Abattre Macron

Première partie : De la tactique

paru dans lundimatin#140, le 3 avril 2018

« La simultanéité de grèves dans le service public, chez Carrefour et de menaces de grève dans plusieurs autres secteurs témoignent de la potentialité la plus redoutable pour le gouvernement, et qu’il décrie déjà : que la grève devienne politique, c’est-à-dire qu’elle actualise l’évidence qui mine depuis son élection le pouvoir macroniste : qu’il est en lévitation, qu’il n’a aucune assise populaire, qu’il a été mal élu, qu’il est un à-défaut, susceptible à tout moment d’être renvoyé à son caractère de néant politique. »

Mais il est temps de finir ; car l’ennemi ne tardera peut-être pas à paraître. Que ceux donc qui approuvent ce que je viens de dire, le ratifient au plus vite, pour qu’on le mette à exécution. Si quelqu’un a un meilleur avis à donner, qu’il n’hésite pas, qui qu’il soit, à nous en faire part : nous sommes tous intéressés au salut commun.

Xénophon, Anabase

Le domaine de la tactique résulte de la rencontre fortuite, sur un théâtre d’opérations, de forces adverses dont les mouvements possibles sont bornés par des données connaissables, à défaut d’être connues.

Que savons-nous du parti adverse ?

— Profitant de la faiblesse et de la désunion syndicales, le parti adverse a décidé d’élever la bataille du rail au rang de mère de toutes les batailles. À cet effet, le gouvernement a poussé Jean-Cyril Spinetta à inclure dans son rapport final des propositions que même lui n’avait pas osé formuler dans sa première version, en pure provocation. Edouard Philippe fait mine de rejouer le drame de 1995 comme s’il s’agissait de venger son maître alors défait, Alain Juppé. « En réussissant cette réforme, résume la polytechnicienne Elisabeth Borne, nous montrerons que nous pouvons réformer le pays. »

— Jean-Cyril Spinetta préside avec Joël Decaillon, ancien responsable Europe de la CGT, l’association Lasaire, fondée en 1989 par un ancien responsable national de la CFDT et un ancien PDG de la Lyonnaise de Banque. « Lasaire s’adresse aux acteurs soucieux de définir une stratégie à long terme qui vise à optimiser le rapport entre le facteur humain et l’efficacité économique. » On a là, en langage technocratique, la vieille utopie vichyste ripolinée de l’alliance entre le capital et le travail.

— Elisabeth Borne et Guillaume Pepy se répartissent alternativement les rôles du good cop et du bad cop. Elle prétend lâcher du lest dans les « négociations », affirmant contre l’évidence « qu’il n’a jamais été question de passer en force » ; ce qui permet préventivement de faire passer cheminots et syndicats pour des jusqu’au-boutistes insensés : « personne, dit-elle, ne peut comprendre que les syndicats engagent une grève longue et pénalisante alors que le gouvernement est dans le dialogue. » Pépy (son mandat s’achève à la fin de l’année, il a donc ici vocation à servir de fusible) avertit que les 18 préavis de grève discontinue déposés afin de minimiser l’impact sur le salaire des cheminots seront traités comme une seule grève, ce qui permet d’accentuer la zizanie déjà patente entre les syndicats du rail.

— Dès lors qu’une grève est massivement suivie à la SNCF, les pools de conducteurs jaunes mis en place par la direction pour réduire à néant l’impact des préavis de grève de conducteurs, perdent eux-mêmes l’essentiel de leur impact. Ce qui est en jeu dans la mise en scène de cette bataille du rail, c’est évidemment d’imposer symboliquement la précarité salariale comme norme sociale acceptable ; c’est aussi de montrer que le gouvernement ne craint pas de se mesurer à une profession dont la capacité de négociation est indexée non seulement sur la capacité de grève mais de blocage. Ce qui est en jeu, c’est de montrer, au fil des semaines, que l’on peut bien faire grève, ça n’est rien, puisque cela ne bloque rien. Le retournement du covoiturage, qui était né comme pratique absolument désintéressée de soutien à la grève et d’auto-organisation spontanée lors de la grève de 1995, en commerce rentable et à présent en arme anti-grève relève de la plus cruelle ironie historique : « Le covoiturage, déclare Guillaume Pépy, sera gratuit en Île-de-France et il sera gratuit dans toute la France avec notre service IDVroom. (…) Nous avons lancé avec d’autres partenaires un service d’auto-stop citoyen, solidaire et bénévole [autostop-citoyen.fr] » Comme quoi la stratégie consiste bel et bien, toujours, à contourner la stratégie de l’adversaire.

