Ainsi parlait Greta Kaczynski

« Je ne suis plus Greta Thunberg, je suis Greta Kaczynski » - à propos des grèves mondiales pour le climat

paru dans lundimatin#184, le 27 mars 2019

Deux de nos contributeurs en charge des questions écologiques et des luttes afférentes nous ont soumis cette fiction, ou plutôt cette fusion. À quoi ressemblerait les grèves mondiales pour le climat si Greta Thunberg lisait Théordore Kaczynski ?

Je prends la plume pour vous faire quelques confessions. Je commence à en avoir assez. Greta, Greta, Greta. Je suis devenue, bien malgré moi, l’icône du mouvement de la grève mondiale pour le climat. Parce que mes parents ont des relations ; parce qu’un startuper ambitieux a fait de moi une vedette sur Instagram ; parce qu’on m’a donné la parole à la COP24, à TedX, dans tous les médias. On m’a pavé la voie pour que je sonne l’alerte, au nom des jeunes. Pour que je dénonce, sans faire trop de vagues, la catastrophe écologique qui nous menace. Pour que je fasse la promotion d’une grève mondiale qui n’a duré qu’un jour, surtout, afin de ne pas gêner le cours criminel du business as usual. Un spectacle qui a mis en scène l’écologie à guichet fermé pour quelques semaines, sans aucun effet réel sur le réchauffement climatique. Et on feint après cela de me demander pourquoi je tire tout le temps la tronche. Ce n’est pas parce que je suis autiste, parce que j’aurais du mal dans mes relations avec les autres. C’est parce qu’il n’y a aucune joie dans ce que je fais, dans ce qu’on me fait faire.

Il faut dire que j’avais tout pour plaire. Je suis jeune, écolo, autiste.

Dans les sphères dirigeantes, on raffole des jeunes : on veut se les mettre dans la poche pour « valoriser leurs compétences », on veut les rassurer pour qu’ils ne se révoltent pas devant la situation horrible qu’on leur laisse en héritage, et on veut s’assurer qu’ils marcheront main dans la main avec nous, que tout se passera bien. On raffole aussi des écolos : tant qu’ils resteront inoffensifs, les discours écologiques serviront adéquatement de nouvelle morale pour les gouvernements et les grandes firmes, qui se pareront de vert pour se présenter comme les seuls sauveurs d’un monde qu’ils sont les seuls à saborder.

Et paradoxalement, on raffole encore plus des autistes. En fait, on raffole de certains autistes. Il faut dire que la catégorie d’autisme est très vague. Il y a d’abord l’autisme généralisé, diffus, rentable, d’une civilisation entière qui suit le cours du désastre depuis son smartphone, et qui s’absente de plus en plus de ce monde pour se replier sur soi, sur ses activités compensatrices, sa petite vie, ses petits scrupules, ses petites misères. Il y a ensuite l’autisme irrécupérable, réfractaire, résistant de milliers d’enfants et d’adultes qui refusent d’intégrer les codes sociaux, et dont on préfère qualifier de maladie le rapport très différent qu’ils entretiennent avec le monde et les choses. Enfin, il y a l’autisme Asperger, auquel des séries télé ou des documentaires assez idiots ont collé l’étiquette de « surdoué ». C’est mon cas. Et il se trouve que cet autisme, relativement léger, relativement « intégrable » a l’avantage d’être valorisable et valorisé économiquement : c’est pourquoi on l’adore tant. 

Mais s’il y a des personnes fermées, qui n’écoutent pas les autres, qui ne veulent pas voir venir la tempête, qui vivent isolés du reste du monde, de toute évidence, ce n’est pas nous. Ce sont nos dirigeants. Depuis toujours, ils parlent une langue différente de la nôtre et font la sourde oreille à tous nos cris d’alarme. Peu importe. Qu’ils continuent, car nous ne voulons plus rien avoir à faire avec eux. Tout dialogue avec eux représente désormais une considérable perte de temps ; développement durable, transition écologique, écologie industrielle, ces expressions creuses qui se succèdent pour délayer le moment du véritable changement n’ont plus de sens que pour les enfumeurs.

C’est aujourd’hui à un autre « surdoué », à un autre « autiste Asperger » présumé que je voudrais rendre hommage. Lui aussi était taraudé par la question écologique. Theodore Kaczinsky. Ce mathématicien talentueux a pris un chemin qu’on pourrait qualifier d’inverse au mien : après de brillantes études, il n’est pas devenu un grand scientifique ou un militant télégénique de la cause écologique. Il a décidé de se retirer dans la nature, pour vivre en accord avec ses convictions. Depuis sa cabane dans la forêt, au milieu d’un quotidien fait de lectures, de chasse, de menues relations avec les villageois des environs, il confectionnait des bombes, qu’il envoyait par la poste à ceux qu’il estimait être des rouages de la ’société techno-industrielle’. Theodore Kaczinsky a opté pour une lutte armée, isolée, individuelle. Des années passées à confectionner ces colis piégés, pour de si maigres résultats. 

