotées par l’Iran, pour contrer le raz-de-marée populaire qui avait conquis les deux-tiers du pays, construisant de villages en quartiers, une Syrie libre en devenir.

Plus personne ne parle de la révolution syrienne, tout au plus concède-t-on une moue gênée à l’évocation du calvaire des populations civiles dont les images (de massacres, de tortures, de viols…) ont envahi les réseaux sociaux. Le « dernier réduit de Daesh » vit ses dernières heures depuis des jours, sous l’œil des caméras, circulez, il n’y a plus rien à voir en Syrie.

La sortie en français de Burning Country, aux éditions L’échappée, en ce mois de mars 2019, est un acte de réparation nécessaire. Le grand intérêt de ce livre est de redonner une voix au peuple révolutionnaire syrien dans sa diversité, dans ses contradictions, dans sa très grande force aussi... ainsi que de participer à la transmission de leur expérience. L’opération contre-révolutionnaire parfaite menée par Bachar et ses alliés, visait autant le peuple syrien que toutes celles et ceux, dans le monde arabe et musulman et bien au-delà, qui prétendraient, dans le sillage des soulèvements en chaîne qui n’ont cessé de 2010 à 2016, prendre en main leur destin et faire tomber le vieux monde. Tout était fait pour que le « cas syrien » soit le tombeau des exigences de liberté et de dignité.

Cet hiver pourtant, plusieurs signes semblent témoigner de l’échec de cette stratégie. Les rues soudanaise connaissent à nouveau la clameur populaire, le dictateur Omar El-Béchir a déclenché l’état d’urgence militaire et est parti prendre conseil auprès de Bachar Al-Assad. l’Algérie s’est elle aussi soudainement réveillée, vendredi 8 mars encore -alors que « Burning Country » arrivait sur les étals des librairies françaises- les rues d’Alger, noires de monde, criaient à la chute du « système ». A lire le récit du mouvement populaire en Syrie, on voit aussi tout ce qui rapproche le mouvement des gilets jaunes en France de cette vague révolutionnaire transnationale qui défie, elle aussi, tous les pronostics d’épuisement…

***


Extrait de la préface du collectif de traduction (Burning Country. Au cœur de la Révolution Syrienne, éditions L’échappée, mars 2019).

Faire expérience

L’enthousiasme contagieux des manifestations tunisiennes, des katibas libyennes, de la place Tahrir égyptienne, des émeutes yéménites, des « jours de rage » syriens, de l’occupation du parc Gezi, des chants de la rue soudanaise, sans parler des quelques répliques que ce tremblement de terre a produites ici et là en Occident, a buté sur le constat, devenu partout évident, de la victoire de la contre-révolution. En Syrie, il s’est brisé sur la pire des raisons d’État.

La parution de Burning country répond à la nécessité de sortir de cet état de sidération si propice au statu quo, au renoncement et au repli. En 1936, Walter Benjamin écrivait déjà : « Chaque matin on nous informe des derniers événements survenus à la surface du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires remarquables. Cela tient à ce qu’aucun fait ne nous atteint plus qui ne soit chargé d’éclaircissements : dans tout ce qui est produit presque rien n’alimente le récit, tout nourrit l’information. » Cette phrase fait écho à la manière dont l’histoire vécue se fait constamment engloutir et reléguer au rang d’anecdote, tandis que les médias nous assomment avec un flot continu d’informations et d’images désinvesties. Ici, le parti pris des auteurs est de redonner au récit populaire une place centrale et de permettre ainsi de s’émanciper du prisme hégémonique de l’information (description des expériences d’auto-organisation révolutionnaires dans tous les domaines de la vie quotidienne : santé, éducation, alimentation, énergie, etc. ; tensions entre mouvement civil et milices rebelles ; explosion et foisonnement de la vie culturelle, etc.).

