Borroka ! Abécédaire du Pays basque insoumis- Mauvaise troupe

[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#191, le 13 mai 2019

Le sommet du G7 qui se tiendra à Biarritz du 24 au 26 août prochains sera une occasion inédite de rencontre entre des histoires de luttes qui d’ordinaire s’ignorent. L’inventivité débordante des révoltes ces dernières années en France aurait tout à gagner à s’épaissir de la longue expérience du mouvement indépendantiste basque. Inversement, celui-ci, confronté à un changement de stratégie fondamental après l’abandon de la lutte armée, est en quête de nouveaux chemins praticables. Il doit être possible de bâtir un contre-sommet qui ne tombe pas dans les travers des actions hors-sol, mais apporte à l’inverse aux territoires où il se tient une énergie au long cours. Pour préparer dès aujourd’hui ce joyeux événement estival, le collectif Mauvaise Troupe vous propose Borroka ! Un abécédaire du pays basque insoumis. Vous y apprendrez, entre autres, à quelle hauteur la voiture du dauphin de Franco peut voler, comment s’évader musicalement de la prison de San Sebastian, ou encore pourquoi la centrale nucléaire de Lemoniz, pourtant intégralement construite, n’a jamais été mise en service...

L’intégralité du livre est disponible sur le site du collectif, vous y trouverez également les dates de la tournée
de présentation. L’ouvrage sera disponible en librairie à la fin du
mois, aux éditions Gatuzain.

Bonnes feuilles

Le Pays basque n’est ni la France au nord, ni l’Espagne au sud, bien que ces deux États y règnent. Ou du moins il n’est pas que l’Espagne ou la France. Si les institutions des deux pays qui le colonisent prétendent entièrement l’administrer, on s’aperçoit en l’arpentant qu’y palpite un monde autre, déroutant, presque anachronique au premier regard : le monde en interstices d’un peuple à la langue aux sonorités plus asiatiques que latines, à la culture vivace, qui se bat pour l’indépendance de son territoire. « Borroka », c’est la lutte, le combat, qui fait d’Euskadi une terre en partie étrangère à nos grilles d’analyse françaises. Les fractures politiques s’y ouvrent à des endroits inattendus, les groupes ou les partis portent des noms à nous inconnus, et l’héritage des luttes de ces soixante dernières années n’a que peu de commun avec le nôtre. Il y a donc de quoi piquer la curiosité de notre génération et des suivantes, qui n’ont pas connu les luttes de libération nationale, et n’ont guère eu dans le panel de leurs choix politiques celui de la lutte armée.

En traversant villes et villages du Pays basque nord, à condition d’être attentif, on est délicieusement étonné de constater que la carte est menteuse. La France n’est pas partout, notre oreille nous le dit, à l’écoute de l’euskara qui sonne sec et dur ; lorsqu’on l’entend en passant, on sait que par ici, ça résiste. Voici une langue qui d’être simplement parlée a fait un geste politique. Bien obligée. Pas un geste de conservation, non, un geste d’avenir, plutôt ; l’avenir d’un peuple et de sa culture, menacés l’un et l’autre, s’il peut y avoir l’un et l’autre. Ce peuple-là est tout entier dans sa langue. Sans État, c’est elle qui devient – c’est bien plus noble – le drapeau qu’on arbore, l’identité qui nous tient debout. L’identité, pour nous qui l’avons vue pour partie capturée, instrumentalisée et parfois créée par un État, est un concept douteux, dont on se méfie. Mais son refus idéologique comporte le risque de nous vêtir du pâle costume de « citoyens du monde », ballottés par les vents post-modernes. Celle d’Euskadi bouscule nos prêts-à-penser, elle qui se trouve au fondement d’une résistance plus qu’acharnée. Elle offre également un éclairage sur notre propre et très actuelle situation politique, où résonne la Marseillaise au mitan des saccages les plus sauvages.

C’est donc afin de partager notre curiosité et notre enthousiasme à l’endroit de l’histoire politique et culturelle basque que nous avons écrit cet abécédaire. Nous ne sommes pas nés en Euskadi, n’y vivons pas, nous ne parlons même pas l’euskara, et c’est précisément depuis ce point de vue d’étrangers que nous relatons des événements, transmettons des interviews que nous avons récoltées ou des histoires qui nous ont été contées. Ne cherchez donc pas dans ces lignes une encyclopédie totalisante. Il y a bien sûr des épisodes et des bagarres qu’il nous reste à découvrir encore, et d’autres que nous n’avons pu développer afin de conserver un format réduit et introductif. Fort heureusement, de nombreux livres furent écrits sur les combats du Pays basque, et nous espérons modestement vous donner l’envie de vous y plonger. L’envie aussi d’aller à la rencontre de celles et ceux qui furent et sont la chair de ces luttes.

