Actualité du stoïcisme : comment surmonter l’épreuve du chômage

À propos du Manuel d’optimisme du chômeur en fin de droits d’Yves Lefèvre

paru dans lundimatin#113, le 11 septembre 2017

Florence Balique est professeur agrégée de lettres modernes elle propose ici une lecture critique du Manuel d’optimisme du chômeur en fin de droits d’Yves Lefèvre paru en 2016 aux éditions Atlande. Le livre est présenté en quatrième de couverture comme “Le Manuel d’Épictète de notre siècle”. Si cet article salue le sursaut d’un individu qui résiste comme il peut, en s’arrimant aux vestiges d’une pensée lointaine, l’enjeu est d’abord de rappeler, en revenant aux textes, que le stoïcisme n’est pas l’école de la résignation mais celle de la noblesse et de la liberté de l’âme, se délestant de l’opinion.


Pour qui n’a pas perdu son emploi, le chômage se réduit souvent à un chiffre que les médias délivrent comme l’indicateur d’une maladie sociale chronique, qui guette, mais dont on ne mesure guère les effets dès lors que l’on ne les a pas subis. Il y a aussi les termes provenant de l’anglais : burn-out, bore-out et brown-out, noms étranges de syndromes qui laissent entrevoir l’envers du décor dans le monde où s’impose la performance, l’efficience, autres mots calqués sur l’anglais. Parfois on évoque rapidement les suicides, liés à une forme de mal-être au travail ou encore à l’impossibilité de supporter l’inactivité professionnelle. Mais la réalité concrète, vécue plus ou moins douloureusement, relève presque du tabou : on a plutôt honte de ne pas travailler. Cette expérience confronte l’individu à un réel manque, au risque d’une fêlure. Le désir déploie alors toutes ses ressources pour contrer la dépression ou bien se laisse terrasser par la multiplication des échecs ou espoirs déçus, quand tout a été mobilisé en vain pour retrouver une vie sociale.
Dans son Manuel d’optimisme du chômeur en fin de droits, Yves Lefèvre relate ses « cents jours », compte à rebours qui le mène vers la perte des indemnités de chômage. Journal intime, discours à soi, cet étrange récit dynamique dévide une sorte d’auto-analyse rédigée dans un style managérial où se glissent des morceaux de réflexion morale.

Dans sa postface, Yves Lefèvre évoque la difficulté de cet « exercice de style » qui l’embarque soudain dans un voyage littéraire, lui qui a appris à « rédiger » une note ou un rapport, à manier Excel ou Powerpoint, mais non à « écrire ». Et c’est là peut-être l’aspect le plus remarquable de cet essai de soi, tenté à cause du chômage : Yves Lefèvre nous raconte une modification, voire une révélation, qui porte sur soi-même à travers l’écriture. En effet, comme une voix d’abord hésitante, en dépit de ses affirmations volontaires, parfois péremptoires, le « je » qui nous conduit dans cette expérience traumatique du chômage acquiert, au fil des pages, une aisance jusqu’à trouver les mots justes, débarrassés du jargon managérial. Ainsi de cette belle phrase, faisant entrevoir une poésie de l’absurde, quand la raison s’efforce de tenir le cap :

Tel un marin, j’écume l’espace et je pagaie au beau milieu du chômage sidéral, mais il est l’heure de revenir sur Terre, de laisser mon cou de mou derrière moi, de me rappeler que « la ligne droite est le plus court chemin qui mène d’un point à un autre », et non pas, en bon Shadok, que « le plus long chemin d’un point à un autre est la ligne droite » !

Dans ce récit d’apprentissage, le chômeur devient figure presque héroïque, chevalier des temps modernes à la quête du Saint Graal, ce new job quasi merveilleux. Si Yves Lefèvre tient bon, c’est d’abord par son courage, sa détermination, le point d’honneur qu’il met à ne pas fléchir dans l’adversité, et plus encore par la méditation morale qui l’accompagne dans ce trajet initiatique.

