À propos des plus récentes catastrophes brésiliennes

« Que se passe-t-il réellement là-bas ? Dans ce pays fondé sur le sang, le génocide et la destruction d’écosystèmes uniques »

paru dans lundimatin#161, le 16 octobre 2018

Dimanche 7 octobre se tenaient les élections générales au Brésil. Le Monde s’inquiétait hier de savoir si Jair Bolsonaro, le candidat d’extrême droite, allait ou non voir se dresser en face de lui un front républicain. À croire que la scène politique brésilienne présente les mêmes enjeux que n’importe quelle élection européenne. Il n’en est rien : l’accumulation de mouvements sociaux, de scandales de corruption, la condamnation de Lula, la destitution de Dilma Roussef et l’arrivée au pouvoir de Michel Temer sont autant d’événements qui poussent les analystes à parler de chaos tout en reconduisant ainsi la confusion. On ne peut prétendre à reconstruire une lisibilité parfaite de la situation mais on peut tenter de l’expliquer plus fidèlement, en reconnaissant derrière les manoeuvres politiques des intérêts bien précis et, au travers des mouvements sociaux, des tentatives pour ne pas se laisser dicter la marche à suivre. Nous publions ici un tableau du Brésil au travers plusieurs dates clés de ces dernières années, des manifestations contre l’augmentation des prix de transport en 2014 jusqu’aux élections d’hier.

Scène mondiale (Rio de Janeiro, 2 juillet 2018)

De lourdes voix émanent des rues et résonnent entres les murs de l’appartement. Elles viennent de la Coupe du Monde, plus précisément du match Brésil/Mexique et se gonflent à chaque passe de l’équipe de foot brésilienne. Une occasion unique pour trinquer à la santé du pays. Un nationalisme sans nation : le libre-marché importé pour vous par Rede Globo  [1]. Les clameurs de la foule évoquent une autre image : celle du square Zocalo applaudissant un président fraichement élu (le Mexicain, au Brésil on ne s’encombre plus de ces masques démocratique). Deux produits du libre-marché que l’on acclame de la même manière.

Moment de brève frénésie – remercions Nike – tandis que le pays s’arrête littéralement, chacun englué devant son écran pour faire joyeusement corps avec une force qui nous détruit (souvenons-nous des mots de Benjamin : dans le fascisme, l’auto destruction de l’humanité apparait comme un plaisir esthétique de premier ordre, prêt pour la consommation). Nous parlons d’une autodestruction à plusieurs vitesses, selon sa classe, son genre et sa race : très rapide pour la plupart, lent pour d’autres. Chacun continue de vivre à travers le spectacle bien que la scène se soit effondrée. Une cécité face aux horreurs perpétrées dans ce pays depuis toujours – une histoire que nul n’enseigne.

Champ de Bataille (Rio de Janeiro, 16 juin 2013)

Un autre match contre le Mexique, lors de la Coupe des Confédérations. À l’extérieur du stade de Maracana, une scène de guerre : l’armée, appuyée par des tanks, encercle le périmètre tandis que quelques centaines de manifestants sont assis sur la route principale menant au stade. Lentement des centaines de soldats armés s’équipent, annonçant l’imminence de l’attaque. Quelques temps auparavant, la police – encore mieux, le Bataillon de Choc, où simplement Choc (notre propre force de police figure bien la stratégie du choc, la doctrine mondiale décrite par Naomi Klein) – la police, donc, nasse des manifestants à l’intérieur des limites de la Quinta da Boa Vista, où le musée national est (était) situé. Une pluie de gaz lacrymogène – apporté par Condor S.A Industria Quimica l et appuyé par des tirs de flashball effraient les familles ouvrières venues se reposer dans le parc un dimanche ensoleillé. Une précision semble importante : le gaz fourni à la police brésilienne est trois fois plus puissant qu’en n’importe quel pays du monde. Ce clash sera l’apogée d’affrontements restés dans les mémoires sous le sobre nom des « Journées de Juin 2013 ». Elles débutèrent quelques semaines auparavant avec des manifestations contre l’augmentation du prix des transports publics et l’impact néfaste des Jeux Olympiques et de la Coupe du Monde.

