Bac de philo : tout le monde déteste-t-il les manifestations ?

« Tellement, interminablement violente cette semaine, au point qu’on en aurait oublié l’un des plus importants marronniers de notre pays : l’épreuve du baccalauréat de philosophie, qui s’est tenue mercredi 15 juin, marquant pour des milliers de lycéens le début des épreuves qui viendront mettre un terme à leur interminable scolarité secondaire. »

paru dans lundimatin#66, le 22 juin 2016

Un lecteur de lundimatin a lu les sujets du bac de philosophie 2016 et nous livre ses impressions.

Le déferlement de violence qui s’est abattu cette semaine sur nos contrées aura fait passer au second plan ce qui est pourtant d’habitude l’un des temps forts d’une actualité médiatique pleine de suspense : le baccalauréat de philosophie. Mais, à la décharge de la presse généraliste, il faut bien avouer que ces derniers jours auront été particulièrement prolifiques en promesses électorales...

Voilà donc une longue semaine qui s’achève enfin. Très longue, trop longue semaine, marquée par un niveau de violence quasi-quotidienne d’une rare intensité. Hooligans, du Sud au Nord de la France, meurtre homophobe de masse au delà des océans, meurtres politiques de part et d’autre du tunnel sous la Manche... Et, au sommet de tout cela, directement vécues par des centaines, des milliers de personnes, les incalculables brutalités policières perpétrées ce mardi 14 juin lors de ce qui, à défaut d’être la plus grande manifestation du dernier quart de siècle, restera probablement comme l’une des plus violente. Et, encore, dès le lendemain, le choc de la violence psychique, venue s’ajouter à la violence physique, le déploiement d’une propagande perverse, centrée sur la négation de la répression, la criminalisation des manifestants et, pour finir, sur l’instrumentalisation nauséabonde d’un bris de vitres hospitalières, qui laissa nombre d’entre nous hébétés, entre tristesse, souffrance et colère.

Tellement, interminablement violente cette semaine, au point qu’on en aurait oublié l’un des plus importants marronniers de notre pays : l’épreuve du baccalauréat de philosophie, qui s’est tenue mercredi 15 juin, marquant pour des milliers de lycéens le début des épreuves qui viendront mettre un terme à leur interminable scolarité secondaire.

Misère de la philosophie : vous avez quatre heures

Au vu du contexte plus général dans lequel s’est déroulée cette épreuve, la lecture des sujets ne pouvait manquer de donner au lecteur informé l’impression d’une tonalité particulièrement réactionnaire, notamment dans la prestigieuse série scientifique. Ainsi, et sans même s’appesantir sur la demande formulée aux lycéens révoltés des classes littéraires de fixer des limites à leurs propres désirs, poser la question « travailler moins est-ce vivre mieux ? », dans le contexte d’un mouvement social luttant contre une loi promettant, notamment, l’augmentation de la durée hebdomadaire du travail, ne pouvait sonner autrement que comme une provocation. De même, dans ce fabuleux extrait de machiavel, il était difficile de ne pas voir, derrière les « fleuves dévastateurs » et leurs eaux « déchaînées et nuisibles », une référence aux nombreuses manifestations qui ont ponctué ces quatre derniers mois, et donc d’y lire, sous couvert d’une défense de l’action publique et au delà de la métaphore climatique si appropriée à la saison, une apologie de la science du maintien de l’ordre. Une telle inclinaison ne devrait toutefois pas étonner outre mesure ceux qui ont depuis bien longtemps pris acte de la voie suivie tant par la philosophie moderne que par les ramasse-miettes qui peuplent les magazines de ce qui sert aujourd’hui d’ersatz de pensée à ceux que l’on ose encore qualifier d’intellectuels.