Le titre lui-même fait écho au Manuel d’Épictète (en grec enkheiridion signifie littéralement ce que l’on garde sous la main), livre où le philosophe esclave (affranchi à la mort de son maître Épaphrodite, lui-même affranchi de Néron) élabore une pensée visant la consolidation de soi en toute circonstance. Ainsi Yves Lefèvre semble vouloir mettre en pratique une ancienne sagesse, qu’il métisse de morale africaine, expérimentant pour lui-même le principe de réalisation de soi exigeant qui préside à cette philosophie visant la plus haute liberté. Son vade mecum délivre plus que des conseils pour résister avec ténacité à l’épreuve du chômage et en triompher. Il puise dans quelques adages modernes dérivés du stoïcisme antique la force de ne pas succomber au désespoir. Ce savoir ancien semble lui rester assez lointain, conférant au récit plus une teinte qu’une réelle substance philosophique. Il évoque notamment Marc-Aurèle, qui reprend à son compte les devises de l’esclave affranchi Épictète dans ses Pensées pour moi-même. Au 41e jour de son journal de bord, il cite une phrase attribuée à l’empereur romain :

L’être humain accompli est celui qui a la force et le courage de changer ce qu’il peut changer, la sérénité d’accepter ce qu’il ne peut changer, la sagesse de faire la différence entre les deux .

Cette phrase ne figure pas dans les Pensées pour moi-même, mais, par effet de contagion numérique, elle est reprise notamment sur les sites de management ou de « développement personnel » qui se parent ainsi de l’aura d’une rigueur antique empruntée.

Sans doute les méditations de l’empereur nous livrent aujourd’hui une force précieuse dans une société où chacun, livré aux lois implacables du marché, doit résister pour ne pas se laisser entamer, voire dévorer : servitude de l’homme moderne. Un passage des Pensées pour moi-même évoque, en effet, la question de savoir ce qui peut être supporté, relative à la force de l’opinion (voir, à ce sujet l’essai de Montaigne I, 14 intitulé « Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l’opinion que nous en avons »). Voici ce que dit exactement Marc-Aurèle :

Tout ce qui arrive ou bien arrive de telle sorte que tu peux naturellement le supporter ou bien que tu ne peux pas naturellement le supporter. Si donc il t’arrive ce que tu ne peux pas naturellement supporter, ne maugrée pas, car cela passera en se dissolvant. Souviens-toi cependant que tu peux naturellement supporter tout ce que ton opinion est à même de rendre supportable et tolérable, si tu te représentes qu’il est de ton intérêt ou de ton devoir d’en décider ainsi.
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Manuel d’Épictète, Garnier Flammarion, traduction et notes par Mario Meunier, Paris, 1964, p. 162.

La quête stoïcienne de la liberté consiste d’abord à déplacer la question de l’affect naturel vers l’opinion, puis il s’agit de relier le travail possible sur l’opinion au double enjeu du désir et du devoir. La formule qui ouvre le 41e jour est autrement plus simple, variante d’un adage qui figure dans la Prière de la sérénité (d’origine obscure) :

Deus,
dona mihi serenitatem accipere res quae non possum mutare,
fortitudinem mutare res quae possum,
atque sapientiam differentiam cognoscere.
[Mon Dieu, donne-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses qui peuvent l’être et la sagesse d’en connaître la différence.]

Cet extrait de la prière a pu être ainsi laïcisé :

Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être, mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre.

On le voit, une pensée morale qui nourrit le principe religieux de la résignation trouve désormais un nouvel emploi sous la forme d’un slogan managérial ou d’une devise anti-déprime tout en étant attribuée à un penseur païen dont la réflexion subversive élaborée tend à s’estomper. Car le stoïcisme n’est pas l’école de la résignation mais celle de la noblesse et de la liberté de l’âme, se délestant de l’opinion. La partie I du Manuel d’Épictète pose d’emblée l’enjeu philosophique : maîtrise des représentations, justement à partir de la distinction : « Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d’autres qui n’en dépendent pas » (première phrase du Manuel d’Épictète, éd. citée, I, p. 207). Le penseur invite à faire le départ entre le lieu de la liberté (à explorer) et celui de l’entrave, afin de s’attaquer à la servitude à la fois affective et idéologique. Pour ce qui ne dépend pas de nous, la réponse est prête : « Cela ne me concerne pas » (traduit par É. Bréhier dans l’édition Pléiade, Les Stoïciens, Gallimard, Paris, 1962 : « Voilà qui n’est rien pour moi », p. 1112).
À ce sujet, le récit d’Yves Lefèvre laisse affleurer les pièges de l’auto-analyse. Là où le chômeur courageux s’offusque contre une société qui déifie les loisirs, il amoindrit la force stoïcienne de sa résistance en participant au jeu truqué de l’opinion pour affirmer :

Quand à la fin d’année et à ses fêtes, elles ne dérogèrent pas à cette spirale dans laquelle les adeptes des vacances embrigadent les ignorants, qui à leur tour convertissent les incultes, orientant ainsi notre société vers le fétichisme du dieu Congé.