En effet, avec toutes les constructions, expulsions forcées et corruption, ces méga-événements fournissent de parfaits alibis pour toutes les activités mafieuses. Les manifestations grandirent jusqu’à inclure d’autres problématiques, se transformant en une cacophonie de revendications déçues et accompagnées de brutalité policière dans un pays où la dictature n’a jamais vraiment disparue [2].

Ruines nationales dans un pays qui n’en fut jamais un (Rio de Janeiro, 4 octobre 2018)

Face au stade Maracana, se trouvent l’Aldeia Maracana et l’Université d’Etat (UERJ), lieux de luttes et de résistance populaire. En 2006, une trentaine d’amérindiens de cinq différentes ethnies occupèrent un bâtiment abandonné qui, jusqu’en 1978, était le Musée Indien. Outre une vie plus collective, les occupants veulent un espace vivant pour les cultures indigènes, un espace non muséifié. En 2013, l’Etat cède la concession du Maracana Stadium à Odebrecht S.A – un conglomérat d’entreprises d’ingénierie, de construction, de chimie et pétrochimie. La plupart élues « championnes nationales » [3].

Avec la Coupe du Monde à l’horizon, la police militaire évacua brutalement les occupants de l’Aldeia Maracana, le transformant ainsi en symbole de résistance contre le gouvernement et point de ralliement pour ceux qui refusent un aménagement du territoire obsédé par la valorisation capitaliste. Le projet originel de la concession était un centre commercial qui devait détruire l’Aldeia, une école, un centre sportif et plus généralement tout ce qui avoisinait le stade. Cependant, les constructions ne commencèrent jamais. Ainsi, quelques années plus tard, les indigènes réoccupèrent le parking du bâtiment abandonné. Aujourd’hui, six huttes en pailles se dressent et chaque jour, un peu plus de bitume est arraché afin de libérer de la terre fertile.

Limitrophe à cet espace se tient l’Université d’Etat de Rio de Janeiro, une des premières du Brésil à assumer une politique d’ouverture active envers les minorités (Le Brésil est un des derniers pays ou l’éducation supérieure est gratuite). En 2016, l’Etat de Rio déclara la banqueroute avec un déficit de 19 milliards de Reals, dû à la conjonction d’une corruption rampante, du scandale d’injecter la plupart de l’argent public dans les méga-événements allié à la baisse du prix du baril de pétrole. Le gouvernement fédéral établit un plan de sauvetage - dans le seul but de poursuivre les constructions afférées aux Jeux Olympiques - qui consista principalement à geler tout investissement public dans le soin, la santé et l’éducation ainsi qu’à reporter les salaires des fonctionnaires. Aujourd’hui, la situation persiste tandis que s’est installé un état d’urgence sur lequel nous reviendrons.

Le Carnaval de Rio, le Plus Grand Show du Monde (Rio de Janeiro, 1 mars 2014)

Des milliers d’agents d’entretiens de la municipalité de Rio marchent vers le Sambadrome (la place centrale où se tiennent les parades). Ils rencontrent les troupes de chocs dans une brume de lacrymogène. On les nomme garis. D’après la légende, le nom vient d’un entrepreneur du XIXe siècle qui modernisa et privatisa l’entretien et du nettoyage de Rio de Janeiro. Ceux-ci luttent pour une hausse de leur maigre salaire, de meilleures conditions de travail et la paye des heures supplémentaires faites lors du Carnaval, pendant que la « Cité Merveilleuse » accueille environs deux millions de touristes. Les centrales syndicales ne soutiennent pas ce mouvement qui est alors administrativement considéré illégal. Il dure huit jours en complète autonomie et réussi à négocier une augmentation de 9 %. Des miettes, et pourtant une victoire pour les affamés – illustrant ainsi un cycle croissant de luttes.

