À nos corps tempérés

[Fiction]

paru dans lundimatin#243, le 24 mai 2020

Pendant un an et demi, il fallait prendre sa température trois fois par jour.
matin, midi et soir
Mais depuis peu, notre température est enregistrée trois, cinq, huit ou douze fois, jour comme nuit.

Ce mouvement a un nom.
Dès qu’il se produit ce genre de chose, un bousculement de nos vies, un basculement de nos existences, un nouveau concept apparaît et on invente un mot pour le nommer.

Ici, on parle de la Celsiusarisation.
Autrement dit, un processus de surveillance permanente de la température de nos corps.
Autrement dit, un traitement des corps.

* * *

Au début, il fallait prendre soi-même sa température avec un thermomètre et renseigner le résultat sur un ordinateur ou un smartphone.
L’application s’appelait Galilée-Fever, en hommage à l’inventeur du thermoscope en 1597.

Cet exercice avait le mérite de nous apprendre à mieux connaître notre corps et sa température.
À force de la prendre trois fois par jour, j’ai fini par la deviner au dixième près. C’était devenu un jeu. Je disais un chiffre, 37. 37,2. 36,9. 37,5, que je vérifiais ensuite avec le thermomètre. La plupart du temps, je tombais juste.

Quelque chose de similaire m’était arrivée quand je vendais des fruits et des légumes au marché.
Les premiers jours, je passais un temps fou devant la balance pour avoir le poids demandé, à enlever et à remettre des patates pour avoir 1 kilo.
Et puis, sans m’en rendre compte, j’ai appris à reconnaître un poids.
Je n’avais plus besoin de peser les patates pour savoir s’il y en avait 1 ou 1,5 kilo. J’imagine qu’il en est ainsi de toutes les choses qui deviennent mécaniques. Notre cerveau se conforme, s’adapte diront d’autres, à une rapidité incroyable.

J’ai donc rapidement laissé tomber le thermomètre pour les mesures. Je faisais confiance à mon ressenti.

Et puis les choses se sont durcies. Bien entendu, cela n’a pas été présenté sous cet angle.
La Ministre de la Santé a même parlé « d’adoucissement » et « d’assouplissement » des mesures.
Elle disait comprendre les difficultés qu’une telle contrainte nous imposait. En réalité, elle répondait aux protestations du patronat qui râlait contre le ralentissement de la production et du travail. Le gouvernement avait pourtant débloqué le plafond des 35 heures pour éviter les protestations, mais apparemment ça ne suffisait pas.
Non, il y avait trop d’abus. Trop de personnes qui profitaient de la « pause-imposée » pour faire autre chose que de prendre sa température. Trop de personnes qui prenaient leur température à la louche.
En ajoutant toutes celles et tous ceux qui avait tout bonnement laissé tomber les relevés de températures, ce système n’était pas viable dans la durée.

Galilée-Fever n’avait rien d’obligatoire. Il permettait juste d’aider les épidémiologistes et les médecins à réguler l’épidémie en analysant toutes les données.
Qui ne voudrait pas aider les médecins à bout de souffle, complètement lessivés par des mois de travail acharné pour sauver le plus de vie possible ?
Après avoir applaudi nos héros des hôpitaux aux balcons, pendant le premier confinement de mars à mai 2020, quand j’y pense ça me semble déjà si loin, il était évident qu’un petit geste de rien du tout, bip sur la tempe et voilà, dix secondes qu’est-ce que c’est, était naturel.
Il en allait du bien-être de toutes et de tous.

Mais ça ne suffisait pas. Il ne fallait pas baisser la garde. Et, depuis que les températures étaient prises à la légère, de trop nombreux foyers de fièvres étaient réapparus.
Ainsi, en direct à la télévision devant 42 millions de personnes, Emmanuel Macron en bout de règne, les élections présidentielles approchaient et beaucoup présageait sa défaite malgré ses efforts de guerre et ses effusions de styles, présenta le ThermoState.

Du grec Thermos, chaud, et de l’anglais State, la nation.

