À nos ennemis

« De quel filtre est-il donc équipé, l’objectif déformant de ceux que l’on ose encore nommer "journalistes" aujourd’hui ? »

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

Un lecteur de lundimatin particulièrement enthousiaste quant au soulèvement en cours nous a fait part de sa grande déception quant à la couverture médiatique des évènements de la part de bon nombre de nos confrères. Nous lui laissons la parole.

[Illustration : ©Andrea Oliveira]

La colonne Vendôme (ou ce qu’il en reste), en 1871…

La vérité serait-elle donc encore enfouie sous la fumée des gaz lacrymogènes et des voitures calcinées ? De quel filtre est-il donc équipé, l’objectif déformant de ceux que l’on ose encore nommer « journalistes » aujourd’hui ?

Ainsi donc, Paris fut victime de hordes de casseurs venus des profondeurs d’on ne sait quel Enfer, et les braves gardiens de l’Ordre auraient à se plaindre de « violences en marge d’une manifestation ». Pour pouvoir être à la marge, il aurait déjà fallu qu’il y ait eu manifestation…

Ce dont il s’agit bien ici en réalité — et il n’en fut jamais autrement — c’est d’une insurrection, car si tout un chacun ne se sentait pas nécessairement le courage ou la force de manier le pavé, le mot d’ordre était bel et bien la démolition en règle de l’Empire.

Maintenant que le point de vue est réajusté, posons la question qui devrait en théorie présider à toute entreprise journalistique digne de ce nom (c’est-à-dire avec un semblant d’éthique) : faut-il vraiment blâmer ceux qui, refusant de mettre plus longtemps en péril leur liberté et leur dignité, décident coûte que coûte de ne pas courber servilement l’échine ?

Nous ne nous faisons guère d’illusions, la petite musique, bien rodée, va se poursuivre comme à son habitude, et nous devrions bientôt entendre les premières estimations — une fois que l’on aura moralement accompli son devoir en ce qui concerne les « dégâts humains » — des terribles pertes pécuniaires et matérielles relatives aux « débordements » ; ainsi en va-t-il du cours du monde et de sa valeur aujourd’hui.

Il ne devrait plus se passer beaucoup de temps ensuite avant que les cupides et reconnaissables laquais, aussi connus sous le nom de « spécialistes », viennent à grand renfort et même spontanément — car les chiens aboient sans recevoir d’ordre quand leur maître est en péril — afin de réconforter l’opinion publique dans son sommeil troublé. Ces subtiles acrobates de l’abstraction, dans le but inavoué de noyer quelque vérité trop pénible à entendre, iront de leurs propos abscons et de leur verbiage réactionnaire pour tenter de tourner tout l’intérêt du spectateur selon leur vue. N’oublions pas que la raison est plus malléable quand l’esprit est encore fiévreux…

Mais voilà, la vérité n’est plus si facile à dissimuler, d’autant moins quand les hommes se retrouvent et expérimentent ensemble, la dévoilant de fait, par leur propre présence. Car pour ceux qui se sont rendus sur place pour les festivités, la vérité est une, indivisible : le peuple est dans la rue, et il ne veut plus dialoguer. (Cela dit, si le dialogue courtois semble avoir fait son temps, on ne pourrait pas en dire autant de la dialectique et de sa fameuse « négation de la négation ».)

Quoiqu’il en soit, nous sommes arrivés au point le plus spectaculaire, celui où il convient de ne pas chanceler car il est signe que le colosse est ébranlé dans ses fondations. Il est une autre vérité qu’il est en effet bon de rappeler aujourd’hui : la canne qui soutient cet État agonisant est la même qui bat ses sujets un peu trop belliqueux, un peu trop lucides. Nous le savons depuis bien longtemps, nous autres ; nous savons aussi que rien ne durcit plus la volonté que la douleur, et que le marteau sera bien en peine le jour où derrière l’obstacle il découvrira l’enclume.

Terminons enfin par les sages paroles de La Boétie, notre ultime phare en cette époque de pénombre :

« Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche... »

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