Tandis que la grève battait son plein, le « Plus Grand Show sur Terre » et ses touristes ivres nagèrent dans leur propre pisse et dansèrent dans un amas de paillettes et de poubelles accumulées. En effet, un sacré spectacle.

L’ange de l’histoire ne voit qu’une unique catastrophe lorsque nous voyons en apparence un amoncellement d’évènement. (Rio de Janeiro, 2 septembre 2018)

Le Musée National brûle. Deux cents ans d’archives, d’histoires de vaincus et de vainqueurs deviennent poussière.

Le Procès (Brasilia, 17 avril 2016)

La dernière session du Congrès acte la destitution de la présidente Dilma Rousseff, élue deux années avant avec 54 millions de voix. Bolsonaro, le candidat à la présidentielle plus en vogue dans les sondages (si l’on met de côté Lula da Silva, incarcéré depuis quelques mois), dédie son vote aux Forces Armées, Dieu, La Patrie et, cerise sur le gâteau, au tortionnaire de Dilma lorsqu’elle était emprisonnée pendant la dictature des années 1960. Un vote dédicacé personnellement au Colonel Carlos Brilhante Ustra, tortionnaire reconnu n’ayant jamais été inquiété pour ses crimes. Sous ses ordres, au moins cinquante personnes furent assassinées et des centaines d’autres torturées.

Ce procès post-kafkaïen d’une présidente, sans aucune accusation précise, a lieu suivant tous les rituels prescrits par le droit. L’usage complètement plastique de ces lois ne faisant que renforcer la crise de la trias politica républicaine. Exécutif, judiciaire et législatif se confondent en un flot capable de noyer n’importe quel Joseph K. D’une manière ou d’une autre, le vice-président Michel Temer (centre-droit PMDB) a organisé ce qui a été vécu comme un nouveau coup d’état. Ce coup d’état parlementaire a été fait par et pour des garants de la domination blanche. Selon les mots de Romero Jucá (ministre du gouvernement et membre du PMDB) découverts dans un enregistrement fuité dans la presse, il s’agit d’un pacte établit entre le Judiciaire, le Congrès et l’establishment politico-économique afin de cesser les dégâts causés par les enquêtes de Lava Jato (un des plus grands scandales de corruptions en Amérique Latine, impliquant la compagnie de pétrole nationalisée Petrobras) [4]

Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui votent (Lettres aux banquiers : Sao Paulo, 22 juin 2002 / Impeachment : Brasilia, 17 avril 2016)

Le gouvernement de Dilma Rousseff, membre du Parti des Travailleurs (PT, le même que Lula), était indéfendable à bien des égards, notamment à cause de ses monstrueux projets de développement ayant un terrible impacte social, humain et écologique. Telle est la technocratie autoritaire du gouvernement de Dilma qui tente de s’arranger avec le principal héritage de Lula : la conciliation de classe opérée par un leader charismatique – tout aussi indéfendable. Depuis 2002, Carta aos Brasileiros [5] (Lettres aux brésiliens) – populairement renommé Cartas aos Banqueiros (Lettres aux banquiers) – Lula a acheté la sérénité du marché nécessaire au bon déroulement des élections. La politique de conciliation des classes de Lula a été ouvertement orientée vers un capitalisme financier, assurant la croissance économique et le désamorçage des mouvements sociaux par la cooptation de ses chefs. Les semi-réponses aux besoins des classes les plus pauvres, leur intégration à un (éphémère) marché de consommation, furent interprété autant par ses partisans que ses détracteurs comme une démarche « populiste » alors qu’il s’agissait en vérité d’un « néolibéralisme de gauche » appuyé par de puissantes machines syndicales.