J’ai éclaté de rire. Ça dépassait tout ce que j’avais imaginé !
Qui avait bien pu lui souffler une pareille connerie aux oreilles ? Le jeu de mot avec le thermostat était vraiment, vraiment très mauvais.
Et dire que ces crânes d’œuf avaient fait des années d’études pour pondre des slogans publicitaires aussi pourris !

Mon rire s’est néanmoins rapidement tari quand il a expliqué que tout le monde « serait doté » un ThermoState et que son utilisation serait obligatoire.
L’appareil, pas plus grand qu’une capsule de bière, enregistrerait automatiquement la température de nos corps. Il suffisait de l’avoir dans sa poche ou à moins de deux mètres de soi.
La température serait enregistrée plusieurs fois par jour, à heure variable.
Si une hausse de température était « captée », Macron avait utilisé à plusieurs reprises ce terme pendant son allocution, le ThermoState vérifierait toutes les demies heures la température et alerterait les services d’urgences si une fièvre était « naissante ».

En l’écrivant, je me rends compte à quel point le terme de « fièvre naissante » paraît absurde.
Je l’ai tellement entendu ces derniers temps que j’en oublie le non-sens.

fièvre naissante
vacances apprenantes

Le non-sens est l’essence même de leur discours

* * *

Il ne pouvait pas faire ça.

Et pourquoi pas une puce sous la peau ?
Pourquoi pas une puce directement dans le cerveau ?

J’étais tellement abasourdi que je n’ai pas écouté la suite du discours.
J’ai réécouté un peu plus tard. La vidéo était en Une de tous les journaux et tournait en boucle sur les réseaux sociaux.

...« Le ThermoState sera à retirer dans votre pharmacie la plus proche. Chaque ThermoState sera relié à votre numéro de Sécurité Sociale qui est unique pour chacun et chacune d’entre vous comme vous le savez si bien.
D’ailleurs, cette trouvaille née d’une passion commune entre les secteurs de la Santé, de la Science et de l’Industrie, des secteurs dans lesquels nous sommes à la pointe, est le prolongement direct de l’invention de la Sécurité Sociale qui fonde notre pacte citoyen.
Hier l’accès à la santé pour toutes et tous, sans condition aucune. Aujourd’hui, je propose dans la même veine philosophique la préservation de la santé. Parce qu’il n’y a rien de plus chère à mes yeux. »

J’ai remis la vidéo plusieurs fois. Il paraît que c’est la vidéo la plus vue de toute l’Histoire. C’est bien possible. Il fallait quinze ou seize visionnages pour être certain de ne pas rêver. De ne pas être dans un cauchemar.

Mais à-priori non.

...« Vous imaginez bien ce que cela coûte à l’ensemble de notre société.
Une seule chose ne peut ni s’acheter, ni se marchander, c’est la confiance.
Je vous fais confiance pour honorer cette exigence que j’attends de vous, mais que vos enfants, vos petits-enfants et toutes les générations futures attendent de vous également. »

Encore heureux que ce n’était plus l’heure d’enregistrer sa température sur Galilée-Fever, car tout le monde devait être proche des 38 de fièvre.

...« Je sais, nous savons, que la confiance ne suffit pas toujours pour affronter les moments douloureux que nous traversons et qui s’inscrivent, qui s’inscrivent comme une cicatrice qui ne cicatrise pas.
C’est pourquoi, le non-respect de l’utilisation du ThermoState sera puni d’une amende significative, puis d’une peine d’emprisonnement.
Je pense à vos libertés. Je pense à la Liberté qui nous unie depuis la Révolution Française. Liberté, Égalité, Fraternité.
Cela n’a jamais été aussi vrai. Nous devons nous battre contre cet ennemi invisible qui ronge notre pays.
Il n’y a pas d’autres alternatives. »

There is no alternative. Une référence à Margaret Thatcher.
Je n’en revenais toujours pas.

Ce n’était plus un discours.
Mais une sentence.