Alors, évidemment, les contempteurs rétorqueront que, s’agissant de philosophie, il est toujours possible de faire valoir une position diamétralement opposée à celle présupposée par le sujet. Et ils auront raison. Mais, que le lecteur se rassure, l’auteur des présentes lignes n’a nulle prétention à rejoindre les représentants de cette espèce en voie de disparition que constituent les philosophes. Et, en premier lieu, par manque de connaissances en la matière. Car, il faut bien l’avouer en effet, je suis de ceux que les souvenirs brumeux des cours de philosophie dispensés par l’école publique ramènent bien plus à ces longues heures passées à contempler par la fenêtre et d’un œil admiratif les voleurs de scooters jouer de leur pince monseigneur, à s’adonner à de maladroites tentatives de cultiver un improbable talent de caricaturiste ou de poète, qu’à suivre assidument l’exégèse d’auteurs aux idées moisies, rendues depuis longtemps obsolètes par les meurtres de masse, les bombes thermonucléaires ou la conquête spatiale.

Toutefois, pour en revenir à cette fameuse semaine, il semblerait qu’à tout y prendre, c’était peut-être carrément Hobbes qu’il aurait fallu déterrer pour faire plancher les lycéens sur le devenir de nos sociétés.

Leviathor 2 : la revanche du maréchal Valls

Car, à relire son Leviathan, on trouve chez lui de joyeuses propositions politiques, qui semblent, comme on le voit ici, tout particulièrement inspirer nos dirigeants :

« la seule façon d’ériger un pouvoir commun, c’est de confier le pouvoir et la force à un seul homme, ou à une assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner un homme ou une assemblée, pour assumer la personnalité du peuple ; et que (...), quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité commune, (...) chacun, par conséquent, soumette sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. La multitude, ainsi unie en une seule personne, est ainsi appelée République. Telle est la génération de ce grand Léviathan. »


Une telle proposition ne peut en effet manquer de faire écho aux propos tenus dès le 19 novembre 2015 par M. Valls, qui disait alors que « la première des libertés c’est la sécurité (…) c’est pourquoi d’autres libertés pourront être limitées », annonçant ainsi, au-delà de la mise en œuvre de la loi sur l’état d’urgence, un renforcement global des dispositifs de contrôle des populations. Ce faisant, il dévoilait également un peu plus clairement le jeu d’un gouvernement qui pouvait, sans état d’âme aucun, faire sienne une formule que M. Le Pen s’était pourtant appropriée dès 1992, remplissant dès lors d’espoir les thuriféraires d’un régime policier.

Il était encore, certes, des naïfs pour prendre cette affirmation comme une simple justification de mesures nécessaires et bienveillantes, destinées à protéger le plus grand nombre d’une menace spécifique et bien identifiée. Mais l’intensité de la violence policière employée le 14 juin, le storytelling criminalisant déployé le soir même et suivi dès le lendemain d’une menace d’interdiction des manifestations proférée publiquement par MM. Valls et Hollande au motif fallacieux de la protection de la « sécurité des biens et des personnes », la promesse, enfin, le 16 juin, d’armer les flics en dehors de leurs heures de service, doivent bel et bien être regardés comme un tournant historique : le voilà donc venu, ce moment où le gouvernement tombe enfin les masques et ne se prive même plus d’afficher au grand jour sa volonté d’en finir une fois pour toutes avec les formes les plus élémentaires de la contestation.

Ainsi, si les « socialistes » de 1981 avaient encore pu tenter de renverser la proposition en proclamant que « la première des sécurités c’est la liberté », le rétropédalage est aujourd’hui total, le pouvoir actuel se convertissant, à mesure que les années passent, au primat sécuritaire défendu par notre ami Hobbes, remontant ainsi le fil des « Lumières » pour mieux s’asseoir sur ce que furent les fondements théoriques du régime dont il a la charge.