— La mise en scène de la bataille du rail, qu’elle ait effectivement lieu ou pas, permet d’occulter la multiplicité des opérations simultanément en cours : expulsion de zadistes, « réforme » de l’université, des institutions, du droit d’asile, de la justice, de l’assurance-chômage et bientôt des retraites. Si la bataille du rail est gagnable pour le gouvernement, ce qui n’est certes pas acquis c’est la possibilité d’opérer sur tant de fronts la contre-révolution managériale qu’il vise.

— La grande force du régime macroniste est d’avoir resolidifié autour de lui un appareil d’État que les quinquennats précédents avaient amené à une rare déliquescence interne. Qu’il soit polytechnicien, énarque ou rien de tout cela, chaque petit technocrate français trouve en Macron l’incarnation de ce qu’il aurait voulu être, et qu’il n’est pas. Les grands corps d’État regardent, comme jamais depuis De Gaulle, dans une seule et même direction. Ils aspirent à travailler pour ce maître qui leur ressemble tant et les comprend si bien. Mais cette touchante unanimité est celle d’une bulle, la bulle gouvernementale, qui certes inclut en son sein la direction des grands groupes français, mais n’en reste pas moins séparée de tout, et ivre de sa toute-puissance. C’est cette ivresse qui provoquera sa chute.

Que savons-nous de « notre parti » ?

— La manifestation parisienne du 22 mars, dans son inégalable mélange d’euphorie et de détermination à l’affrontement de rue, a démontré que, si la tactique du cortège de tête doit encore être dépassée, l’esprit qui lui a donné naissance en 2016 est encore là, et bien vivant. Le black out médiatique sur cette manifestation en dit long sur ce que ce constat contient de menaçant pour l’ordre existant. Reste, de toute évidence, un malentendu persistant, lié à l’hétérogénéité des mondes sociaux concernés, entre pratiques du « cortège de tête » et pratiques syndicales usuelles.

— Le mouvement d’occupation en cours des universités (à dire vrai aussi inespéré que fut éclairante quant à ce qu’est le droit et ce qu’est devenue l’université l’expulsion à coups de battes des étudiants de Montpellier) réintroduit dans le présent la pratique de l’occupation alors même que celles du blocage, de la manifestation et de l’émeute l’avaient depuis des années refoulée.

— La simultanéité de grèves dans le service public, chez Carrefour et de menaces de grève dans plusieurs autres secteurs témoignent de la potentialité la plus redoutable pour le gouvernement, et qu’il décrie déjà : que la grève devienne politique, c’est-à-dire qu’elle actualise l’évidence qui mine depuis son élection le pouvoir macroniste : qu’il est en lévitation, qu’il n’a aucune assise populaire, qu’il a été mal élu, qu’il est un à-défaut, susceptible à tout moment d’être renvoyé à son caractère de néant politique. Il a fallu, dans toute l’année passée, donner la plus lourde et la plus constante artillerie médiatique pour faire oublier ce fait.

— On ne peut tenir pour rien le fait que le mouvement historiquement inédit qui a frappé les Carrefours soit parti, par-delà la question de la « réorganisation du groupe », de la question de l’intéressement, de la participation.

— Si des manœuvres d’expulsion de quelques zadistes et les images d’affrontement qui en découleront logiquement peuvent donner dans les médias l’occasion d’une diversion opportune par rapport aux grèves en cours, et vice versa, le fait que ces manœuvres surviennent dans une telle synchronicité avec tout ce qui se profile « en même temps » peut aisément être retourné en force. Il se pourrait bien que nous vivions le printemps du « en même temps ». La multiplicité des fronts ouverts simultanément par le gouvernement pourrait bien se retourner contre lui en jonctions aussi inattendues que détonantes. On se souvient du mutisme dont furent frappés certains journalistes, en juin 2016, face à un retraité enragé défendant les faits et gestes des jeunes « casseurs ».

Qu’en déduire pour la tactique ?