Je ne reviendrai pas sur la critique de ses actes ou les insuffisances de son discours, mais je voudrais tirer quelques enseignements de sa vie et de son combat. Qu’est-ce que Kaczinsky, le terroriste qui croupit en prison, peut bien avoir à dire à l’écologie d’aujourd’hui ? Qu’on ne sauvera pas la planète par la pensée ou par des actions inoffensives. Que pour être efficace, l’écologie ne peut pas être seulement ’positive’ et ’constructive’, qu’elle doit aussi être destructrice. Il n’y aura pas de cohabitation écologique avec Total, avec Bayer, avec HSBC, avec les monocultures, les autoroutes, les centrales nucléaires, l’étalement urbain. Les actes de Ted Kaczinsky signifie une chose simple : pour parvenir à enrayer la catastrophe écologique, il nous faudra détruire ce qui cause et entretient matériellement cette catastrophe. Pour retrouver de l’autonomie, il nous faudra briser nos chaînes. Si la responsabilité de l’assertion tranche assurément avec l’irresponsabilité des actes qui s’en sont suivis, c’est de la lucidité et de l’honnêteté de cet homme que je me réclame. Qui prétendrait travailler à l’édification de mondes plus libres, sans s’en prendre aux infrastructures qui en détruisent la possibilité même ?

Du reste, on punit bien les voleurs. Ceux qui dérobent de la nourriture se font alpaguer, ceux qui pratiquent le vol à l’étalage finissent au commissariat, ceux qui fraudent, frelatent ou filoutent sont condamnés. Et ceux qui volent notre futur, comment doit-on les punir ? Personne ne contestera que le vol de futur doit être réprimé ’avec la plus grande fermeté’. Le voleur de futur ne nous atteint pas seulement dans notre capacité à nous projeter, mais dans la possibilité même de nous projeter. Où aller, où retomber ? quand ce sont les conditions mêmes d’habitabilité de la terre qui sont détruites. En employant le verbe ’voler’, je ne veux pas dire qu’on nous dérobe tout cela, puisque tout cela n’appartient à personne. Le vol est simplement le résultat de la destruction en cours : en nous privant du pouvoir de maîtriser notre vie, notre avenir, on nous vole notre vie. Dès lors, comment les punir, ces voleurs ? En les privant de leurs moyens de vol.

Il s’agit tout d’abord d’identifier le voleur de futur. Je pense que c’est une espèce bien particulière de voleur, peu semblable à ceux cités plus haut. Les voleurs de futur sont avant tout des institutions, des ’personnes morales’, et des infrastructures. C’est le béton qui s’étend à perte de vue, l’entreprise qui balance ses déchets dans les cours d’eau, les tracteurs qui rasent les forêts, l’économie qui nous fait du chantage à la ’mobilité’. Ce sont aussi bien sûr des personnes réelles, les très riches, les politiciens, les ’décideurs’, les ’élites’, Donald Trump, Jeff Bezos, Elon Musk, et leurs semblables ; mais leur pouvoir de nuisance ne tient précisément qu’à leur mainmise sur les moyens de produire et donc de détruire ce monde. Ce qui nous vole notre futur, c’est avant tout le fait de n’avoir rien choisi de l’organisation de ce monde, et de n’avoir aucune possibilité de le changer. Cette capacité, nous ne la retrouverons qu’ensemble, et pas à travers des actes individuels, qu’ils soient des éco-gestes ou des colis piégés.

Depuis qu’à six ans mes parents m’ont appris ce qu’était le changement climatique, j’ai peur. À tous ceux qui profitent du cours actuel des choses, je voudrais dire : la peur que vous nous instillez, vous l’utilisez pour légitimer une surenchère liberticide. Notre peur est votre seul moyen de maintenir le système à flots. Ce levier que vous utilisez sans vergogne à grands renforts de discours catastrophistes et de chiffrages scientifiques, je veux le retourner contre vous. La catastrophe n’est plus à venir, elle se déroule sous nos yeux. Le temps de la peur incapacitante est passé, en tout cas pour nous. Le temps de la colère est venu. Je veux que vous paniquiez, que vous ressentiez ce qu’est la peur. Quant à l’optimisme qui peut parfois vous habiter à la vue des ’progrès’ réalisés par ’l’homme moderne’, il est le luxe des nantis et des béats qui cachent mal qu’en voulant sauver leur âme, ils cherchent à sauver leur cul. J’aurais dû vous le dire, à Davos.

Comme vous le voyez, j’ai beaucoup réfléchi, et j’ai décidé d’adopter à partir d’aujourd’hui une tout autre ligne d’action et de discours. Je veux qu’on sorte des débats inutiles, pour retrouver un peu de hauteur de vue. Je ne veux plus qu’on me parle de dialogue avec le gouvernement ou d’anti-étatisme, je veux qu’on me parle de zones libérées. Je ne veux plus qu’on me parle de violence ou de non-violence, de marche et de désobéissance, je veux qu’on me parle de victoire. Je ne veux plus qu’on me parle de grève, je veux qu’on me parle d’interruption définitive du cours de la catastrophe. Je ne veux plus qu’on me parle de climat, je veux qu’on me parle d’habiter la terre de manière plus joyeuse. 

Je fais sécession avec ce que j’étais, avec ma famille, avec mes parents, avec ceux qui m’ont entouré et ont fait de moi une vedette.

Je ne suis plus Greta Thunberg, je suis Greta Kaczynski. 

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