L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital - Andreas Malm

L’anthropocène, kesaco ?

paru dans lundimatin#105, le 23 mai 2017

Nos amis d’Antopées nous ont fait parvenir cette fiche de lecture.


Andreas Malm
L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital
La fabrique éditions, Paris, avril 2017.

L’anthropocène, kesaco ? On sait que les scientifiques s’entendent sur des noms en « cène » pour caractériser les périodes d’évolution de la Terre comme système géologique, climatique et biologique – devrais-je dire « biophysique » ou encore « biochimique » ? depuis environ soixante-six millions d’années. Il y a bien sûr d’autres périodes auparavant, mais ce n’est pas ici notre sujet. Vous serez certainement ravi·e·s d’apprendre, si vous ne le saviez déjà, que nous vivons actuellement l’ère cénozoïque, plus connue par ses qualificatifs « tertiaire » et « quaternaire » (même si ça a l’air encore un peu plus compliqué, vu que les appellations ont évolué…) Cène vient de « nouveau » en grec, d’où vient aussi « zoïque », tiré de zoé – « vie » (on ne doit pas en conclure que cette dernière n’aurait pas existé avant l’ère cénozoïque, puisque l’on date « l’émergence de la vie » sur Terre à environ – 2 800 millions d’années). L’ère cénozoïque est elle-même découpée en époques paléocène, éocène, oligocène (c’est la période paléogène), miocène, pliocène (période néogène), pléistocène et holocène (période quaternaire, je vous avais prévenu·e·s, c’est un peu embrouillé) [1].

Nous vivons donc l’ère du nouveau, même si, vu de notre porte, il nous paraît à peu près aussi nouveau que Macron dans la politique française (pardon, c’est un renvoi). Or donc voici qu’un certain Crutzen, Paul de son prénom et accessoirement Prix Nobel de chimie en 1995, proposa au tournant du siècle vingt de nommer « Anthropocène » notre nouvelle ère géologique et de la dater de l’invention de la machine à vapeur, à la fin du XVIIIe siècle (après J.-C., of course). Selon lui (et la dite « communauté scientifique » qui a semble-t-il largement approuvé ses vues), l’Anthropocène est ce bref instant (à l’échelle géologique) durant lequel anthropos (l’homme, toujours en grec, c’est plus chic) se mêle d’influencer le cours des choses au point qu’on peut le qualifier de « cause géologique ». L’homme donc, ou l’humanité si l’on préfère, porterait donc la lourde responsabilité du réchauffement climatique provoqué par son activisme effréné. Andreas Malm trouve ça un peu fort de café. Bien sûr que les émissions de dioxyde de carbone (CO2) ont augmenté de façon exponentielle depuis la révolution industrielle engendrée par ladite machine à vapeur, provoquant la hausse des températures moyennes qui nous inquiète tant (il ne s’agit pas ici de joindre notre voix au chœur des climatosceptiques). Cependant, on pourrait s’interroger, primo, sur la datation exacte du phénomène, si tant est qu’elle soit possible et secundo, sur son ou ses responsables – l’humanité, présentez-moi cette jeune personne, et je vous dirais comment elle s’habille, ce qu’elle fait et quels méfaits elle commet.

Datation : pourquoi ne parle-t-on pas plus du refroidissement du climat terrestre intervenu aux alentours de l’an de grâce 1610 ? Et du fait qu’un siècle auparavant, en 1492, l’homme – mais un homme particulier, pas l’humanité – « découvrait » l’Amérique ? Cet homme à la peau claire apportait la civilisation et ses microbes (dont beaucoup s’étaient développés à la faveur de l’élevage d’animaux domestiques alors inconnus dans le Nouveau Monde). Par le fer et par le feu, mais aussi et surtout par ses germes contre lesquels les « naturels » (ainsi les nommait-on parfois) étaient sans défense, l’homme blanc extermina 90 % des êtres humains des Amériques (les historiens parlent de cent millions de personnes dans les mondes précolombiens !). Ce qui entraîna une diminution énorme des émissions de dioxyde de carbone [2], puisque la plupart des foyers avaient disparu, et une tout aussi énorme « afforestation » (expansion de la forêt).

