Appendice sur la métropolisation : le cas Rem Koolhaas

« Les caractéristiques du nouveau parc humain s’imbriquent parfaitement comme dans un cauchemar. »

paru dans lundimatin#190, le 6 mai 2019

« Partout la spéculation est, pour finir, devenue la part souveraine de toute la propriété. »

Guy Debord, « Cette mauvaise réputation… »

Alors que lundimatin ressortait un texte de 2004 sur le processus de « métropolisation », celui-ci m’a rappelé quelques souvenirs – et notamment un nom. Disons simplement que mes quelques passages dans ces villes éphémères « déjà en transition » m’avaient donné à m’interroger sur ce qui était en train de se passer globalement dans l’une d’elle – Bordeaux.

Un jour, alors que j’allais vagabondant dans les rayons d’une bibliothèque municipale, je suis tombé sur un livre se nommant Junkspace, d’un auteur nommé Rem Koolhaas. Il me semble que je n’avais pas cherché à le trouver (spécialiste en rien, j’attends souvent que les choses me trouvent) ; il me semble même que je ne connaissais pas encore l’œuvre générale d’un homme de son temps, et que j’allais découvrir par la suite – les souvenirs sont flous, forcément. Avec ce titre accrocheur, je pensais trouver une came critique du capitalisme addictif et de son organisation architecturale. Ce fut le cas, mais d’une manière qui correspond à l’époque.

Koolhaas, dans ce livre, mène une espèce de critique sauvage et « libre » de ce qui meut et contraint les individus dans ces nouvelles villes mondialisées, reliées ensemble par les réseaux de marchandises, de capitaux, de main-d’œuvre et d’informations. Le sous-titre et le but de cet essai était de « repenser radicalement l’espace urbain. » Pour en fournir un contre-modèle, ou des modalités de résistance, pensais-je alors naïvement : encore une fois, je m’étais laissé prendre par la nouvelle police des signes.

Dedans, il essaie d’établir un concept urbain qui donne son titre à l’essai – le Junkpsace -, où, dans une prose typiquement contemporaine, celui-ci mêle allègrement description pseudo-critique et/ou projection utopique du futur des villes actuelles. Le gros de la critique était le manque d’espace et de liberté qu’offrent les nouvelles modalités urbaines. Quelques phrases me marquent ; je les note. Parmi elle, celle-ci, page 81 : « L’ « identité » est la nouvelle junkfood des expropriés. » Première impression : c’est une critique parfaitement fondée de ce qui se passe en ce moment, dans le domaine culturel dont l’urbanisme fait partie. La culture, aujourd’hui, ne se présente-elle pas elle-même comme un immense ramassis de discours et d’énoncés identitaires, une junkfood indigeste et pathogène pour les multi-expropriés que sont les urbains et péri-urbains contemporains ? M’enthousiasmant, j’avais encore tout faux. Car ce que fait Koohlaas, ce n’est rien d’autre que du trompe-l’oeil performatif – en architecture comme ailleurs.

La condition métropolitaine, c’est bien désormais « un infantilisme généralisé », garanti par la BAC, et aussi en jonction avec la future smart city et les dispositifs de surveillance qui s’empilent années après années. Par son concept pseudo-critique, Koohlaas aussi en convient, page 88 : « Les Terriens vivent à présent dans un grotesque Kindergarten [jardin d’enfant]... ». Cependant, Koohlaas n’en tire pas les mêmes conclusions que moi.

Car la radicalisation dont il s’agit dans le sous-titre est bien autre que celle qui a proliféré dans le discours gouvernemental et médiatique actuel : ce que veut Rem Koolhaas, c’est la radicalisation de l’existant. Il se propose même d’en donner l’esthétique. Je continue à ne rien chercher, et je tombe sur son projet de pont à Bordeaux (dans le contexte général du projet Euratlantique) : celui-ci se nomme Jean-Jacques Bosq. Parfait espace modulaire, où seront enchainés des « séquences culturelles » (voir ci-dessous), lieu de vie central où personne n’habite (ce qui est normal pour un pont, mais beaucoup moins pour un « lieu de vie »), lieu de passage et de transition d’une « vie » à une autre. Enfin, je commençais à comprendre.