Sans doute le demandeur d’emploi pointe ici une réalité problématique : comment postuler quand tout s’arrête, sous prétexte de vacance générale ? Pour le chômeur, le congé ne rythme plus la vie comme le moment attendu du repos mérité, mais ramène la conscience à l’angoisse du compte à rebours. En même temps, Yves Lefèvre semble adhérer à l’idéologie moderne qui valorise le travail, lorsqu’il affirme incidemment : « Carriériste je suis et carriériste je resterai […] ». Formule peu stoïcienne, si l’on songe à la valeur accordée dans l’Antiquité au loisir lettré, moment consacré à la sculpture de soi. Désigné comme son successeur par Antonin, Marc-Aurèle conféra à son frère adoptif Lucius Verus le titre d’Auguste, lui déléguant en partie ses pouvoirs d’empereur afin de conserver le temps précieux de l’oisiveté studieuse. Aujourd’hui encore, chacun peut désobéir à l’impératif des loisirs pour retrouver l’exigence du loisir où s’épanouit la pensée. Ne rien faire devient alors le préalable au questionnement : accepter la vacuité, plutôt que de remplir l’existence, transformée en une course folle où s’épuise en vain l’énergie. Une expression comme « s’instruire pour muscler son cerveau » trahit, en ce sens, un utilitarisme étranger à la gratuité de la pensée qui, selon les Stoïciens, conduit à mener une vie selon nature.

La coloration morale du Manuel d’optimisme d’Yves Lefèvre traduit pourtant une impulsion, voire un sursaut, comme si l’expérience du chômage ramenait à l’essentiel de l’existence. Ainsi chaque maxime, quelle que soit son origine, sert de piolet pour ne pas dévisser sur la face nord, si l’on suit la métaphore de l’alpinisme suggérée par la couverture de l’ouvrage. Ne pas tomber dans le vide en lâchant prise, tel est l’enjeu vital de ce marathon où le chômeur-coureur doit chercher au fond de lui-même les ressources à la fois physiques et psychiques, ainsi ramené à ce qu’il est vraiment, bien plus qu’à ce qu’il vaut socialement.

La perte du travail porte l’individu à une question radicale sur lui-même, parce que les multiples revers qu’il doit essuyer dans sa recherche d’emploi atteignent l’image qu’il se faisait de sa personne. Ainsi Yves Lefèvre évoque le refus répété de sa candidature pour « sous-dimensionnement » du poste demandé. En clair, sa qualité d’ingénieur agronome et son parcours professionnel favorisent l’échec, dès lors que le marché du travail est marqué par la pénurie de postes hautement qualifiés. Ainsi, au motif qu’il risquerait de se lasser, son curriculum vitae est écarté. On comprend le mécanisme psychique de survie qui se déclenche alors pour éviter le naufrage : en un sursaut d’orgueil, poursuivre la quête en se disant que c’est le poste qui n’est pas à la hauteur de soi, de ses compétences. Et en même temps, la réalité pénible qui se prolonge : le manque d’un travail, essentiel à la vie, à la famille.
L’on se souvient du manifeste social de Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, paru en 1880, « réfutation du droit au travail de 1848 ». Dans notre société rongée par le chômage, le texte de Lafargue trouve d’étranges résonances, car chacun doit lutter pour ne pas perdre le droit de travailler, pourtant inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946 (« Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ») et repris dans la Constitution actuelle.

Afin de résister, Yves Lefèvre se lance dans la création d’une start-up du nom de « Beef’ Take » : il entend disposer des distributeurs automatiques de pièces de bœuf « aux points stratégiques de la clientèle francilienne ». Défi pour échapper au vide, employer l’énergie, la réalisation de ce projet audacieux rythme le récit, Yves Lefèvre racontant notamment l’expérience du focus group (réunion de consommateurs afin de déterminer la réception du produit par la clientèle-cible) dans « Le marin et l’hôtesse de l’air ». Sorte de fable idéologique, le récit du 24e jour laisse percer une vision plutôt simpliste des types humains, suivant l’opposition ouverture/fermeture, le marin faisant figure de repoussoir, pour son caractère de français peu curieux, paré de l’attribut-cliché des « charentaises ». L’anecdote est significative, en ce qu’elle correspond à l’exhibition d’une préférence anglo-saxonne qui s’affiche dans le texte par le choix d’une phraséologie managériale. Ainsi le cv doit-il être traduit « en une version shakespearienne », expression qui prête à sourire, si l’on songe à l’anglais simplifié dont il est question, langue fade sans rapport avec l’anglais élisabéthain. Alors même qu’il subit lui-même le culte de l’ego (évoqué au 79e jour) importé d’Amérique du Nord, comme il le fait justement remarquer, Yves Lefèvre semble avoir intégré (seconde nature ?) la valeur ajoutée accordée à l’anglais, truffant son Manuel de termes empruntés à la panoplie linguistique du parfait manager à la pointe de la modernité : ainsi des webtools qui servent à booster la e-réputation.