— Contrairement à ce qu’ânonnent déjà les esprits sans imagination, ce qui est en jeu ici et maintenant ce n’est pas la « convergence des luttes ». Depuis des décennies qu’on l’invoque, si la convergence des luttes était une idée sensée, elle serait déjà advenue. La convergence des luttes est une très mauvaise idée vaguement léniniste pour une raison : c’est qu’en appelant une lutte à s’arracher à la situation singulière dans laquelle elle croît pour se hausser au niveau de généralité politique requis par « l’affrontement de classe », on l’appelle aussi à se couper de tout ce qui fait sa force, sa puissance, sa richesse, son enracinement et sa vitalité ; on la spectralise et on l’appelle à rejoindre la cohorte des spectres politiques. L’appel à la convergence des luttes n’a d’intérêt que pour celui qui se voit comme le point focal de cette convergence rêvée : le chef du parti prolétarien. Et s’il ne manque encore aujourd’hui pas de candidats à ce poste, il serait bon de les informer qu’il n’est plus à pourvoir, puisqu’il n’existe plus.

— La bonne question n’est pas celle de la convergence des luttes, mais celle de la connexion des foyers de lutte. Ce n’est ni une question de verticalité ni une question d’horizontalité ; c’est une question de transversalité. Ce n’est pas une question de résorption de tout ce qui se lève en direction d’un seul point focal ; c’est une question de multiplication des foyers, et de circulation entre ces foyers. Or la circulation, ça s’organise, ça se désire, ça se veut. En tout cas, ça ne se fait pas comme ça. Ce pourrait être la tâche propre de ceux qui ne se sentent nulle part socialement, de ceux qui ne sont absorbés par aucun des foyers de lutte, que de remplir le rôle d’agent de liaison entre ceux-ci.

— Il y a pour l’heure beaucoup de choses qui circulent et qui ne le devraient pas (d’où la nécessité du blocage de l’économie, des institutions, etc.) et il y a beaucoup de choses qui ne circulent pas et qui le devraient (les expériences de vie et de lutte, les mots pour dire ces expériences, les moyens à disposition, les astuces praticables, les tactiques efficaces, les affects bloqués qui ravagent les intériorités, etc.)

D’où, pratiquement, quelques idées pour les temps qui viennent :

— Se rendre, que l’on soit étudiant, chômeur, précaire, artiste, toto, salarié ou fonctionnaire, aux AG de cheminots dans toutes les gares où il y en a dès mercredi matin – mardi, il vaut mieux les laisser entre eux, vu tout le passif que les organisations syndicales auront à y régler « en famille » le premier jour de grève. Les AG de cheminots ont généralement lieu dans des endroits bizarres des gares, dans un entrepôt de maintenance, sur un quai à l’écart ; il faut donc se renseigner au cas par cas. Dans la mesure où le parti adverse voit dans la bataille du rail la mère de toutes les batailles, à condition de s’entendre sur les modes d’action, il y a toutes les raisons pour aller apporter aux cheminots non seulement notre soutien, mais d’aller voir avec eux en quoi l’on peut aider matériellement, pratiquement, politiquement. Ainsi, Guillaume Pépy a émis une circulaire interdisant aux cheminots de tracter dans les gares : que des étudiants le fassent à leur place constituerait une jolie feinte. Chacun imagine aussi ce qu’une cantine mobile peut apporter de force à un mouvement de grève, et comment cela rend envisageable de passer de la grève à l’occupation. Il y a depuis des années des relations entre certains syndicalistes du rail et certains zadistes : un mouvement transversal peut susciter de plus surprenantes rencontres encore.

— A l’inverse, la limite du slogan « on bloque tout » a déjà été souvent pointée : si bloquer tout ce qui sert l’adversaire fait sens, il serait insensé à « notre parti » de se bloquer soi-même. Il appartient à la souveraineté d’un mouvement de grève de décider ce qui doit circuler, et ce qui ne le doit pas. Ainsi, en cas de tentative d’expulsion à la ZAD un jour de grève, il appartiendrait à la force du mouvement de grève du rail d’affréter en solidarité d’entiers trains gratuits de soutien à destination de Nantes en provenance de tout le territoire.

— Si les AG des universités ou des cheminots peuvent devenir des points de rencontres et se muer en occupations, il est désormais connu qu’un mouvement d’occupation ne perdure qu’à s’étendre, et à intensifier les circulations entre ses foyers. Il nous faut donc bloquer et occuper pour que ça circule.

— Non seulement il convient de saboter la tentative de Pépy de contourner la grève par le recours au covoiturage citoyen, mais c’est tous les sites de covoiturage qui mériteraient, si le mouvement hacker ne se portait pas si mal, une bonne grosse attaque cybernétique coordonnée – tant ceux-ci n’ont fait que rendre à la crevardise ce qui relevait en 1995 de la sphère, sinon du communisme immédiat, du moins de l’inattendu, de la générosité, de la gratuité et de la rencontre.

A très vite sur la grève,

[Photo : La Meute]

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