Perfidies (Brasília, 10 octobre 2016)

Avec de fortes complicités dans le mouvement blanc des putschistes, le pseudo-gouvernement de Michel Temer fait passer une série de mesures d’austérités rompant à jamais avec la politique de conciliation. Outre ces mesures, Temer décrète un amendement majeur à la constitution qui, parmi d’autres saloperies, limite les dépenses publiques pour les vingt prochaines années, notamment dans la santé et l’éducation. L’amendement constitutionnel révoque également certains droits des travailleurs et ouvre à nouveau le pays aux privatisations, notamment des ressources premières. Contre qui le coup a été dirigé ? demanderiez-vous. La réponse est simple. Il suffit de suivre les violences commises envers ceux qui ont eu leurs maisons perquisitionnées par les forces de l’ordre ; ceux dont les vies ont été volées par les grandes entreprises en Amazonie, ceux que l’on entasse dans les prisons en raison de leur couleur de peau ; ceux pour qui l’Etat prétend à enseigner dans des écoles en banqueroutes, ceux pour qui tout possible est refusé, qui ont leurs couvertures prises par la police durant la nuit pour ne pas « refavelizer » [6] le soit disant « espace-publique ». Il suffit de suivre le sang des morts et, en un sens, de ceux qui sont encore vivants [7].

Brésil, le pays du future (Londres, couverture de The Economist, 12 novembre 2009/ 27 septembre 2013)

La condamnation sans réelles charges de Dilma, le coup d’état parlementaire et la destitution comme une reconstitution symbolique et collective d’une session de torture, constituent les facettes d’un même unique geste : le durcissement du pouvoir capitaliste en un lieu et temps (inauguré par les journées de juin 2013), où le Parti des Travailleurs ne peut plus assurer la paix sociale au Brésil – une denrée n’ayant jamais manqué des étales depuis l’élection de Lula en 2002. Dans sa forme la plus spectaculaire, la paix sociale représentait une nouvelle image du pays : une nouvelle forme de capitalisme populaire et tropical, une vision sur-optimiste d’un paradis pacifié par la consommation de masse. Une telle vision paradisiaque d’intégration des pauvres au marché était cependant garantie par des moyens précaires. Précisément : des aides publiques pour ceux qui vivaient sous le seuil de pauvreté, accompagnée, pour les classes ouvrières urbaines, d’une politique d’emplois à bas salaire associés au micro-crédit (qui fabrique sur le long terme des endettements chroniques).

Non réconciliés (villes brésiliennes, 17 juin 2013)

Le 17 juin 2013 est la cinquième journée de lutte conduite par le mouvement autonome de gauche Movimento Passe Livre (MPL, Mouvement pour un Passe Libre, puissante mobilisation contre l’augmentation des prix de transport). La situation est alors limpide : la politique de conciliation de classe ne fonctionne plus. Deux cent mille personnes manifestent ce jour-là à Sao Paulo et ses environs. La faillite de la politique du PT, consistant à transformer des revendications sociales en simple problème de consommation et d’accès aux biens, guide le MPL, qui, en quelques semaines, rend obsolète cette longue décennie du compromis historique achevée par Lula. Le discours de Dilma du 18 juin 2013, qui fait suite à l’ampleur de la mobilisation, acte de cette nouvelle situation explosive dans laquelle Le PT s’avoue incapable de faire son travail. Trois ans après et un procès contre Dilma, le capital lui-même prononce sa sentence : You’re fired !

L’insurrection qui vient (Villes Brésiliennes, 20 juin 2013)

La majorité des classes supérieures – autrement dit la droite – avec l’aide des médias mainstream et des réseaux sociaux, déclenchent subrepticement l’insurrection suivante. Ils descendent dans la rue des grandes villes, portant les t-shirt jaune et vert (couleur de l’étendard national) de l’équipe de foot brésilienne, chantant des hymnes patriotes et scandant de mots d’ordre confus contre la corruption et les partis organisés (surtout contre ceux de la gauche alors au pouvoir). Ce réveil plus ou moins spontané des classes supérieures lance dans la bataille les forces d’extrême-droite, qui sous prétexte de vouloir faire des manifestations « sans partis », menace alors physiquement les manifestants « de gauche ». En réaction et en solidarité, le MPL déserte les manifestations qu’il organisait autrefois, refusant de participer à cette mascarade.