Une interview dans un magazine « culturel » célèbre (Télérama) me fit enfin cerner précisément la pensée du grand maître des temps présents (ou absents ; à ce stade, cela n’a plus d’importance). Je le cite, une dernière fois :

« Je suis revenu à l’architecture quand j’ai compris qu’il y avait une grande similarité entre le travail de scénariste et celui d’architecte : l’un et l’autre imaginent des scénarios pour la vie quotidienne. Des scénarios de société. Ils doivent sans cesse se poser les questions : quelles sont les bonnes intentions que l’on peut intensifier, les conditions que l’on pourrait changer pour que cela fonctionne mieux. Comme pour le cinéma, l’architecture est un assemblage de séquences et d’épisodes. »

Ce qui revient à dire que simuler des identités et construire des lieux de vie et d’habitation revient au même. En termes concrets, c’est l’équivalent sur le plan de l’architecture de cette phraséologie qui appelle « travail autonome » les néo-tacherons de l’économie numérique des services ; ou « démocratie participative » la contemplation par des « citoyens conscients et engagés dans une démarche constructive » les décisions déjà prises par d’autres. Des mots d’ordres en béton, « des scénarios pour la vie quotidienne ». Le tout s’insérant dans ce qu’il est convenu d’appeler maintenant « ville créative », en référence au pseudo-concept critique (« fiction théorique », dirait Éric Chauvier [1]) de « classe créative » (et lui aussi fortement prescriptif, en tout cas considéré tel par les métropolisateurs, ceux qui comptent) du théoricien Richard Florida, équivalent fonctionnel de Koolhaas dans la nouvelle « sociologie » des métropoles.

En réalité, et pour paraphraser le titre d’un essai du vieil euro-macroniste Sloterdijk, la „ville créative“ (ou en volapük technocratique „métropolisation“ ) a pour ambition de devenir un parc humain hallucinatoire, mêlant fonctionnalisme ludique ; prévention, contrôle, ’gestion des risques’, guerre de basse intensité généralisée [2] ; économie tertiaire ’classique’ (banques, assurances, conseils, etc...) et économie post-industrielle de pointe (’économie de la connaissance’ ; économie „disruptive“, recherches universitaires et technologiques de pointe) ; Art et Culture évènementiels d’Etat, financés par de riches mécènes ; et ’participation collaborative’ des ’citoyens’ monades-nomades.

Un devenir, que moi je nomme, dans mon sabir personnel, „sécuritaro-évènementiel“ (qu’on pourrait imager par ce triptyque qui crève l’écran : Hanouna-Benalla-Grand Débat). A quoi s’adjoindront de plus en plus nécessairement, heathly food hydroponique, running et pollution, greenwashing et mauvaise conscience, et néo-spritualités apocalyptiques New New Age. Le tout sous la gouvernance autocratique et bienveillante d’un erzatz de politicien-philosophe-trader, soucieux du vivre-ensemble. Charles Buckowski avait affirmé en son temps que „les villes ont été créé pour exterminer l’humanité“ ; je ne sais pas, peut-être. En tout cas, celles qui s’aménagent aujourd’hui, c’est certain.

Trop idiot pour vivre un avenir smart dans ce futur minable, et pas assez pervers (ou « libre », idem) pour jouir du masochisme « cyber-mercantile » [3] et libertarien de Koohlaas, j’ai déménagé, distendant, de fait et avec regret, quelques liens avec celles et ceux qui devront endurer la suite des évènements, et rendu son livre à la bibliothèque. On dit les imbéciles, heureux.

[1Eric Chauvier, Les mots sans les choses, Editions Allia

[2Fréquemment documenté, entre autres, par l’association La Quadrature du Net ; pour exemple, cet article parfaitement édifiant sur la « safe city » (c’est beau comme un sarcasme gluant !) de Saint-Etienne, où les caractéristiques de ce que j’ai décrit plus haut du nouveau parc humain s’imbriquent parfaitement comme dans un cauchemar.

[3Voir Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs

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