En effet, la richesse de ce livre, parmi tous les ouvrages qui décrivent la situation syrienne, est de faire entendre une multiplicité de voix, toutes confessions confondues, issues du soulèvement. Il met également en perspective sa généalogie, son caractère singulier dans le contexte des « Printemps arabes », ainsi que le rôle déterminant des regards surplombants qui ont été portés, depuis ici, sur la situation là-bas. S’y dessine la possibilité, par endroits et pour un temps, d’un soulèvement populaire sans parti dominant, qui trouve par la voie de l’expérimentation les formes qui lui assurent sa force et sa longévité. Formes où se révèle une capacité inattendue des communautés locales à prendre en main leur propre organisation, leur autonomie matérielle, politique et militaire, dans un contexte de retrait transitoire de l’État. L’expérience populaire de la révolution syrienne, telle que relatée dans Burning Country, a bien failli avoir raison d’un des appareils sécuritaires les plus redoutés au monde – avant l’intervention des puissances extérieures. (...) »

Extraits

« Le 28 janvier 2011, dans la ville d’Hassaké, au nord-est du pays, Hassan Ali Akleh s’immola pour protester contre le régime. Ce geste – qui fut peu remarqué – faisait écho à celui de Mohamed Bouazizi, dont l’immolation six semaines auparavant en Tunisie avait été le déclencheur du soulèvement révolutionnaire transnational connu sous le nom de « Printemps arabe ». Des manifestations sans précédent avaient éclaté en Tunisie, en Égypte, au Yémen, à Oman et au Maroc. Elles s’étaient étendues rapidement à la Libye et au Bahreïn et trouvèrent des échos internationaux au sein de mouvements comme Occupy et les Indignados. Cette révolte massive s’élevait contre la répression d’État, la corruption des élites, la pauvreté et les inégalités. Les mobilisations étaient décentralisées et spontanées. Elles n’étaient ni dirigées par des partis politiques ni déterminées par les discours traditionnels du socialisme, du nationalisme ou de l’islamisme. Il s’agissait de « créer une nouvelle géographie de la libération, qui n’était plus cartographiée à partir des structures de domination coloniale ou postcoloniale », mais comme une « restructuration [qui] impliquait une émancipation bien plus radicale ». Ces mobilisations ont uni les gens, principalement les jeunes, au-delà des barrières de classe, de genre et d’orientation religieuse. Le slogan « Al-chaab yourid isqat an-nizam » (« Le peuple veut la chute du régime ») a retenti à travers les rues et les places du Moyen-Orient. Ces moments d’insurrection ont entraîné la suspension éphémère de l’idéologie absolutiste de l’État sans que pour autant une proposition concrète sur ce qui devait subvenir après la chute du régime fût formulée. La désobéissance civile, les grèves, les protestations et les occupations de l’espace public se sont développées. On mit en place des réseaux, des alliances et l’on partagea des tactiques de luttes, notamment à travers les médias sociaux. Vers la fin du mois de janvier, la dictature de Ben Ali – qui avait duré 23 ans en Tunisie – tomba. Au même moment, le monde entier regardait en direct les images de la place Tahrir au Caire, où des centaines de milliers de personnes scandaient des slogans réclamant la destitution du président pharaon Hosni Moubarak, au pouvoir en Égypte depuis trois décennies.

C’est dans ce contexte-là que surgit la révolution syrienne. Selon Assaad al-Achi : « Elle était le résultat direct du Printemps arabe. À Damas, les gens ont commencé par se rassembler autour des ambassades tunisiennes, égyptiennes et libyennes. Certains venaient d’Alep et de Homs. Ils ont commencé à se rencontrer et à se demander “Pourquoi pas nous ?”. Ces rassemblements furent tolérés jusqu’à un certain point ». (...) » (p.61-62)

« La ville méridionale de Deraa allait catalyser les énergies révolutionnaires. La population sunnite conservatrice de la ville avait beau soutenir traditionnellement le Baas, sa situation s’était dégradée en raison de l’incurie gouvernementale et de l’arrivée en masse de réfugiés « climatiques » fuyant la sécheresse. La cité était mûre pour l’agitation. Et une nouvelle fois, c’est la brutalité policière qui mit le feu aux poudres.