...« Mes chers compatriotes, je compte sur vous, je compte sur votre esprit des Lumières, sur votre capacité de Jugement de mes actes.
Je finirai par cette phrase de l’écrivain Georges Bernanos. « C’est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale. Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents. »
Aujourd’hui, nous sommes cette jeunesse qui ne doit pas tourner le dos à son histoire. »

…. « À nos corps tempérés, la santé reconnaissante. »

Toutes les annonces officielles du gouvernement se terminaient ainsi.
C’était la nouvelle exergue du pays.

Le premier monument aux morts de la fièvre, une sculpture haute de trois mètres et large de cinq mètres, avait été inaugurée le matin même par Macron en banlieue de Paris.

En Seine-saint-Denis, la mortalité avait augmenté de 164% ces derniers mois.
La devise y était gravée dessus.

À nos corps tempérés, la santé reconnaissante.

* * *

La nuit était tombée depuis longtemps.

Une belle nuit noire avec un ciel étoilé.

Depuis l’extinction de toutes les lumières publiques de 21 heures à 6 heures du matin pour éviter au maximum les déplacements la nuit, une astuce pour instaurer un couvre-feux qui ne disait pas son nom et pour jouer la carte écologique de la lutte contre la pollution lumineuse, d’une pierre deux coups comme dit l’expression, la nuit était redevenue nuit.

Je suis sorti dans la rue pour prendre l’air.
J’avais envie de parler à d’autres personnes de ce que je venais d’apprendre. Mon téléphone portable était tombé dans les toilettes l’après-midi même, je ne pouvais joindre personne et je me sentais trop seul avec ces terribles nouvelles en tête.

Les rues semblaient désertes. Il faut dire que tout le monde devait être chaos.

Je me rends compte après coup de mon erreur. Je voulais dire que tout le monde devait être K-O.
Mais mon erreur reflète bien mon état d’esprit.

Tout le monde était chaos. C’était le K-O.

Et puis, j’ai commencé par entendre des bruits de casseroles au loin.
Il avait fallu s’habituer à marcher dans le noir, à ne pas se buter en permanence contre les poubelles ou les poteaux, à trébucher sur les trottoirs.
Les autres sens s’étaient réactivés pour se déplacer sans risque, notamment l’ouïe.

Le bruit provenait du centre ville, situé à un petit kilomètre de chez moi. Il se passait quelque chose là-bas.

Sur la route, je suis passé devant une pharmacie qui venait d’être attaquée. Quelques heures plus tôt, une immense publicité pour des masques en coton bio recouvrait la vitrine.
Il y avait un grand trou à la place.
La vitrine avait été défoncée.
À l’intérieur, des petites flammes commençaient à grignoter les murs.
Sur un bout de vitrine qui tenait toujours debout, on avait écrit à la peinture fluorescente : à nos corps tempêtes, la révolte naissante !

J’accélérais le pas en entendant arriver les premières sirène de pompier et de police.
Drôle de monde, pensais-je, les pharmacies étaient devenues le temple de notre survie ces derniers temps, et voilà qu’elles étaient la cible contre le ThermoState.
Le sens du vent tournait vite.

Le vent tournait oui.
On allait enfin se révolter contre cette mesure complètement dingue.
Je voyais tout le monde descendre de son balcon, sa casserole à la main, pour se retrouver dans la rue.
L’ambiance était incroyable.
Tout ce monde masqué, dans le noir, à frapper sur sa casserole. Par-ci par là, des petits groupes attaquaient des pharmacies.
Curieusement, les banques s’en sortaient indemnes. Mais après tout, elles ne pesaient plus très lourd dans le système. Les banques avaient vieilli et étaient devenues les petites épiceries en voie de disparition du début du siècle.

Il y avait une rumeur qui disait que les ThermoStates étaient déjà dans les pharmacies, prêts à être distribués dès le lendemain matin.

Toutes les pharmacies partaient en fumée.

Je ne sais pas comment, mais j’ai retrouvé par hasard des amies dans la foule. Nous étions heureuses, ivres de ce moment de révolte.
On chantait. On riait.

Dans tous les sens.

Jusqu’à l’arrivée des drones.
D’un coup, le ciel s’est éclairé.
Le ciel s’est enflammé.