Démocratie contrôlée : Poutine 1 - Robespierre KO

Et, bien que les révolutionnaires français de 1789 aient élevé au rang de droits fondamentaux la « liberté » et « la résistance à l’oppression », la tradition politique française s’est quant à elle très bien accommodée des propositions autoritaires, celles-ci s’étant en effet incarnées sous les traits successifs du bonapartisme, qui mit fin à la première puis à la seconde République, puis du gaullisme, ce dernier enterrant pour sa part la tradition parlementariste. Aujourd’hui toutefois, un nouveau modèle, vers lequel louchent de plus en plus ouvertement nos gouvernants, s’est imposé sur la scène internationale. Une « dictature de la loi » théorisée par Vladimir Poutine dès son arrivée au pouvoir, une nouvelle forme de régime autoritaire qu’il a pris soin de nommer « démocratie contrôlée », faisant ainsi preuve de sa maîtrise du sens de l’euphémisme qui caractérise notre époque. Ce modèle, essaimant aujourd’hui largement en Europe, théorise de manière fort rationnelle l’abandon de la démocratie, dès lors qu’elle a montré les limites de son efficacité dans la gestion des affaires du pays. C’est cette logique de péremption de la démocratie qu’illustrent parfaitement les propos d’un Viktor Orban, premier ministre de Hongrie, qui a pu déclarer que « les sociétés construites selon les principes de la démocratie libérale seront incapables de maintenir leur compétitivité dans les décennies à venir et régresseront à moins de se transformer par elles-mêmes ».

Ainsi, sans qu’il soit nécessaire s’appesantir plus longuement sur ce qu’implique l’acceptation tacite de l’existence de tels régimes au sein même de l’Union européenne, il faut bien à présent se rendre à l’évidence : les mesures d’exceptions, les lois anti-terroristes et la criminalisation corollaire des mouvements contestataires promues par le gouvernement en place trahissent de plus en plus clairement toute l’attraction, si ce n’est la jalousie, que ce modèle de « démocratie contrôlée » exerce sur les élites de la technocratie française. Un tel constat ne peut ainsi que venir renforcer l’impression de plus en plus largement partagée de faire face à un régime entrain de basculer, s’il ne l’a pas déjà fait, vers autre chose que ce qu’il prétend encore être, confirmant une fois de plus l’actualité de la célèbre citation attribuée à Benjamin Franklin : « un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ».

Car, pour en revenir à de plus récents évènements, qui peut croire en effet que la menace d’interdiction de manifester obéit réellement à des motivations sécuritaires, que la violence supposée des manifestants justifierait à elle seule une telle mesure, alors même que, malgré les 323 interpellations effectuées en 5 jours dans le cadre de la coupe d’Europe de football, personne n’envisage sérieusement d’y mettre fin ? Et pourtant, si le mouvement contre la loi « Travail » avait connu un tel rythme d’interpellations, ce ne sont pas les quelques 1 500 personnes auxquelles parviennent difficilement les compteurs du ministère de l’intérieur qui auraient dû être embarquées, mais bien le chiffre absurde de 6 554 personnes depuis les 103 jours qui nous séparent de la première manifestation du 9 mars...

Il y a donc, à voir ce gouvernement contenir de plus en plus difficilement la remise en question de sa légitimité et s’enfoncer dans une spirale répressive dont il ne semble même plus capable de contrôler les conséquences, quelque chose de tragique et de comique à la fois. Cette fuite en avant dans la mise en œuvre de mesures d’exception ne cache que bien difficilement l’incapacité du pouvoir à contrôler effectivement une population chaque jour plus exaspérée par l’absence de perspectives qui lui est offerte. Ainsi, dès le 29 novembre 2015, il était apparu évident aux manifestants qu’oser s’opposer à l’état d’urgence, c’était en définitive s’opposer à l’Etat lui-même. Et, si M. Valls et ses amis devaient persister dans leurs rodomontades autoritaires en mettant notamment à exécution leur menace d’interdire les manifestations, il y aurait alors lieu de commencer sérieusement à se souvenir de ce que proclamaient les constituants de 1793 :

« quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

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