Si la parole individuelle semble minée par un vocabulaire d’emprunt, la quête d’un new job coïncide avec la nécessité impérieuse de réparer le mal qui touche le nom, désignant le chômeur presque comme atteint d’une maladie. Yves Lefèvre relate ainsi une épreuve de vérité affective, clarifiant les liens, faisant apparaître les relations fausses et ramenant quelques vrais amis. Car, une fois envolée l’enveloppe qui pare socialement de quelques attraits, il ne reste que soi et sa propre difficulté. Si l’on suit l’adage nietzschéen, « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » (Le Crépuscule des idoles), le chômage, en révélant la faiblesse, stimule la force. À moins que l’expérience traumatique n’entame vraiment une part de soi qui meurt, l’individu devant combler comme il peut les failles, en l’occurrence traces d’usure ou stigmates d’une aventure qui jette l’homme sur la route, à l’improviste. Le curriculum vitae semble alors recouvrir l’existence, comme une image en miroir de soi, qu’on peaufine dans l’espoir d’échapper à la défaillance sociale.

Yves Lefèvre aime la chasse, et le voilà soudain gibier volontaire, acceptant de s’en remettre à un chasseur de tête, ou autre coach en out-placement à efficacité variable. Il décrit ainsi comment s’est développé tout un marché du chômage peu transparent. L’organisme « Pôle emploi » apparaît fort imparfait, qui n’offre guère l’aide d’urgence dont le chômeur a besoin. Le système de recrutement français se caractérise par sa rigidité, laissant peu de chances aux candidatures dites « non-linéaires », entendons que tout trajet marqué par la diversité des expériences semble suspect, comme si l’on refusait de reconnaître les qualités qui l’accompagnent : intelligence du changement, vision transversale, aptitude à renouveler les connaissances ou agréger les compétences.

Dans les méandres de cette recherche du travail perdu, Yves Lefèvre doit se soumettre à maints tests psychologiques, occasion de sonder le vide du pseudo-savoir qui préside à la fast analyse managériale. Le récit du 41e jour se conclut par ce mot (sans référence) attribué à Jung, qui figure dans le corpus managérial (in Patrice Fabart, Révélez le manager qui est en vous ! « Nous sommes tous les managers de nos propres vies ») :

Aucune méthodologie expérimentale n’a jamais réussi et ne réussira jamais à rendre l’essence de l’âme, ni même à donner une représentation suffisamment fidèle de ses manifestations complexes.

Le lecteur pourra trouver la citation paradoxale : le texte auto-analytique (avec les limites inhérentes au genre) est, en effet, empreint de remarques stéréotypées sur les tendances psychiques, suivant une logique de catalogue qui tend à classer l’humain. Yves Lefèvre déclare notamment : « Il s’avère que je suis maniaque » (forme d’astéisme, auto-ironie bienveillante), sans se questionner sur le sens profond de cet aveu, se rangeant lui-même dans une case qui le valorise, si l’on suit la perspective du récit, orienté naturellement, en période de doute, vers une nécessaire réaffirmation de soi. Ainsi, vantant son « verbe d’entrepreneur », il dépeint ailleurs un cadre retraité, Emilio, « entrepreneur dans l’âme » avec qui il partage des « visions pragmatiques » : c’est tout un monde idéologique que la plume (parfois maladroite ou naïve) d’Yves Lefèvre dépeint comme s’il adhérait presque sans réserve à la logique de « progrès » économique, ne voulant établir clairement le lien entre sa mésaventure de chômeur et le substrat idéologique qui sous-tend le marché actuel du travail.

C’est peut-être justement ce mélange qui confère au livre son étrangeté : Yves Lefèvre y apparaît comme un honnête homme, persuadé par son propre récit, qui livre, sans chercher l’angle critique, le témoignage authentique d’une épreuve qu’il a su traverser. Et en même temps il se refuse à questionner directement le système lui-même, résignation qu’il pare des lettres de noblesse d’un stoïcisme revisité suivant la logique managériale. Voire il semble avoir intégré l’idée que le rôle de proie n’est que passager, qu’il finira par redevenir chasseur, sa vraie nature, ou bien pêcheur, dans un monde régi par la devise placée en titre du 25e jour : « Pêchez-vous les uns les autres ! », forme de réécriture ironique du précepte chrétien.