Des drones par centaines ont allumé leur lumière aveuglante. Nous avons mis nos mains et nos bras sur nos yeux. C’était insupportable. Impossible de rouvrir les yeux avec ça au-dessus de nos têtes.
Il n’y a pas eu de sommation. Ils ont balancé des grenades lacrymogènes explosives pour nous disperser.
Les techniques policières avaient évolué. Plus de contacts physiques, une revendication des syndicats de Police, trois mois de grève pour l’obtenir, et donc très peu d’arrestations.
Il ne restait que les blessures infligées à distance pour maintenir l’ordre.

Je me suis retrouvé séparé des autres, un éclat de grenade dans le mollet. Sans savoir comment, j’ai réussi à me traîner jusqu’à chez moi en espérant avoir échappé aux contrôles des drones.

Impossible de le savoir à l’avance. C’était seulement quelques jours plus tard que l’on recevait une convocation au commissariat.
C’était le même fonctionnement que les radars et les voitures, sauf que le drone prenait la tête en photo, et que la plaque d’immatriculation était notre identité.

J’avais très mal. Une douleur sourde qui me lançait du mollet aux épaules.

Je ne pouvais pas rester avec ça dans la jambe. Je préfère passer sur les détails des heures suivantes. Je me suis charcuté pour ôter le morceau de ferraille de la grenade et je me suis endormi en pleurant.

Sans savoir quelle heure il était, je me suis réveillé en nage. Mes draps étaient trempés de sueur et de sang.
La plaie s’était rouverte. Ce n’était pas beau à voir.

Mon cœur battait à tout rompre.

J’avais chaud.

La fièvre.

L’infection.

J’ai pris mon oreiller pour le mordre le plus fort possible. J’avais envie de m’éclater la tête.
Je n’avais pas le choix. Je devais me signaler à Galilée-Fever pour être hospitalisé au plus vite.
Sinon, j’allais peut-être perdre ma jambe. Ou mourir.

Une ambulance est arrivée quelques minutes plus tard. Quatre personnes accoutrées pour lutter contre une attaque nucléaire, m’ont emmené sur un brancard.
Je voulais les rassurer, leur dire qu’ils pouvaient enlever leurs masques.
J’avais de la fièvre à cause de la blessure. Pas à cause du virus.
J’ai commencé à délirer. J’ai essayé d’arracher le masque d’un infirmier. Je criais « Visage ! Visage ! Visage ! ».
Ils se sont mis à trois pour me passer une camisole de force, puis j’ai senti l’injection.
Une sensation de froid s’est glissée dans mes veines et j’ai perdu le contrôle.

À mon réveil sur un lit d’hôpital, j’avais toujours ma jambe et j’étais en vie. Les antibiotiques m’avaient sauvé.
Au mur de la chambre, juste en face du lit, à droite de la télévision, la devise était écrite sur une feuille cartonnée.

À nos corps tempérés, la santé reconnaissante.

Je n’en étais même plus étonné. Si on avait affiché un portrait du Président dans toutes les chambres d’hôpitaux, les choses auraient été semblables.

En m’habillant, j’ai senti quelque chose d’étrange dans la poche de mon pantalon. J’y ai trouvé ma Carte Vitale et un petit appareil noir. On aurait dit une mini soucoupe-volante.
Je n’en revenais pas. J’avais été équipé d’un ThermoState pendant mon sommeil. On ne me l’avait ni greffé ni obligé à le manger tout cru.
C’était plus insidieux.
Juste déposé dans ma poche. Comme si de rien était.

Je ne savais pas quoi faire. J’avais l’impression que mon corps pesait encore une tonne.
Une forte nausée m’expédia d’urgence aux toilettes, mais rien ne sortit.
J’étais peut-être vide ?

Alors, j’ai jeté ce ThermoState dans l’eau et j’ai tiré la chasse.
Je savais qu’il allait revenir par les canalisations.
Que les égouts n’en voudraient pas. Ni même les rats.

En attendant, j’avais peu de temps devant moi pour m’enfuir.

Avant de claquer la porte, j’ai écrit à même le mur : à nos corps tempêtes, la révolte naissante.

à nos corps tempêtes,

la révolte naissante

Il le faut.

mai 2020
Antoine Albertina

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