Le 6 mars, quinze écoliers, âgés de moins de quinze ans et issus de familles « respectables », furent arrêtés pour avoir inscrit sur les murs des slogans qu’ils avaient entendu chanter dans les rues tunisiennes et égyptiennes. Ils subirent des actes de torture en détention, où on leur arracha les ongles. Quand leurs pères allèrent se plaindre auprès du chef local de la sécurité politique – un cousin d’Assad, du nom d’Atef Najib – celui-ci leur répondit : « Oubliez vos enfants. Allez coucher avec vos femmes et faites-en de nouveaux. Ou alors, faites-les venir ici pour que je m’occupe d’elles personnellement. » En réaction, plusieurs milliers de membres des familles et leurs proches se réunirent le 18 mars devant la mosquée Omari, dans le quartier de Balad, pour demander la libération des enfants ainsi que la démission d’Atef Najib et celle du maire. Les forces de l’ordre répliquèrent avec des canons à eau et des tirs à balles réelles, tuant au moins quatre personnes – les premiers morts du soulèvement. Le lendemain, les funérailles des victimes se transformèrent en manifestation de masse et l’on entendit scander : « Celui qui massacre son peuple est un traître ! » Il y eut de nouveaux morts. Adoptant une tactique qui allait devenir récurrente, les forces de sécurité occupèrent l’hôpital voisin et achevèrent les blessés qui y arrivaient. Les résidents utilisèrent alors la mosquée Omari comme hôpital de fortune. » (p.64-65)

« Les Syriens se découvraient et découvraient leur pays d’une manière inédite. Ils apprenaient les noms de villes et de villages dont ils n’avaient jamais entendu parler – des lieux comme Kafranbel qui a produit chaque semaine des banderoles, des slogans et des caricatures tellement drôles – et ils portaient un nouveau regard sur des endroits qu’ils pensaient connaître. Homs – bien que bâtie à l’emplacement de la cité antique d’Émèse – était une ville quelconque, située à côté d’une raffinerie de pétrole. Elle faisait l’objet de milliers de blagues désobligeantes. À présent, elle était devenue la capitale de la révolution, une ville digne et admirable dont on chantait les louanges. Auparavant, la compétition aigre et chauvine entre les villes et entre les régions restait la règle, mais subitement, des gens d’un endroit clamaient leur solidarité avec les autres. « Oh Homs (ou Deraa, Banyas, Deir ez-Zor), nous sommes avec toi jusqu’à la mort », scandaient-ils. Et des Arabes se mirent à apprendre le mot kurde azadî pour dire « liberté ». Dans une spirale de violence interminable, les manifestations furent réprimées, occasionnant des funérailles puis des mobilisations plus nombreuses, qui à leur tour entraînaient de nouveaux deuils. À ce stade, toute la rue réclamait une révolution plutôt que des réformes. On vit des manifestants jurer la main levée de continuer la lutte jusqu’à la chute du régime, quoi qu’il arrive. En prenant part aux manifestations et en élevant la voix, des centaines de milliers de Syriens avaient coupé les ponts avec un régime qui ne tolérait aucune dissidence. Par principe, et par nécessité de survie, des millions de personnes s’étaient engagées à détruire le système par des moyens aussi pacifiques que possible. Il ne leur restait plus qu’à construire une alternative. » (p.87-88)

***

Une tournée de présentation du livre avec la co-auteur du livre, Leïla Al-Shami aura lieu fin avril, début-mai.

  • Le 25 avril à Paris à la librairie Quilombo (en soirée)
  • Le 26 avril au Magasin Général, Tarnac, Limousin.
  • Le 27 avril à Lyon à l’Amicale du Futur (en soirée)
  • Le 29 avril à Marseille à Manifesten (en soirée)
  • Le 2 mai à Toulouse à la librairie Terra Nova.

Les détails de la tournée et les éventuels changements seront mis en ligne sur la page facebook dédiée à la sortie du livre :

https://www.facebook.com/BurningCountryVF/

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