« Avec dignité mais ferme... » TA GUEULE

« Les migrants n’ont pas un droit sur la ville »

paru dans lundimatin#96, le 5 mars 2017

Cette phrase est signée du maire socialiste du XIXe arrondissement de Paris, F. Dagnault, qui évoquait l’existence d’exilés dans son quartier. Ce renversement du droit à la ville sous entend que marquer une présence trop visible dans l’espace public, c’est vouloir se l’accaparer, le faire sien au dépend des riverains, habitants qui plus est légitimes de l’État. Avoir un droit sur la ville, c’est persister à être là, malgré les efforts sans cesse rappelés par la communication de la ville de Paris, pour mettre à l’abri, offrir le refuge et l’hospitalité aux exilés. C’est mettre en danger la sécurité des jeunes filles, comme le disent explicitement les tracts nauséabonds des collectifs d’habitants du quartier, distribués par des vieillards gâteux à l’entrée d’une réunion publique. Les autorités auraient un devoir d’empêcher la multiplication des matelas, des couvertures, et de tout ce qui permet de passer une nuit dehors... Au nom de la dignité et de la salubrité, deux étendards normatifs qui claquent au vent et qu’on aimerait bien brûler une fois pour toute. Dressés pour justifier, légitimer, expliquer dans des communiqués préfectoraux qu’on met à l’abri, qu’on protège. Monsieur Dagnault n’en est pas à sa première sortie, hélas : il comparait en décembre dernier en réunion publique face à un parterre de riverains et de militants très agacés le traumatisme vécu par la fuite d’un pays, le trajet mortifère et la violence de l’exil... au traumatisme des citadins pendant « cette épreuve que nous avons traversée », à croiser dans la rue des hommes lents, en attente. Sa bio wikipédia me fait éclater d’un rire cynique que je vous partage : « adjoint au maire de Paris, chargé de l’organisation et du fonctionnement du Conseil de Paris, de la propreté et du traitement des déchets et, à ce titre, président du Syndicat intercommunal de traitement des ordures ménagères de Paris ». S’agirait-il de nettoyer les trottoirs de Paris pour Monsieur Propre ? Comme un autre proposait de nettoyer les banlieues : au karcher ? Presque, un jeune Érythréen me confiait avoir été réveillé au milieu de la nuit par un seau d’eau jeté par « the french police ». Ses affaires trempées, il est sommé de déguerpir. « Dégage, merde ! » imitait-il. Leçon de français n°1 auprès de nos charmants représentants de l’ordre.

« Les migrants n’ont pas un droit sur la ville » construit le foulement des trottoirs parisiens sur une opposition : qui y a le droit ? Qui est légitime sur le bitume et donc dans l’État ? Ces mots, s’ils me plongent dans une détresse par la seule possibilité d’être proférés et acceptés, nous renseignent mieux sur ce qui se joue aujourd’hui en France dans la crise du non accueil des exilés que les discours larmoyants appelant à l’humanité. Chaque tente installée, chaque couverture distribuée aux exilés court le risque d’être arrachée à leur propriétaire par les services de la mairie ou les policiers qui les précèdent. En ce sens, elle devient politique. Des maraudeurs se sont vus interdits de distribuer de la nourriture aux exilés. Devant le camp humanitaire -les distributions étant seulement acceptées plus loin, devant la déchèterie, et non je ne l’invente pas- sur les routes de montagne à Vintimille, dans les interstices des forêts calaisiennes, partout où on tente de faire disparaître les traces de passage, les traces de surplace de ceux à qui on empêche d’advenir ici plutôt qu’ailleurs.

Aujourd’hui, comme apprenti-chercheuse en sciences sociales, je tente de démontrer la violence des assignations spatiales, qui se cachent derrière le verni humanitaire des mises à l’abri. Vaste chantier dont on ne sort pas indemne. Je vois, j’enregistre et je consigne. À Calais, au moment du démantèlement de la jungle, les autorités ont fait monter dans des bus à la destination inconnue des femmes et des hommes. Les sièges étaient recouverts de plastique par mesure sanitaire. Les gamins étaient triés au faciès « mineur, non toi tu l’es pas » par Pierre Henry, directeur de France Terre d’Asile.

Je dis ça en écrasant ma cigarette dans le cadavre de la bouteille de bombe lacrymogène qui me sert de cendrier. Je l’ai ramassée à Calais. On en a ramassé des dizaines de sacs poubelles. Mon expérience était celle d’une simple aidante, qui voulait comprendre pourquoi l’Europe gisait là-bas entre les murs bâtis de part et d’autres. Ce cendrier est un objet mémoire, trace poivrée qui pue toujours autant de la violence conduite à l’égard des sans noms, des sans deuils comme dit Butler, de ceux dont les morts gonflent les statistiques d’une Europe technocrate.

