« Bidonville vaincra ! » - Ambiguïtés et Fécondité des luttes contre le mal-logement à Nanterre de 1945 à nos jours

(notes sur Du Bidonville à la Cité)
Serge Quadruppani

paru dans lundimatin#189, le 29 avril 2019

10 ans de travail, 70 entretiens représentant 1270 pages de retranscription, des dizaines de biographies reconstituées, des milliers de pages d’archives (départementales, communales, nationales, privées) consultées : ces chiffres ne suffisent pas à donner une idée de l’importance du travail que représente le livre de Victor Collet, Du Bidonville à la Cité, Ed. Agone. Il faudrait y ajouter d’autres chiffres concernant l’auteur : dix ans de participation aux luttes collectives dans les quartiers et à la fac de Nanterre, avec les réfugiés et sur les nouveaux bidonvilles, un an d’interdiction de séjour à Paris sous l’état d’urgence du fait de sa participation aux manifs contre la loi Travaille !, plusieurs mois consacrés à la construction de lieux solidaires pour migrants à Athènes. On ne s’étonnera pas que l’importance du livre ne se mesure pas seulement au nombre élevé de pages mais aussi aux réflexions issues des pratiques de l’auteur. Il ne faudra pas moins de deux lundis successifs pour livrer les notes que sa lecture nous a inspirée, avec des extraits qui les illustrent.

1.

45-68, de la défense de l’ « Etranger » à la lutte commune avec le « Travailleur immigré ».

Au début, les curés

Un des premiers mérites de ce travail est de nous confronter à une réalité que l’orthodoxie marxiste, qui insiste tant sur l’unité d’une classe ouvrière, tend à occulter : le « nous » ouvrier dont se réclamaient les organisations staliniennes, a toujours été fragmentée. La population des bidonville, qui représentait environ 10% de celle de Nanterre en 1966, était composée pour l’essentiel d’ouvriers d’usine, italiens, portugais, marocains, tunisiens ou algériens (« Musulmans d’Algérie » avant 62), célibataires ou en famille, et la précarité de leur logement les distinguait nettement du reste de la population ouvrière : « …l’hétérogénéité des zones de travail et des activités, la précocité du chômage et le nombre de congés maladie liés à la dangerosité, sont exceptionnels au regard des autres Nanterriens. Ce qui alimente la distance ou la plus faible intégration à cette classe ouvrière stabilisée, si centrale dans l’engagement communiste, bien au-delà des fractures idéologiques. » Cette distance va être rapidement accentuée par la « guerre du foncier ». La municipalité communiste, confrontée aux plans nationaux de construction des années 50 et 60, avec notamment le chantier de la Défense, et à la pression sur le foncier qu’elle engendre, va changer de regard sur les bidonvilles : « La grille de lecture, qui s’est forgée avec le temps, conduit Parti communiste et municipalité à appréhender le peuple des bidonvilles, non plus comme une population à défendre, mais uniquement comme un problème à résoudre. » Le maître-mot n’est plus l’aide mais « la résorption ». Le phénomène est accentué par la guerre d’Algérie, avec la prise du pouvoir dans les bidonvilles par le FLN aux dépens du MNA, avec lequel la municipalité PC avait tissé des liens privilégiés. L’attitude pour le moins ambigüe du PC vis-à-vis de la revendication d’indépendance PC et l’instauration d’une gestion autonome des bidonvilles par le FLN va faire le reste : malgré ses démentis officiels, dans les documents internes, la municipalité parle de « l’indiscipline » des Algériens et collabore étroitement avec la police et la préfecture pour les expulsions.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le premier militantisme en direction des bidonvilles vienne non pas des communistes mais des chrétiens. Des aristos de Neuilly, dont l’un au moins a été choqué par la vue depuis ses fenêtres de la répression du 17 octobre 1961 et des prêtres opèrent leur « descente au bidonville ». « Nombre de jeunes de Nanterre, nés plus souvent à la fin des années 1950ou après, conservent des souvenirs enjoués de ces aristos venus apporter vie, soutien et culture au bidonville. Certains opposeront même, a posteriori, le long et sincère engagement des « cathos » à la brève incursion gauchiste de l’après-68, souvent quand ces aristos auront joué pour eux le rôle de réels tremplins vers d’autres horizons, voire une porte de sortie d’un monde parfois exécré par la suite ». Mais la malédiction du catholicisme ayant encore frappé, il faut dire que cette mémoire est quelque peu ternie par les agissements d’un prêtre par ailleurs exemplaire de dévouement au service des bidonvilles et du tiers monde, qui sera condamné pour actes de pédophilie en Afrique… En attendant cathos et travailleurs sociaux se retrouvent dans un Comité de Défense dont le nom même signe la différence avec le Comité d’Assainissement soutenu par la municipalité.