Cette situation explosive, et la banalisation de la chasse aux militants « rouges », fait qu’en mars 2014 on trouve des voix pour défendre une intervention militaire En novembre 2014, un parti/think-thank néoconservateur apparait : Movimento Brasil Livre (MBL, Mouvement pour un Brésil Libre). Pastiche du MPL, il adopte le drapeau brésilien comme symbole, diffuse un discours ultra-libéral et organise des manifestations – frappant des casseroles depuis les balcons de leurs appartements tandis que leur servante se tiennent silencieuse à leur côté. En quelques mois, il devient un des « mouvements » les plus influents dans la campagne pour la destitution de Dilma.

Une graine éclate dans le désert (Sao Paulo, 23 septembre 2015 – octobre 2016).

Le mouvement secundarista, une révolte lycéenne, émerge en réaction à une loi de restructuration de l’école qui implique la fermeture d’une centaine d’école publique et le déplacement d’un millier d’étudiants loin de chez eux. La jeunesse des lycées organise 200 manifestations dans tout l’Etat de Sao Paulo pour demander l’abrogation de la loi. Après avoir constaté l’inefficacité des manifestations, les secundarista lancent alors une vague d’occupations dans plus de 200 écoles. Après quelques mois, le plan de restructuration de l’enseignement secondaire est suspendu. Il s’agit d’une défaite majeure pour le gouverneur de droite de l’Etat. Cette victoire provoque une seconde vague d’occupations, cette fois-ci à l’échelle nationale. À Rio et dans d’autres Etats, des occupations par centaines dénoncent les piteuses conditions d’enseignement au Brésil. En Mi-2016, on recense 850 écoles occupées dans le Paraná. Puis vient la troisième vague d’occupations : 1200 écoles sont occupées. En octobre 2016, tandis que l’on vote la destitution de Dilma, le mouvement commence à perdre de sa force pour plusieurs raisons. Premièrement, le refus du gouvernement fédéral provisoire (mené par le putschiste Temer) de négocier. Secondement, celui-ci lance une intense vague nationale de répression et de violence policière dont l’objectif est l’expulsion de toutes les occupations. Troisièmement, un contre-mouvement réactionnaire, nommé Ecoles sans Partis, se met en place. Il défend les réformes et coupes budgétaires, tente d’instaurer une censure dans les écoles et persécute les professeurs « gauchistes » ou « critiques ».

Un jour symptomatique pour mourir (Sao Paulo, 1er mai 2018)

Dans le centre d’une des plus riches villes du pays, 150 familles d’un mouvement de sans-abris occupent un bâtiment abandonné depuis 20 ans. Une nuit, ce bâtiment de 24 étages prend feu et s’écroule. Au Brésil, à peu près 6,9 millions de familles sont sans domiciles tandis que 6 millions de propriétés sont vides. Dans la dernière décade, le gouvernement du PT s’est lancé dans un projet de logements sociaux en périphérie des centre urbains.

Cette urbanisation inégale a transformé les banlieues en vidoir d’individus indésirables. Riches et pauvres vivent dans des circuits fermés et hermétiques, apeurés de ce qu’ils pourraient trouver par-delà les enceintes fortifiées et les barrières sociales. Bien entendu, le gouvernement – aussi « populaire » soit il – n’est pas intéressé à trouver de réelles solutions pour ces masses pauvres. Leur seule option est alors d’occuper des bâtiments vides. Actuellement, il n’est même plus certain que l’Etat continue cette politique de logement sociaux. Là où il n’y a aucune possibilité de vivre, la mort peut surgir à chaque instant.