Cet abécédaire a été rédigé en 2019, dans les mois précédant le contre-sommet du G7 à Biarritz. Il a été pensé comme un premier contact avec un territoire et ses habitants, incitant les manifestants venus d’ailleurs à dépasser le simple aller-retour contestataire le temps d’un week-end estival. Trop de contre-sommets furent des feux de paille qui laissèrent les territoires les accueillant plus affaiblis que renforcés. Nous pensons que cette mobilisation, de par sa particularité historique et géographique, pourrait emprunter d’autres chemins, située qu’elle est au carrefour de l’agitation tous azimuts qui secoue la France ces dernières années (cortège de tête, zad, gilets jaunes) et de l’histoire exaltée d’Euskadi. L’intense créativité en termes de formes, de manières de contester et de se battre qui a surgi dans l’Hexagone, et le désir de conflictualité réelle qui y est apparu ne sont pas passés inaperçus au Pays basque. Car ici une lutte de 60 ans en arrive à un tournant. ETA a rendu les armes en 2017, entraînant une recomposition du monde indépendantiste. Au-delà du bien-fondé de l’arrêt d’une tactique dont beaucoup ne voyaient plus les perspectives, il ne manque pas de militants euskaldun (basques) qui considèrent la preste liquidation de l’héritage d’ETA comme un peu raide et le virage amorcé par trop serré. Comment continuer à se battre au Pays basque ? Comment faire pour que la politique ne soit pas kidnappée par les urnes ? D’où repartir ? Car un héritage très lourd demeure. La fin unilatérale du conflit n’a pas fait sortir les prisonniers ; bien au contraire, les campagnes de dénigrement à leur encontre se sont intensifiées. Les deux États qui les détiennent vont jusqu’à leur refuser leurs droits élémentaires. Alors il faut continuer les visites, les soutiens financiers, organiser des mobilisations… Telle est l’activité essentielle de nombreux groupes en Euskadi. D’autant que le dépôt des armes n’a pas entamé l’intense répression mise en place pour mater toute insubordination. Le 24 mars 2019, 60 000 personnes défilaient à Altsasu, en Navarre, en soutien à six jeunes condamnés à des peines allant de neuf à treize ans de prison pour un simple début de rixe avec deux policiers venus boire un verre en civil dans le café du village.

La menace systématique de l’anti-terrorisme ne favorise pas l’audace et la recherche de nouvelles formes. Elle suscite une crainte que l’on sent très nettement au sein de la plateforme contre le G7. Beaucoup d’organisations indépendantistes du sud sortent tout juste de périodes d’illégalisation qui ont parfois amené leurs membres à subir de longues peines de prison pour de simples délits d’opinion. Le discours de condamnation de toute violence qu’elles ont dû adopter pour ne pas être à nouveau interdites ne leur facilite pas l’organisation d’un contre-sommet, surtout lorsque le contexte français laisse à penser qu’il ne sera pas qu’une promenade… Ceux qui n’ont jamais condamné l’usage des armes, et qui en ont payé le prix, marchent également sur des œufs.

En face, le préfet refuse catégoriquement que le contre-sommet se tienne dans l’agglomération Bayonne-Anglet-Biarritz. Sans doute a-t-il eu une vague réminiscence de celui de l’Union Européenne qui s’y était tenu en octobre 2000. Les protagonistes étaient peu ou prou les mêmes, mais la stratégie n’avait rien à voir. C’était l’époque, au sud, de la kale borroka, la guérilla urbaine, érigée par ETA au rang de stratégie hebdomadaire de mise sous pression des rues du Pays basque. Les jeunes de Haika (une organisation de jeunesse jadis présente des deux côtés de la frontière) s’étaient mobilisés. Dès le jeudi, 300 voitures et quatre autobus traversaient la frontière à grand renfort de klaxons, direction le quartier du Petit Bayonne qui devint leur QG pour le week-end. La première manifestation, le vendredi, partit sous la pluie vers Biarritz, mais un barrage de gendarmes mobiles la bloqua avant Anglet. Dès lors, comme le dira Jean Grenet, l’ancien maire, ce furent « les petits fours pour Biarritz, les cocktails pour Bayonne ». La manifestation laissa un motard de la police à terre, un poste de police passablement esquinté, de même qu’un concessionnaire Peugeot, un Mac Donald, un Quick, un autobus… Les heurts se terminèrent autour de barricades bloquant l’accès au Petit Bayonne, pour reprendre de plus belle le lendemain.

Presque vingt ans plus tard, les rues des villes du Pays basque seront-elles borrokisées ? Les autorités aimeraient s’en prémunir, proposant aux opposants de tenir leur contre-sommet à Dax dans les Landes, ou alors à Hendaye, loin en tout cas des dignitaires en goguette. Dans le même temps, ces derniers ne ménagent pas leur peine pour exciter les protestataires, plaçant leur sauterie sous la houlette de la lutte contre les inégalités sociales, de la parité homme-femme et du sauvetage de l’Afrique. Un jeu de provocation périlleux, car même si les salons demeureront assurément inaccessibles du 24 au 26 août 2019, le reste du Pays basque Nord ne manquera point de lieux où batailler. En effet, quel méli-mélo que le déplacement de toutes ces délégations, de ces centaines de traducteurs et des 15 000 policiers annoncés, tous logés dans un rayon de 50 km autour de la cité balnéaire ! En pleine saison touristique, cela risque fort de transformer ce petit territoire en zone d’actions et de blocages. Et comme le hasard fait bien les choses, il se pourrait bien que les infrastructures d’accueil du G7 coïncident peu ou prou avec celles qui polluent au quotidien le Pays basque. Golfs, agences immobilières, infrastructures touristiques et axes de circulation majeurs offrent aux contestataires des perspectives à même d’éveiller la créativité la plus débordante. Et de matérialiser la solidarité avec les combats que les Basques mènent depuis des décennies contre ceux qui voudraient faire d’Euskadi une carte postale folklorique et pacifiée, recouvrant l’image plus sulfureuse de son histoire combattante.

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