Un peu plus tôt déjà, un premier Groupe d’études et d’action pour les Nord Africains de la Région parisienne (GEANARP) s’était lancé dans un travail de recensement et d’enquête auprès des habitants des baraques : l’idée étant de connaître la réalité des conditions de vie et la dénoncer auprès des autorités. Un couple de militants s’installe dans une roulotte au bidonville des Pâquerettes. Mais, en pleine guerre d’Algérie, les liens du groupe avec les préfectures dont il devient vite un interlocuteur privilégié, vont faire cesser le recensement. Interdit par la préfecture sur lequel il empiète quand la guerre se radicalise, il est mis au rencart par le FLN qui empêche les habitants de répondre.
Deux ans plus tard, quand le Comité de défense naît en 1964, le recensement reprend mais l’indépendance a fait le reste. Il s’agit désormais en priorité de défendre les habitants. Car les autorités, elles, expulsent et détruisent les baraques avec une brutalité qui choque les cathos et aussi des voisins et syndicalistes. Le comité change de nom et de démarche, devient comité d’action et s’insère bientôt dans la naissante FASTI (Fédération des associations de soutien aux travailleurs immigrés).


Le rôle de l’enquête

C’est donc d’une expérience concrète de confrontation à la misère de la population et à la violence des autorités qui prétendent la gérer que naît une pratique qui jouera un grand rôle autour de 68 : celle de l’enquête militante. Et que celle-ci soit l’œuvre de cathos ou de maoïstes a d’autant moins d’importance que la circulation d’une foi à l’autre n’a pas cessé, tel prêtre ouvrier se maoïsant tout en restant prêtre…

Si différents en apparence, l’engagement auprès du peuple immigré comme l’établissement des prêtres-ouvriers et l’importance de l’enquête préfigurent à leur manière celui des intellectuels qui font de la nécessité de la connaissance une vertu révolutionnaire ouvertement revendiquée. « Qui n’a pas fait d’enquête n’a pas le droit à la parole », proclame un an plus tard Le Petit Livre rouge du pré-sident Mao Zedong. Enquêter avant d’intervenir, c’est désormais observer avant d’agir, s’établir pour gommer son extériorité, être « un poisson dans l’eau » parmi les masses. L’extériorité au groupe, implicitement reconnue, se transforme et rend méconnaissable la démarche en la renversant : « l’enquête auprès du peuple », la descente des intellectuels de leur piédestal font de l’extériorité un emblème et une ressource d’avant-garde, qui légitiment au passage la conservation de leur contrôle sur « les masses ».

Avec la FASTI s’amorce un glissement sémantique, le passage de la défense de l’« étranger » à celle du « travailleur immigré », de la question du logement à celle des conditions de vie globale d’une fraction particulière de la classe ouvrière. Ce passage s’affirme avec le Comité Palestine de Nanterre qui pour la première fois agrège des jeunes ouvriers des cités de transit et des bidonvilles. Le PCMLF puis la Gauche prolétarienne interviennent aussi bien dans les foyers que dans les bidonvilles, contre la surexploitation des immigrés et les accidents du travail. L’affirmation de cette nouvelle figure qui est le support principal du militantisme mao : le travailleur immigré, se fait au risque d’une essentialisation qui fige et enferme :

Or, si l’État, les municipalités ou les médias construisent « leur » problème immigré, les militants aussi y répondent en le transformant, avec leurs bienfaits et leurs aveuglements. (…)en cherchant à valoriser la condition de l’immigré pour en rehausser la lutte, [cette démarche] participe aussi à la différencier et à ethniciser le problème social dont elle relève. Le constat – une population particulière car particulièrement discriminée du point de vue du logement et d’un ensemble de droits et d’accès aux institutions – efface peu à peu les origines qui lui ont donné naissance – une lutte contre les différentes formes de mise à l’écart, où les étrangers étaient inséparables des autres mal-logés. À la lutte pour une condition (de vie, de logement, etc.) succède le soutien à un groupe, défini comme pérenne, voire permanent, celui des « travailleurs immigrés ».