Le bruit des bottes (Rio de Janeiro, 16 février 2018)

Le président-usurpateur Temer (son nom résonne avec le verbe « craindre » en portugais) décrète une Intervention Militaire à Rio de Janeiro. Une procédure que notre constitution de 1988 propose mais qui n’a jamais été usée jusqu’à présent. La pratique courante était, comme en 2013, que les forces armées interviennent « pour la garantie de la loi et de l’ordre ». Nommée GLO, cette procédure ne peut se faire qu’à l’initiative (et sous commandement) des autorités civiles et dans des cas précis allant de certaines grèves aux élections en passant par la venue de dignitaires étrangers. La différence avec l’Intervention Militaire est la constitution d’un Etat-Major militaire en charge de la Sécurité Publique de Rio, transformant la ville en un laboratoire contre-insurrectionnel qui pourrait très bien se généraliser. L’intervention amène une logique de confrontation, un ethos de guerrier. Depuis le début de l’intervention, le nombre de morts à atteint un niveau absurde. Par jour et simplement à Rio, cinq civils sont tués dans des opérations militaires.

L’Intervention Militaire a également pour effet de suspendre n’importe quel amendement ou projet de loi du Congrès. Une chose heureuse pour un Temer alors mit en échec sur une réforme des retraites très controversées et accusé de corruption (avec comme preuve des enregistrements d’une discussion entre lui et le businessman Joesley Batista, ancien président de JBS, le plus grand empaqueteur de viande au monde). Ce scandale détruit pour toujours les chances pour Temer de s’assurer les 3/5 ème des voix nécessaires à la majorité du Congrès. Aussi, cette bienvenue Intervention Militaire suspens tous ces problèmes et lui octroie une aura de chef guerrier. Le message est clair : la violence et l’usage de l’armée sera toujours une option pour des problèmes de politique domestique.

Quatre balles dans sa tête n’effaceront pas ses prouesses (Rio de Janeiro, 14 mars 2018)

Marielle Franco, représentante à la Chambre Municipale des minorités revient de Maré (un des plus grands bidonvilles de Rio) lorsqu’avec Anderson, le conducteur de la voiture, elle tombe dans une embuscade qui les tue tous les deux. Quatre balles Heckler & Koch (vendues exclusivement aux forces spéciales) suffisent à les assassiner, témoignant d’un professionnalisme certain. Marielle était une des quelques représentants enquêtant sur les raisons de l’Intervention Militaire et ses violentes conséquences. Six mois après son meurtre, l’enquête patine. Sa mort révèle que le meurtre d’une femme noir et gay, mère célibataire, est facilement accepté dans ce pays fabriqué de toute pièce. Cet acte est à rapprocher avec les meurtres d’indigènes, des quilombolas, des syndicalistes et travailleurs ruraux. En 2017, le nombre de ces assassinats en zone rurale monte à 65. Dans la première moitié de 2018, nous sommes à 18. Rajoutons à cela les meurtres commis dans les centres urbains…le chiffre pèse plus lourd que nos larmes.

Elevé par les bras du peuple (Sao Bernardo do Campo, 7 avril 2018)

L’ancien président Lula fait 40 pourcents dans les intentions de vote pour octobre 2018. Il réapparait comme le seul représentant « populaire » du marché électoral. Pourtant, il se rend à la police fédérale, après deux jours retranchés dans le quartier général des syndicats de la métallurgie (son berceau politique), situé à Sao Bernardo do Campo dans l’agglomération de Sao Paulo. Condamné à 12 ans, il est directement amené à la prison de Curitiba dans l’Etat du Paraná. La peine, basée sur de simples allégations sans preuves, est décrétée par le Tribunal Supérieur. Lula aurait accepté des d’appartements en bord de plage en échange de la cessation de contrats avec Petrobras. Condamné, le favori des élections est botté en touche. Le même jour, Bovespala, la bourse brésilienne de stocks/échanges, enregistre un record de 83.635 d’indices boursiers et clôt la journée avec une augmentation de 3.32 pourcents. Les investisseurs sont rassurés : le Brésil doit assumer une ère de dérégulation massive et d’austérité que l’ombre de Lula gênait. Il fallait absolument empêcher le retour d’un gouvernement « populiste » basant son existence sur un compromis de classe – aussi maigre soit-il. On passe ouvertement à la guerre de classe et la leçon vaut pour toute l’Amérique Latine.