Responsables ou : à qui profite le crime ? Puisqu’aussi bien il semble s’établir un consensus autour du phénomène de la révolution industrielle comme cause essentielle du réchauffement climatique, on doit s’interroger sur les acteurs de cette révolution. Étaient-ce « les hommes », au sens de « l’humanité » ? À l’évidence non ! Qui ça, alors ? Eh bien, presque les mêmes que ceux qui avaient provoqué le refroidissement de 1610. Andreas Malm accuse plus précisément les sujets du Royaume-Uni et, encore plus précisément, les premiers capitalistes industriels. Le chapitre II de son livre est intitulé : « Les origines du capital fossile : le passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique ». Je dois dire que c’est le chapitre qui m’a le plus intéressé, et même passionné. En effet, il y démontre très clairement pourquoi et comment les fabricants de coton ont abandonné l’énergie hydraulique pour celle du charbon. Ce qui, à première vue, tient de l’énigme car l’énergie des cours d’eau, déjà fort bien maîtrisée techniquement à la fin du xviiie siècle, était abondante et beaucoup moins coûteuse que le charbon dont sont voraces les machines à vapeur. D’ailleurs, ces dernières ont mis du temps à s’imposer : entre la première installation de l’une d’entre elles chez les frères Robinson en 1786 et le « véritable triomphe de la vapeur » dans l’industrie cotonnière se sont écoulées une quarantaine d’années. Cependant la véritable question n’est pas de savoir pourquoi la nouvelle technologie a mis tant de temps à s’implanter – mais bien pourquoi elle a été adoptée par les fabricants, sachant que la différence très importante de prix entre le charbon et l’eau n’avait pas disparu. Malm cite à cet égard suffisamment d’historiens contemporains et de sources de l’époque pour qu’aucun doute ne subsiste : « […] l’eau était abondante, au moins aussi puissante et franchement plus économique » (p. 90, c’est lui qui souligne). La réponse est simple. John Farey, auteur en 1827 d’un traité sur les machines à vapeur à l’usage des industriels, la donnait sans détour : « les chutes d’eau naturelles se trouvent principalement dans les rivières à la campagne ; mais les machines à vapeur peuvent être placées dans le centre de villes populeuses, où l’on peut se procurer facilement des travailleurs. […] Dans la mesure où toutes les manufactures de cette nature exigent de nombreux travailleurs, il y a plus d’avantages à ce qu’elles fonctionnent à la vapeur dans les villes populeuses qu’à l’eau à la campagne. » Autrement dit, commente Andreas Malm, « l’avantage de la vapeur tenait à sa parfaite adéquation, non pas à la production d’énergie en soi, mais à l’exploitation de la main-d’œuvre » (p. 92-93). Il cite ensuite des textes de contemporains qui, tout en reconnaissant le faible coût de l’énergie hydraulique, déplorent le fait qu’à la campagne, on ne trouve pas « une population formée aux habitudes industrieuses ». Ce qui est un euphémisme pour dire : des ouvriers suffisamment dociles et disciplinés. Ainsi, par exemple, « pour les Greg, propriétaires de Quarry Bank et de deux autres filatures hydrauliques dans le Lancashire, les problèmes étaient […] la pénurie de main-d’œuvre et les syndicats concouraient à provoquer “une difficulté à obtenir des travailleurs, et à des salaires extravagants, dans ces comtés du Nord”. S’ils développaient leurs filatures, il y avait un risque évident que “toute demande de main-d’œuvre ne renforce encore les syndicats, l’ivrognerie et les hauts salaires” ». C’est pourquoi la compagnie des Greg acheta en 1826 « deux usines dans les villes de Lancaster et de Bury, toutes deux alimentées à la vapeur », vers lesquelles furent dirigés désormais l’essentiel des investissements. Elles présentaient « un avantage décisif : elles disposaient d’un réservoir local de force de travail » (p. 100-101).