Pourtant le récit réserve au lecteur une agréable surprise : une modification d’âme, comme si le carcan idéologique sautait, sous l’effet inattendu du chômage. Bénéfice secondaire de la maladie, Yves Lefèvre s’interroge sur le narcissisme ambiant et le manque d’empathie, cette qualité qu’il prend soin d’emblée (97e jour) de définir précisément cette fois, en ouvrant le dictionnaire. Au 65e jour, l’aveu devient grave :

J’ai pour habitude de tirer le positif de toute expérience, mais j’avoue qu’au terme de ces cinq mois d’efforts, ce furent larmes et ivresse bien plus que leçon et apprentissage !

Contraint de reconnaître que « ça ne va pas », le chercheur d’emploi flanche et, peu à peu, le compte à rebours se fait plus oppressant jusqu’au 18e jour où, sur la tonalité badine (ménageant la pudeur), par référence bienvenue aux Shadoks, il évoque le risque de la folie :

« Ce n’est qu’en pompant que vous arriverez à quelque chose, et même si vous n’y arrivez pas… eh bien ça ne vous aura pas fait de mal ! » et cela dure depuis le 1er avril 2014, depuis presque un an et trois mois, et parfois je me demande si la folie ne m’a pas envahi, cette folie qui consiste à faire la même chose encore et encore et en espérant un résultat différent.

Le récit lui-même fait office de garde-fou, l’esprit se raccrochant à toute nourriture intellectuelle pour éviter que la quête ne se transforme en chute. La moralité d’une fable de La Fontaine, le récit réactualisé d’un proverbe ou d’un conte africain, l’évocation d’une sérié télévisée, d’une émission de téléréalité ou d’un film comique, la leçon concrète donnée par un professeur (« Les gros cailloux de la vie », récit sur l’art de remplir un pot montrant, par analogie, l’art d’une vie pleine, visant l’essentiel) : ce matériau divers confère au Manuel une coloration particulière laissant transparaître les goûts d’un individu réaffirmant par l’écriture ce qu’il aime et qui il est.

À la dimension satirique révélant les faux-semblants de la lutte contre le chômage s’ajoute le constat d’une faveur du narcissisme, du « moi-je » dans une société qui « tente de se raccrocher à des valeurs humaines alors qu’elle ne rétribue que le regard des autres ». Ce qui émerge de l’expérience traumatique, c’est la nécessité d’en revenir à l’empathie, d’apporter humblement son aide. Afin d’éviter le « syndrome de sinistrose », ce sont les règles du jeu social qu’il s’agit peut-être de redéfinir : que le lien humain ne se résume pas à la succession de « cafés-croissants », ce « néologisme du monde du travail qui renvoie à un échange de courte durée dans un environnement familier » (62e et 61e jours). La quête du travail, obsédante et harassante, réoriente le désir. Elle suscite l’envie d’une participation bénévole à la vie sociale dans une association, l’idée d’un engagement pour le développement du continent africain ou encore le souhait impérieux d’être pleinement soi. Car rien de vraiment vivant ne se lit sur un cv.

Se débattant dans un univers de prédation où il s’agit de sauver sa peau, Yves Lefèvre manifeste une « puissance d’exister » qui le sauve du désastre. Son aptitude à dédramatiser les situations par le sourire montre combien le sens du détachement est devenu déterminant dans une société marquée par l’esprit de compétition. S’il suggère des tactiques à expérimenter ou bien livre les secrets de la logique de réseau, le récit est d’abord un défi à soi-même, un acte de résistance psychique qui sauve les affects joyeux. La voix d’Yves Lefèvre tend à y résonner, en un point d’orgue optimiste, comme un désir d’humanité, un éloge de la solidarité.

Son Manuel ne s’adresse pas exclusivement aux marathoniens du chômage : il confronte le lecteur à une réalité primordiale de la société contemporaine, peut-être dans l’espoir de voir enfin une solution politique à la hauteur du malheur qui touche des millions d’existences en France.

Dans ce livre curieux où l’auteur s’adresse aussi à lui-même, chacun peut contempler la mémoire d’un moment de vie difficile, courageusement surmonté. Le discours à soi mérite d’être prolongé, peut-être avec à l’esprit cette pensée hautement exigeante de Marc-Aurèle, invite à échapper au règne de l’opinion, soit au pouvoir du vraisemblable. Septentrion du philosophe stoïcien, qui transformerait le souffle humain en vent de liberté :

XXII. Songe que tout n’est qu’opinion, et que l’opinion elle-même dépend de toi. Supprime donc ton opinion ; et, comme un vaisseau qui a doublé le cap, tu trouveras mer apaisée, calme complet, golfe sans vagues.
Marc-Aurèle, Op. cit., p. 196.

Florence Balique

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