Paris. Devant le camp humanitaire ouvert par la mairie, la file d’attente se mue en boyau de survie, cordon ombilical constitué de l’empilement de couvertures de survie, de duvets et de cartons détrempés et alimenté en perfusions de thé sucré par les aidants. Ils sont parqués là en attendant de pouvoir pénétrer dans la grosse bulle aux couleurs criardes, vitrine de l’hospitalité, image de marque de l’engagement de Paris pour les réfugiés. On se croirait presque au JO, dans le village des athlètes « Parisfugees 2017, Paris s’engage ! ». « Paris accueille le monde », le slogan du 14 juillet en 2015... avant de les envoyer vers les centres d’accueil et d’orientation -pour les chanceux- et vers les Centres de Rétention Administrative pour les « mauvais » migrants, les surnuméraires, ceux qui ont déjà leurs empreintes autre part et répondent au nom de dublinés, ou dubliners en anglais.

« - Ah, les Dubliners, le groupe de papys folk sympas qui sentent bon le whisky ? Rocky Road to Dublin, one two three four five, hips.. »

https://www.youtube.com/watch?v=C1W8KKPmlm4

Non, c’est plutôt rocky road to Bulgaria, Hongria or Italia. Avant rocky road to Kaboul, où un autre terminal est construit à l’aéroport pour recevoir les charters en provenance de l’Europe, depuis les accords de réadmission signés entre l’Afghanistan et l’Union Européenne en octobre dernier. Hips, j’ai la gueule de bois tiens.

J’y suis encore devant ce camp en cet après midi de janvier où la bruine colle à la peau. Les services de la mairie arrivent dans leur petite voiture et demandent aux bénévoles sur place de les aider à évacuer la file, tandis qu’ils forent des trous dans le trottoir pour fixer les barrières Vauban qui s’étaient écartées d’un mètre pour laisser à ceux qui attendent la possibilité d’étendre leurs jambes. Je porte mon chasuble qui marque mon appartenance à l’association et j’ai honte. Sentiment de collaborer à ce que j’exècre. Les barrières sont solidement rapprochées, il s’agit d’éviter les attroupements, les « points de fixation » comme disent les flics dont un fourgon n’est jamais loin. J’erre d’un point à l’autre en donnant des sourires. Plus loin sur le boulevard, de grosses pierres déposées avant l’ouverture officielle du dispositif pour éviter l’installation des exilés, témoigne du perfectionnement des autorités des moyens d’empêchement des exilés de s’installer. Plus c’est gros, plus ça passe. Elles ont été déplacées depuis sous les voies ferrées où les hommes s’abritent pour attendre au creux de la nuit une possible admission le lendemain, quand les grilles s’ouvrent à 8h. Ils se contorsionnent pour dormir lovés contre ces cailloux froids. Coeurs de pierre. Coeurs lourds de granit.

Cette mise à l’abri des vulnérables, injonction humanitaire et victimaire, cache mal dans mon réseau internet les expulsions parisiennes. Hypnotisée, je découvre les vidéos prises l’été passé par des soutiens des aboiements policiers, les nasses d’hommes et de femmes de couleurs sombres, assis par trente degrés sur le bitume brulant qui assistent à la mise à l’abri de leurs effets personnels dans les bennes à ordure des services d’entretiens de la mairie de Paris. Ce décor je le connais, c’était hier.

Je rappelle ces éléments parce que la violence vécue doit faire partie de notre mémoire. C’est notre violence, celle que nous laissons germer dans la vase de notre ignorance, dans le purin des JT de 20 heures et dans le torrent de nos fils d’actualité. Dans les regards fuyants quand on presse le pas alors qu’un contrôle d’identité a lieu sur le quai d’un métro. Et surtout dans les mots de nos représentants où complaisance avec les électeurs, langue de bois et trémolos dans la voix font une tambouille indigeste. De l’autre côté, il y a ceux qui continuent de dire non, en actes. De venir tartiner des petits pains et distribuer du thé brûlant chaque matin. De sillonner les rues de nuit pour aller à la rencontre des « mimis » (les MIE, Mineurs Isolés Étrangers), gamins rejetés à la rue par le dispositif d’évaluation de la minorité et qui désespèrent.

La dignité ferme, ça n’existe pas. On n’est pas digne quand on domine du haut de son bureau à la mairie ou du bout de sa matraque télescopique un rapport de force si inégal. Je m’arrête là. Si vous passez un jour dans les rues de Paris ou d’ailleurs et que votre regard croise celui d’un de ces jeunes emmitouflés dans leurs couches d’habits, derniers remparts entre leurs chairs et la froideur de cette terre inhospitalière, arrêtez vous. Apportez à manger, lâchez une clope ou juste un « hello » fraternel. Ça ne peut venir que de nous.
Welcome to the jungle.

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