[Bobigny] Lettre à Louise Couvelaire du journal Le Monde

A la lecture de votre premier article dans Le Monde, j’ai senti mon ventre se tordre devant ce qui m’apparaissait être une torsion haut en couleur de la vérité.

paru dans lundimatin#93, le 16 février 2017

Une lectrice nous a demandé de communiquer cette lettre à notre consœur.

Chère Louise,
A la lecture de votre premier article dans Le Monde, j’ai senti mon ventre se tordre devant ce qui m’apparaissait être une torsion haut en couleur de la vérité. « Des casseurs – qui ne participaient pas au rassemblement – s’en sont pris à des vitres d’immeuble et au mobilier urbain. » Mais les nœuds ont fini par se défaire doucement ; j’acceptai qu’il puisse y avoir, peut-être, deux lectures de l’événement. Hier après-midi, vous récidivez. « Eux non plus ne sont pas restés pour voir la situation dégénérer. “Ce n’était plus notre place, poursuit le jeune homme. Ni celle des manifestants, tous des pacifistes.” A la vue des casseurs – qui n’étaient pas dans le parc, ils sont arrivés par une rue adjacente ayant un accès direct à la passerelle – [de jeunes filles] se sont regroupées loin des affrontements. »

Là c’est trop, chère Louise. Alors je me permets de rectifier quelques-unes des informations que vous avez reçues, en espérant que cette lettre vous parviendra, et permettra d’aiguiser un tant soit peu votre esprit d’analyse, qualité – sauf erreur de ma part – plutôt valorisée dans votre profession.
Les deux jeunes naïfs ayant appelé au rassemblement sont, certes, de « simples citoyens français des quartiers populaires », mais ils sont également – omission à laquelle vous remédiez vous-mêmes dans votre second article, à demi-mots – des militants de la Jeunesse Communiste. Quelques précisions supplémentaires : les jeunes qui étaient en hauteur sur le gros bloc de béton, et qui ont répété à maintes reprises qu’il fallait non seulement « faire de belles images, [parce que] la France nous regarde », mais qui ont aussi – je sélectionne – appelé à « des contrôles policiers, oui, mais sans attouchement », à « des équipes de médiation pour assurer le contrôle social », et cerise sur le gâteau, à « aller voter , parce que les choses ne changeront pas autrement », tous ces jeunes qui avaient la chance d’avoir un micro sont (coïncidence) tous à la Jeunesse Communiste. Notez qu’à cette dernière mention, ça faisait quand même un peu trop pour certains des gentils manifestants, et que quelqu’un de la foule s’est même exclamé « on va pas voter pour des escrocs ! ».

Mon esprit pédagogique voudrait que je vous laisse tirer les conclusions vous-mêmes de ces premières précisions. Mais la maïeutique étant un art difficile à pratiquer à distance, je vous donne encore quelques billes, sous la forme de questions. Pensez-vous réellement que lorsque les JC vous affirment que les militants étaient « tous pacifistes », il faille les croire ?
Deuxième question, et là c’est complexe, il s’agit d’analyser vos propres souvenirs (si vous étiez sur place, bien sûr) : êtes-vous bien certaine d’avoir vu des gens arriver en retard, par derrière la passerelle, des cailloux dans les mains (option 1) ou s’agissait-il de gens qui, étant là au cours des discours mielleux de vos jeunes naïfs, et qui, ne se reconnaissant pas tout à fait dans leurs injonctions et leur proposition de photo de famille, ont préféré aller titiller un peu les policiers qui roulaient des mécaniques du haut de leur passerelle (option 2) ?

Si vous ne parvenez pas à répondre à cette question, pas évidente j’en conviens, je vous en propose une autre : lorsque vous affirmez que les jeunes communistes, « ont appelé la foule à se disperser » et qu’« eux non plus, ne sont pas restés pour voir la situation dégénérer », êtes-vous sûre de la vérité de ce que vous énoncez ? « La foule » propre, pacifique et civilisée s’est-elle réellement dispersée à l’appel des JC, tandis que demeuraient sur place « les casseurs » ? Je vous repose cette même question sous forme de problème mathématique : s’il y a, selon la police, 2000 manifestants au rassemblement, et selon un de vos pleurnichards, « seulement quelques dizaines de casseurs », combien de personnes doit-il rester sur la place devant le tribunal de Bobigny autour de 18h, plus d’une heure après l’appel à la dispersion par les JC ? Etait-ce le cas ?

On en vient à la partie la plus complexe de l’exercice, l’interprétation. Comment se fait-il que des personnes qui se rendent à un rassemblement contre les viols et autres agressions commises à longueur de journée par des voyous en uniformes aient assez peu d’espoir dans les solutions préconisées par vos petits chiots des JC ? Pourquoi ne parviennent-elles pas à croire en une « justice » qui condamne à 6 mois de prison ferme, en moins de deux jours, des jeunes ayant envoyé deux Snapchats un peu trop belliqueux et laisse notre sympathique policier en paix, en prétendant que « l’accident » était « involontaire » ? Pourquoi ne croient-elles pas en un système juridique qui, au moment même où ce jeune Théo est violé, approuve un projet de loi assouplissant les règles de légitime défense pour les policiers ?
Comment se fait-il enfin, que certains autres aient envie de brûler la voiture de journalistes qui n’ont eux-mêmes jamais pris le temps de se poser ce genre de questions entre deux cafés-clopes ?

Ma très chère Louise, j’ai bien réfléchi à ce que je pouvais vous proposer ! Si vous vouliez que l’on se rende ensemble à un prochain rassemblement de ce type pour continuer l’exercice en "live" comme on dit, cela me ferait grandement plaisir. Il faut bien qu’on se serre les coudes en ces temps de grandes complexités politiques. On prendra votre voiture par contre, si ça ne vous dérange pas.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :