L’État mexicain mène une guerre contre sa propre population.

Sous couvert de lutte contre la corruption et de développement économique. Ainsi l’exemple des éoliennes anti-écolos de l’isthme de Tehuantepec, contre lesquelles luttent les communautés indigènes.

paru dans lundimatin#194, le 4 juin 2019

Le 20 février dernier, Samir Flores est tué par balle par un groupe d’hommes venus jusqu’au pas de sa porte, à Temoyac, commune de l’état de Morelos, au centre du Mexique. Samir faisait partie de l’ « Asamblea Permanente de Pueblos de Morelos » (Assemblée permanente des peuples de Morelos), organisation communautaire indigène et rurale qui lutte, entre autres, contre le « Proyecto Integral Morelos », qui compte notamment la construction de deux centrales thermiques, d’un gazoduc et d’un aqueduc. Durant les semaines qui ont précédé sa mort, Samir s’opposait à la consultation citoyenne que proposait le nouveau président quant à la poursuite des chantiers. Ce type de consultation est un outil démocratique employé par le gouvernement pour imposer ses projets et les revêtir d’une pseudo-légitimité. Sûrement devenu trop gênant, trop peu soumis et trop peu complice des forces conjointes qui imposent leurs projets à la population, la mafia au pouvoir – association des autorités légales, du crime organisé illégal et des compagnies marchandes – l’a assassiné. Et c’est ce cri que la population continue de pousser : « Samir n’est pas mort, le gouvernement l’a tué ».

Ardiente, amado, hambriento, desolado,
bello como la dura, la sagrada blasfemia ;
país de oro y limosna, país y paraíso,
país-infierno, país de policías.
Largo río de llanto, ancha mar dolorosa,
república de ángeles, patria perdida.
País mío, nuestro, de todos y de nadie.
Adoro tu miseria de templo demolido
y la montaña de silencio que te mata.
Mi país, oh mi país
Efraín Huerta, 1959

Un État qui cherche à renouveler son autorité et sa popularité désigne toujours un fléau qu’il promet de combattre afin d’assurer la sécurité de sa population. Comme l’avait fait Calderon en 2006 en déclarant la guerre aux cartels, le nouveau président élu en 2018, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) [1] a désigné un nouvel ennemi : la corruption. Par l’urgence invoquée d’un pays en déroute dont il serait le sauveur, il s’accorde le crédit de la population pour continuer de lui imposer sa logique. Dans un pays déjà ultra-militarisé, il peut alors commander la création d’un nouveau corps armé, prétendant protéger ladite population.

Début mars, la création de la « guardia nacional » a été approuvée dans le cadre de son « plan national de paix et de sécurité » : elle sera composée de membres de l’armée et de la police fédérale actuelles et de plus de 50 000 recrues. Son argument est que seul le renforcement de la sécurité peut permettre de faire face à la crise actuelle du Mexique. En mimant un gouvernement social-démocrate plus juste, celui-ci peut ordonner la mise en place de nouvelles forces armées – qui viendront mater toute dissidence – et en même temps injecter de l’argent dans les secteurs sociaux (éducation, santé, retraite...). L’occupation policière et l’aide sociale sont donc deux leviers distincts en apparence, mais actionnés dans un seul objectif : construire l’illusion d’une démocratie pacifiée et rénovée. Il s’agit pour le nouveau président de rompre avec l’image de l’État voyou et corrompu que renvoyait le PRI quand il était au pouvoir. Mais contrairement à ce que voudrait faire croire AMLO, les arrangements entre l’État et les narcos ne peuvent pas s’arrêter comme ça. Le nombre toujours croissant d’assassinats, de féminicides, de tortures, de disparitions forcées et de trafics en tous genres est le symptôme et le résultat d’une guerre en cours que le nouveau gouvernement ne fera pas cesser. 

La question agraire a toujours été un enjeu important dans un pays où la vie des communautés indigènes est inséparable des terres qu’elles habitent. Une grande partie du territoire mexicain est composée de terres communales (d’usage individuel ou commun) acquises durant la révolution de 1910. Elles appartiennent en propre aux communautés indigènes présentes et ne peuvent être en principe ni vendues ni louées. Mais elle font évidemment toujours l’objet d’une guerre continue, constamment convoitées puis occupées par des forces auxiliaires : les cartels, qui cherchent toujours plus de points stratégiques à contrôler – les plazas – et les multinationales qui convoitent les territoires pour en exploiter les ressources.

Si le pouvoir en place est si violent avec la population, c’est qu’il existe encore au Mexique des logiques de vie que le capitalisme n’a pas su subordonner, ou pas jusqu’au bout. C’est notamment le cas dans le sud du pays, dans l’état d’Oaxaca, dans une région que l’on appelle l’isthme de Tehuantepec. Là-bas, depuis plus de 20 ans, une expropriation tentaculaire a lieu pour la création d’un couloir éolien. C’est une dépossession qui a les couleurs d’une affiche futuriste vendant les mérites d’une vie harmonieuse et sans déchets : l’écologie. Bien que les entreprises aient réussi à s’implanter durablement dans la région, la lutte continue. Les communautés indigènes ne comptent pas laisser les prochains parcs éoliens se construire et imposer leur logique de vie. Une victoire a d’ailleurs été remportée : sur la barra Santa Teresa, bras de terre lagunaire au sud de l’isthme, le conflit a duré 3 ans (de 2011 à 2013). Il opposait l’entreprise Mareña Renovable aux habitants de divers communautés alentours. Après 3 ans de batailles intenses l’entreprise a dû battre en retraite [2]. Mareña Renovable n’y remettra plus les pieds !

Photographie de propagande d’EDF. Le projet éolien de l’entreprise française dans l’Isthme s’intitule Bii stinu wind

« L’entreprise arrive et tout est affecté »

L’isthme de Tehuantepec est une région située entre les états de Veracruz, Chiapas, Oaxaca et Tabasco. C’est la zone la plus étroite du territoire mexicain qui lie les 2 océans pacifique et atlantique (200km de distance). Elles est considérée, pour qui voit le territoire comme une marchandise, comme la zone au plus grand potentiel d’énergie éolienne au monde. Le couloir éolien de l’isthme de Tehuantepec couvre aujourd’hui plus de 70 000 hectares de territoire. Le parc se compose à ce jour de 2000 éoliennes, et les investisseurs comptent porter ce chiffre à 5000 d’ici 2030. Il y a 26 parcs partagés entre l’entreprise publique d’électricité du Mexique (la CFE), et 14 entreprises privées dont deux sont mexicaines. Les autres entreprises sont étrangères : Gamesa, Acciona, Renovalia (Espagne), Mitsubishi (Japon) et EDF(France). L’énergie est ensuite revendue à d’autres multinationales : Bimbo, Walt Mart, Arcelor Mittal, Modelo, Soriana, Cemex, Grupo FEMSA (Coca Cola, Heineken, Oxxo).

Sachant qu’un parc se construit en 1 an maximum, on peut aisément s’imaginer la vitesse à laquelle le paysage et les villages ont pu être bouleversés. La région est en effet peuplée par différentes communautés indigènes : ikoot, binnizá, zapotèque, chontales et zoques. Et partout où il y a lutte contre les projets éoliens, ce sont ces communautés qui les mènent : un membre de l’APIIDTT [3] nous a raconté comment cette étroite relation était due à la forme de vie communautaire qui règne encore dans ces villages indigènes. Selon lui, la lutte ne se réduit jamais à empêcher la présence purement physique d’éoliennes, elle va plus loin en combattant le monde qui les a amenées là. Les indigènes de l’isthme partagent une autre manière de voir le monde et de faire communauté, ils cherchent à défendre leur territoire et leur autonomie. On peut lire dans un communiqué de l’APIIDTT :

« On continue de croire que la forme la plus digne de s’organiser, de résister et de construire un autre monde, meilleur, est en dehors du système des partis politiques, en récupérant nos anciennes formes d’organisation, appelées aujourd’hui us et coutumes. »

L’assemblée communautaire fait partie de ces "us et coutumes". Elle est un préalable à toute prise de décision, et structure la vie sociale et politique des peuples de l’isthme.

À l’instar d’EDF – entreprise française, deuxième producteur et fournisseur d’électricité au monde – les entreprises ne prennent jamais en compte cette assemblée. En 2017, pour lutter contre l’installation d’un quatrième parc EDF (pour l’instant abandonné à cause du séisme), les communautés zapotèques du village Union Hidalgo ont notamment déposé plainte auprès de l’OCDE [4] en pointant l’absence totale de consultation publique de la part de l’entreprise. L’assemblée a donc été ignorée, et EDF n’a pas considéré qu’elle était digne d’être prise en compte.

Il faut savoir que la charte éthique de la filiale d’EDF au Mexique est différente de celle appliquée en France, notamment concernant les modalités d’achat des terrains et des sites sur lesquels l’entreprise s’implante. Pourquoi ces modalités seraient facilitées quand elles concernent des peuples vivant au Mexique, sinon parce qu’EDF les considère comme inférieurs économiquement et culturellement ? Il faut considérer ces expulsions dans tout ce qu’elles représentent : pas seulement un plan d’investissement ruineux pour l’environnement et la population, mais une domination culturelle visant à détruire toutes les populations qui refusent la vie qui leur est imposée par le capitalisme.

Sur le site internet d’EDF renewables, filiale d’EDF au Mexique, on peut lire sous l’onglet « Responsabilité sociale » :

« [Le développement du projet] procure à la communauté une voix et un engagement quant à la manière dont les projets sont développés dans leurs communautés, tout en donnant la possibilité de développer l’esprit entrepreneurial des agriculteurs, des éleveurs et d’autres leaders communautaires à travers tout le pays. »

On ne cache pas la volonté de convertir les indigènes à la logique capitaliste poursuivie par ces multinationales. Ils appellent ça "économie", nous appelons ça colonisation, accumulation primitive, dépossession. Elles prétendent s’intégrer et s’adapter aux communautés alors que leur simple présence en détruit le principe même, en transformant les paysans en individus propriétaires d’un terrain ayant plus ou moins de valeur. D’importantes divisions apparaissent alors entre les propriétaires dont les intérêts deviennent antagonistes. Le capital s’insère dans le tissu social pour en détruire ce qui en faisait le fondement.

Julian, désormais propriétaire de terres louées par EDF, le dit sans détour : « ils sont venus avec le contrat et ne nous ont rien expliqué […] L’entreprise arrive et tout est affecté ».

Les éoliennes affectent les communautés en ravageant leur milieu de vie. Leur construction nécessite l’importation de métaux difficiles à extraire (cuivre, silicium, terres rares) qui sont produits par l’industrie minière en Chine et en Amérique du Sud dont on connaît la dureté des conditions de travail. Chaque éolienne consomme 400 litres d’huile moteur qui doit être vidangée tous les trois mois. Les entreprises refusent de communiquer sur la manière dont elles traitent ce type de déchets. Pour les 189 éoliennes d’EDF, cela représente 302 400 litres par an, et pour les 2000 présentes sur tous les parcs, cela représente 3 200 000 litres par an jetés on ne sait où. Cette huile goutte sur le sol où il y a encore du bétail et des cultures, et s’infiltre dans la nappe phréatique et les cours d’eau. Ces mêmes nappes phréatiques sont tassées par les 360 tonnes de béton qui doivent être coulées, pour les fondations de chaque éolienne, sur une surface de 28 mètres de diamètre pour 25 mètres de profondeur. Cela fait baisser le niveau d’eau des lagunes et affecte les activités de pêche pourtant primordiales dans la région. Ces dégradations sont d’autant plus dramatiques dans un pays où toutes les ressources en eau sont soit excessivement polluées, soit monopolisées par Coca Cola, Nestlé ou Danone.

La surface occupée par les hélices est gigantesque. Or, il s’agit d’un lieu de passage important pour les oiseaux qui empruntent les vents pour les migrations. Au total, ce sont environ 130 espèces qui sont menacées par les deux mille éoliennes présentes. Les entreprises payent des fossoyeurs pour ramasser ces oiseaux morts retrouvés aux pieds des éoliennes, afin de garder le site toujours propre. Les chauves-souris comptent parmi les principales victimes de ces installations, et comme elles sont les principales prédatrices des moustiques, le nombre de ces derniers a fortement augmenté, ainsi que les maladies qu’ils transmettent. De nombreuses espèces d’insectes et de plantes sont également affectées, sans compter tous les arbres arrachés pour dégager les terrains.

Quand on emprunte les routes qui traversent les plaines de la région, il est impossible de ne pas voir que l’écologie est un dispositif dirigé contre les populations. La rhétorique du néo-libéralisme débarrasse la bourgeoisie capitaliste de toute responsabilité vis-à-vis de la catastrophe écologique. EDF se targue de produire la quasi-totalité de son énergie en émettant peu de gaz à effet de serre grâce au nucléaire, et prétend être un moteur de la transition énergétique grâce au développement des énergies renouvelables. Ce type d’énergie nécessite des moyens et des technologies que seuls les pays riches peuvent fournir. Les pays les plus pollueurs seraient donc, dans cette logique, les pays en développement dont la population n’a pas été suffisamment éduquée ou sensibilisée aux problématiques environnementales. L’écologie devient donc un prétexte pour justifier la présence des grandes entreprises sur un territoire, alors qu’elle n’est qu’une nouvelle forme de colonisation. [5]

Cette colonisation s’effectue avec la complicité des autorités légales auxquelles les entreprises font appel pour les protéger grâce au déploiement de leur force policière. Si l’État du Mexique mène une guerre, ce n’est donc pas contre la corruption mais contre sa propre population, et ce à travers ce type de méga-projets économiques. Ce qui n’empêche pas l’État de s’assurer le soutien de l’opinion publique grâce à une propagande massive en faveur du développement économique qui profiterait à tous. Il promet plus de paix, plus de sécurité, comme si le danger venait d’un retard économique du Mexique par rapport au reste du monde. Ce discours sous-entend que, sans l’ordre capitaliste, ne régnerait que le chaos. Pourtant, la violence croissante dans les villes où s’installent ces projets montre bien que le développement économique ne garantit en aucun cas aux habitants des meilleures conditions de vie. Les multi-nationales ne mettent pas fin à la présence des narco-trafiquants dans l’isthme de Tehuantepec, elles composent avec eux.