Ce passage à la vapeur entraîna une conséquence très importante : « Pour la première fois dans l’histoire, le convertisseur et la source d’énergie mécanique – la machine et la mine – étaient dissociés dans l’espace. » (p 104) Ainsi le capital commença-t-il à transformer radicalement l’espace : d’une part en spécialisant certains lieux (les mines), d’autre part en délocalisant la production là où la main-d’œuvre était la moins chère et la plus docile, entraînant ainsi les territoires dans son mouvement d’abstraction généralisée. Mais le temps également fut affecté par ce même mouvement. Dans le cas de l’industrie cotonnière, l’un des défauts de l’énergie hydraulique était son irrégularité : il arrivait que trop de débit du cours d’eau, ou à l’inverse pas assez, ralentissent le travail, voire mettent les fabriques à l’arrêt pour quelques jours. « Tant que les moulins satisfaisaient un marché local pour le maïs, le lin la soie ou tout autre produit, un jour avec trop ou pas assez d’eau dans la rivière était “une source de désagrément mais rien de plus sérieux” : les gens se consacraient à d’autres tâches pendant un moment. Les filatures de coton du début du xixe siècle fonctionnaient selon d’autres principes. Elles étaient tournées vers des marchés mondiaux, conçues pour maximiser le rendement, construites avec le profit comme seule raison d’être – et les journées de travail devaient donc être longues. » (p. 106) C’est pourquoi les patrons exigeaient des ouvriers qu’ils « rattrapent » les heures perdues dès lors que la situation était revenue à la normale. Or la norme de base des horaires de l’époque était de douze heures : on voit que l’allongement des journées de travail devenait rapidement insupportable. Et c’est précisément contre ces durées de travail insupportables que se mobilisaient les ouvriers, dont la revendication centrale était la journée de travail de dix heures. Le passage à la vapeur permit aux capitalistes de surmonter cette difficulté : d’une part, le temps était désormais toujours le même, il n’était plus perturbé par la météo plus ou moins capricieuse. D’autre part, avec les machines à vapeur, il était possible d’accélérer le rythme de la production – et l’on ne s’en priva pas.

C’est ainsi que le charbon, déjà utilisé pour chauffer les foyers citadins, devint « la source et le fondement de notre prospérité industrielle et commerciale », dixit un observateur de l’époque. Un autre renchérissait en 1866 : « En vérité le charbon n’est pas à côté mais au-dessus de toutes les autres marchandises. C’est l’énergie matérielle du pays – l’assistant universel – le facteur de tout ce que nous faisons. » Ainsi, commente Malm, « les rails étaient posés pour le réchauffement climatique » (p. 116).

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce livre, et même sur son deuxième chapitre dont je n’ai donné qu’un aperçu. Andreas Malm nous y propose ensuite une théorie du capital fossile par laquelle il tente de démontrer que capital et combustibles fossiles sont indissociables. Je ne sais pas s’il faut le suivre jusque-là, même si sa démonstration est fort séduisante. Mais on peut partager ses conclusions. Ferraillant contre les explications plus ou moins « naturalistes » de la crise écologique en cours, il nous propose de « repenser radicalement les forces à l’origine de la destruction écologique actuelle. Il ne faudrait pas les voir, poursuit-il, comme des aspirations archaïques de l’espèce humaine, comme une éternelle ambition de croissance se heurtant aux murs de la rareté et les dépassant en substituant les biens abondants aux biens rares : un processus universel se déroulant comme une réaction à des contraintes spécifiques. Le contraire semble plus juste. Le capital est un processus spécifique qui se déroule comme une appropriation universelle des ressources biophysiques, car le capital lui-même a une soif unique, inapaisable, de survaleur tirée du travail humain au moyen des substrats matériels. Le capital, pourrait-on dire, est supra-écologique, un omnivore biophysique avec son ADN social bien à lui » (p 137).

J’en conclus il vaudrait peut-être mieux parler de capitalocène plutôt que d’anthropocène ; et que je recommande la lecture de ce livre dont, encore une fois, je suis loin d’avoir proposé un compte rendu exhaustif.

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[1J’ai trouvé tout ça dans Wikipédia.

[2« Dans un article de Nature, Simon L. Lewis et Mark A. Maslin proposent de faire remonter le début de l’Anthropocène à 1610, une chute brutale de la concentration de CO2 pouvant être observée dans les carottes de glace de cette année-là. Ils y voient une conséquence du dépeuplement des Amériques post-colombiennes […] » (Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire, p. 47.)

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