Tortura nunca mais ? (Rio de Janeiro, 13 décembre 2018)

Aujourd’hui, il n’y a pas de match de foot et l’appartement ne capte que l’énergie tendue qui hante les racines profondes du Brésil – celles plantées par les colons européens, les propriétaires, les contremaitres, les jagunços, les commerçant d’esclaves, les esclavagistes et tous leurs héritiers, dans une terre supposée être un entrepôt commercial et non une société.

Aujourd’hui : le 50e anniversaire du AI-5, le coup d’état dans le coup d’état de 1964. L’édit du 13 décembre 1968 est une contre-révolution préventive. Il court-circuite toute autorité intermédiaire pour centraliser le pouvoir aux mains du dictateur et de l’armée. Suspend le droit commun pour tout « crime politique » et subjugue pratiquement tout le monde à des tribunaux fédéraux spécialement créés pour l’occasion, instaure la censure générale, l’interdiction de toute réunion publique à but politique et généralise la torture. On ne sera guère surpris si cet anniversaire anticipe le carnaval de l’année prochaine…

Texte écrit entre Rio de Janeiro et Sao Paulo, le 4 octobre 2018, trois jours avant les élections présidentielles.

[1Rede Globo est, depuis les années 70, la chaine de télé brésilienne, productrice des (in)fameuse soap-opera (telenovelas en portugais). Son lien congénital avec le pouvoir en place remonte à la dictature militaire, établie en 1964 par un coup d’état que cette chaine soutient idéologiquement. Elle fut un élément clé dans le programme de modernisation conservatrice initié par le régime militaire et eut une fonction centrale dans la promotion de la société de consommation au sein des classes moyennes. Pour une histoire des services que cette chaine a rendu de la dictature aux classes conservatrices post-dictature, regardez le documentaire de 1993, Brazil : beyond citizen Kane.

[2Pour comprendre un peu de ce temps passé toujours présent, regardez : <https://vimeo.com/226910664> .

[3La politique des « championnes nationales » fut une initiative du gouvernement fédéral (du second mandat de Lula 2007-2010 au premier de Dilma 2011-2014), pour renforcer économiquement les entreprises privées ou nationalisées qui étaient chacune « championne » dans son propre domaine (construction, pétrole, télécommunication, nourriture, etc.) Outre des plans d’investissement public dans l’infrastructure (comme le Programa de Aceleraçao do Crescimento -PAC ou Programme de Croissance Accélérée), le programme découlait d’une idéologie « néo-développementaliste », qui n’était rien d’autre qu’une sorte d’idéologie planificatrice. Dans les faits, ce fut une politique de contre-cycle économique qui arrêta pour un moment les effets de la crise financières de 2008. Cela amena à la création de trusts sous l’égide de l’état, qui dans certains secteurs furent des monopoles, tous aussi corrompus les uns que les autres. Beaucoup de ces entreprises « championnes nationales » s’écroulèrent entre 2014 et 2016, dans le contexte de la crise politique et financière du Brésil. Coïncidence ou non, ces mêmes entreprises furent directement affectées par les opérations anti-corruption Lava-Jato (Car Wash) qui depuis 2014, arrêta d’innombrables dirigeants d’entreprises véreux.

[4Si vous avez le temps, regardez le procès https://www.youtube.com/watch?v=G3beiUGsjhM.

[5Ces lettres écrites par Lula sont directement adressées « au peuple brésilien » et expliquent ses ambitions politiques dans un langage simple et optimiste.

[6La favela est le nom que l’on donne aux bidonvilles et plus généralement aux habitats hyper-précaires du Brésil.

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