Il n’y a pas de distinction à faire entre la sphère légale (l’État et les grandes entreprises) et illégale (les narcos) de l’économie. La guerre contre la corruption effectue une fausse distinction entre un État honnête et transparent, et les narcos qui seraient les seuls responsables du niveau de violence dans le pays. Mais cette guerre menée n’est en fait qu’un jeu d’alliances complexe et opaque. Les profits issus du capitalisme primitif et illégal représenté par les narcos ont toujours été investis dans des projet apparemment « transparents » et parfaitement légaux. Inversement, des pots de vin sont continuellement versés aux trafiquants qui détiennent le pouvoir sur ces territoires, pour acheter la paix et le silence. Les sommes colossales amassées par les narco-trafiquants leur permettent de faire régner leur loi en toute impunité, et le pouvoir que cet argent leur confère n’est donc pas une dérive anormale du capitalisme. Elle en est la face cachée et nécessaire, avec laquelle les grandes entreprises savent composer tout en continuant de se donner une image propre, honnête et transparente.

« Les institutions du système impérialiste ne peuvent pas résoudre les problèmes sociaux, économiques et politiques que nous subissons parce qu’elles s’en nourrissent. « La guerre à la drogue » est bien une doctrine de contre-révolution, chargée de maintenir et de renforcer la domination, l’exploitation et la ségrégation des couches les plus opprimées du prolétariat. Ces champs de bataille s’articulent aux nouvelles campagnes de guerres coloniales menées à l’extérieur pour assurer la restructuration néolibérale et sécuritaire du capitalisme. »
« A qui profite la guerre au crime » de Mathieu Rigouste, préface à la brochure de Michael Cetewayo Tabor, guerre + capitalisme = génocide .

Le projet éolien de l’isthme de Tehuantepec est à comprendre dans un projet plus large de faire de la région de Oaxaca et plus particulièrement de l’isthme, un territoire économique privilégié puisque considéré comme une « Zone Économique Spéciale » – dans lesquelles les lois économiques sont assouplies et avantageuses pour les entreprises. Outre les compagnies minières désormais installées dans la région et qui font elles aussi l’objet de luttes, le nouveau gouvernement a remis au goût du jour « El proyecto Transístmico ». Le plan est d’unir l’océan pacifique et atlantique dans sa partie la plus étroite, par voie ferrée et routière pour « rapprocher les bassins économiques » du nord et du sud plus rapidement et les connecter au canal du Panama. Il est certain que ce projet est déjà contesté et combattu, comme tout un tas d’autres à travers le pays qui sont déjà finis, encore en route ou seulement planifiés : Huexca, Xochicuautla, Tenango del valle, les Zapatistes... Des noms qui résonnent comme autant de luttes. Le régime de la terreur vient pacifier sa population et tenter de la réduire à la seule forme de vie correspondante, celle de la marchandise. Mais il se heurte à des forces contraires qui se meuvent un peu partout. Il n’y a pas un état au Mexique qui ne compte pas d’endroits où l’on se bat contre des projets de cette envergure. Les luttes indigènes y sont les seules à même de tenir un rapport de force et à poser des actes politiques puissants car consistants. Cette consistance se fait l’héritière des luttes menées depuis 500 ans par les communautés que le système capitaliste aimerait atomiser. Elle provient de l’épaisseur des liens et de l’attache au territoire, et s’oppose précisément à la logique capitaliste qui n’admet que des individus gouvernables. L’autonomie et la souveraineté contre l’assimilation et la dépossession.

La piraterie n’est jamais finie. Walabok

La lucha sigue.

[1Fondateur du parti MORENA (Mouvement de Régénération National), il succède à Pena Nieto, président de 2012 à 2018, membre du PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel). Ce parti est revenu au pouvoir après 12 ans d’absence alors qu’il avait auparavant gouverné pendant plus de 70 ans.

[2Voir le documentaire « Somos vientos », qui parle de la lutte en question et plus généralement de l’industrie éolienne et de sa supposée énergie verte.

[3Asamblea de Pueblos del Istmo en Defensa de la Tierra y el Territorio

[4Organisation de coopération et de développement économiques, censé dénoncer au niveau international la corruption et les pratiques commerciales déloyales

[5Pour plus d’infos sur l’historique et la lutte en générale, le livre et le film d’Alessi Dell’Umbria Istmeno, le vent de la révolte – chronique d’une lutte indigène contre l’industrie éolienne.

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