Bientôt en vogue puis remplacé par le générique « immigré », le terme comporte ainsi deux facettes : la première consacre le retour de la figure du travailleur dans les luttes des étrangers, avant même mai-juin . L’arme du retournement du stigmate pesant sur la population défendue en fait l’outil et l’emblème d’un renversement des dominations (physique, numérique, raciale et des origines, symbolique) au même titre que les luttes des noirs aux États-Unis, évoquées dans la déclaration de la fédération [la FASTI]. La violence multidimensionnelle sur la main- d’œuvre étrangère est contrebalancée par la figure positive et combative du travailleur. L’imagerie et la situation des travailleurs étrangers sont réinsérées dans la grille marxiste et internationaliste de la lutte des classes. Cette double exploitation (de classe et nationale ou d’origine) en fait le parangon d’une transformation sociale et politique par le bas. Le pôle moral et chrétien, centré sur la vie quotidienne et le logement, s’efface d’ailleurs en partie à mesure que bidonvilles et immigrés sont reliés à la question de classe et au travail.

Comme l’analyse de classe, la seconde facette, en associant travailleur et immigré, estompe certaines dimensions de la vie des étrangers. Elle consacre la primauté de leur position dans l’appareil productif, à l’usine, et l’idée selon laquelle l’immigré n’existe que dans et par son travail, effaçant la présence familiale, les femmes, le territoire, les bidonvilles. Ce faisant, elle survole un enjeu essentiel car, dès cette période, c’est souvent hors travail que l’écart avec les Français se creuse plus radicalement encore qu’à l’usine. L’association de l’immigré à son travail conforte la pensée d’État sur l’immigré, nourrie de l’imaginaire d’un âge d’immigration composé de travailleurs célibataires venus maintenir, par leur travail, la communauté du pays d’origine où ils finiront par retourner. Manière, en retournant le stigmate, d’entériner une autre idée reçue. Car, dès 1945, au moins pour les Algériens, venir en France n’est déjà plus seulement un moyen de perpétuer la communauté traditionnelle mais aussi le résultat de la facilité à circuler qu’autorise le statut de Français musulman, ou même pour certains de rompre avec l’autorité et la dépendance du pays d’émigration qu’ils considèrent comme archaïques.

Travailler avec les immigrés, pour leur promotion ou le respect de leur originalité ethnique, c’est s’associer de façon précoce à cette exceptionnalité culturelle, même en positif, en faire une des face es de la culturalisation du débat sur l’immigration, après l’abandon des théories différentialistes les plus brutales depuis .

D’un côté, l’exception culturelle naturalise donc un « problème de l’immigration ». Elle pose des traits essentiels (dits culturels) qui finissent par apparaître inhérents aux individus et donc indépendants du social et de leurs parcours. La nature (biologique) se fait culture (immigrée) et remplace les faits sociaux (construits) et les interactions jusqu’à être, disait déjà Pierre Bourdieu, « parfois revendiquée comme telle, contre toute raison, par les victimes de cette naturalisation [ou leurs défenseurs]) ». « Les propriétés distinctives du dominé (“noir”, “Arabe” notamment) cessent d’apparaître imputables aux particularités d’une histoire collective et individuelle marquée par une relation de domination » . D’un autre côté, l’exception culturelle détermine le débat autour du coût de l’immigration, qu’on la promeuve ou qu’on la vomisse. Les experts du social ne sont probablement pas étrangers à cette reprise précoce des catégories dans les textes du comité et de la fédération. Leur proximité quotidienne avec les habitants des bidonvilles les pousse à mettre en avant cette « promotion des “immigrés ” » et ce « profit de l’immigration » pour les défendre et améliorer leurs conditions contre les jugements négatifs dominants. Mais, en enfermant l’immigré dans ses spécificités (culturelles, ethniques), ces catégories légitiment indirectement la discrimination dans l’accès aux institutions publiques, naturalisent ces différences et contribuent à créer des étrangers qui ne le sont parfois même pas ou plus. La rupture avec le paternalisme au profit d’une coopération réelle peut aussi avoir son revers : substituer un relativisme culturel qui, même en positif, reprend les catégories au principe de la mise à l’écart.

Cette défense du dominé en tant que dominé qui risque de conforter la domination en certains de ses aspects nous rappelle d’autres formes de militantisme axés sur des dominations particulières, qui viendront par la suite. Toute l’ambiguïté du combat autour des bidonvilles, apparaît dans le slogan des maos : « Bidonville vaincra ! ». Car l’émancipation des habitants de ces baraquements de fortune ne pouvait passer que par leur destruction. Non pas par la victoire d’un « être-bidonville », mais par son dépassement. De l’enquête sur une lutte ancienne émerge ainsi comme une préfiguration de l’ambiguïté d’autres luttes à venir, jusqu’à nos jours. Cette matière à réflexion est d’autant plus précieuse que, comme le montre Victor Collet, la mémoire des luttes sur le terrain des conditions de vie des immigrés, des sans-papiers, des exilés, se perd avec une rapidité déconcertante d’une lutte à l’autre.

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