À demain

« Rentrez-vous chez vous. Ne venez pas manifester. Oubliez Paris, oubliez-nous, oubliez votre colère. Sinon ? Sinon ce sera vous. »

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

L’un de nos reporters qui a couvert le soulèvement des deux dernières semaines a méticuleusement suivi les dernières menaces et mises en garde du ministre de l’Intérieur. Voilà à quoi ses observations ont abouti.

Nous y sommes. Ce que ces moments de chaos contiennent d’essentiel réside peut-être dans la fin immédiate du bal des hypocrites. Au cœur du chaos, lorsque tout bascule, lorsque que tout menace de disparaitre, personne ne fait plus semblant. A quoi bon ? Nous nous retrouvons tous réduits à une question d’apparence très simple : à qui va notre allégeance ? A demain, aussi incertain soit-il ? Ou à hier ?

Ceux qui nous gouvernent l’ont parfaitement intégré et invoquent en conséquence le chaos comme dernier cri de ralliement. Le chaos de demain. Le chaos d’un après qu’ils n’avaient jamais envisagé autrement qu’en boutades indécentes.

Nous voyons la joie. Nous voyons l’espoir et une aurore qui en appellera d’autres, les choses vont ainsi. Mais comment être sûr ? Comment ne pas douter, faute de précédent à l’échelle d’une vie, de cette course folle ?
Le pouvoir le sait : il précède l’inconnu. Assez pour faire trembler d’excitation ou de peur à peu près n’importe qui. Une émotion diffuse, mais qui pourtant occupe et tend les muscles partout : sur les barrages, dans les cuisines et les bistros : « et demain, t’en penses quoi ? Qu’est-ce que ça peut bien donner ? » Les gilets jaunes sont allés si loin, si vite, que beaucoup ont l’impression de courir au-dessus du vide. On les comprend. Le doute dans ces moments est simplement humain.

Pour notre ministre de l’intérieur, la manifestation "se profile avec inquiétude, mais sérénité". Ou la tension du moment en quelques mots. Inquiétude quant aux oracles illisibles de la situation. Sérénité quant à la violence qui sera déployée pour casser ceux qui viennent « casser ». On l’a compris, ils jouent bien leur va-tout.

Et pour abreuver ceux qui auraient un doute sur les déclarations, les chiffres sont là : samedi 1e décembre : plus de 160 personnes ont été prises en charges par les urgences de la ville de Paris. Le même jour, une octogénaire était tuée chez elle à Marseille, par une grenade de la police.

Combien de passages à tabac ? Au moins deux ont été filmés et diffusés.
De mains arrachés par des grenades explosives ? A priori trois.
De mutilation par tir de LBD ? surement 8 depuis une semaine, dont un petit paquet de lycéens pas encore majeurs mais déjà défigurés.
D’arrestations ? Près de 2 000.
Les comparutions ? Punitives.

Qui peut encore y voir autre chose que le maintien de cet ordre croulant ? Encore hier, 153 lycéens de Mantes-la-Jolie était littéralement raflés par la police : genou à terre, mains sur la terre.

Le gouvernement ne mâche pas ses chiffres, ses intentions sont parfaitement claires. Briser le mouvement, briser tout ce qui pourrait converger. Briser.
Et pour samedi alors, qu’attendre ? Etre brisé à son tour ?
Près de 90 000 femmes et hommes mobilisés dans tout le pays, un record en la matière.

Un « dispositif remodelé pour être plus mobile et aller au contact » nous rassure le ministère de l’Intérieur. Le ton est donné.
Et quoi pour aller au contact ? Des blindés. Oui, tenez-vous bien. Des blindés seront déployés. 12. Les mêmes que ceux utilisés à Notre Dame des Landes afin de soumettre l’irrésistible bocage.

L’état montre les muscles, rappelle à ceux qui l’auraient laissé de côté qu’il reste, dans les derniers instants et surtout dans ces instants, cette machine à tuer qui se fiche foncièrement de savoir si vous le méritiez ou non.

Rentrez-vous chez vous.
Ne venez pas manifester.
Oubliez Paris, oubliez-nous, oubliez votre colère.
Sinon ? Sinon ce sera vous.

Voilà bien un danger auquel les médias ne peuvent pas, ou ne veulent pas, préparer : celui de se faire mutiler par la police. On comprend mal cette pudeur. La violence des manifestants, en revanche, on en connait les scènes par cœur.
Par toutes ces images, le pouvoir communique et frappe les esprits, surtout et avant tout ceux qui sont sur l’entre-deux, à cheval, encore hésitant. Ceux qui justement pourraient encore renoncer, choisir de rester chez eux, non par conviction mais par peur.

Qu’est-il promis aux manifestants samedi ? Le feu et la fureur, ni plus ni moins.

Manifestant violent ? Le feu et la fureur.
Manifestant pacifiste ? Le feu et la fureur.

Désormais prévenus, les contestataires de tous bords sont donc priés de rester chez eux, d’enfiler leurs lunettes BFMTV et d’assister à tout cela de loin, de très loin.
Mais quelque chose dans cette farce ne tient plus. Les masques ont disparu et on se retrouve à admirer la face de l’autre, la lumière est nouvelle. Il me voit. Je le vois. Et nous sommes sûrs de notre force. Plus que jamais, nous sommes déterminés.

Alors à tous ceux qui l’ont vécu, qui croient, pourquoi ne pas y croire encore un peu ? L’état nous promet sa fureur. A nous de ne rien céder, d’y voir une chance unique. En nous promettant le feu, il révèle sa vraie nature et confirme notre intuition première. Un demain sans eux devient concret, juste là, à portée de main, nécessaire.

Un chose est d’ores et déjà sure. Demain nous serons légitimes justement parce que, et c’est là tout le paradoxe, c’est la menace d’une violence totale et sans limite qui est mise en avant par le gouvernement pour disperser la foule, rétablir son ordre. Ou comment invoquer ce qui est de base banni (disons la triche) pour poursuivre le jeu.

Rentrer chez soi ? Ce serait donner raison à cette violence annoncée, la pire de toute : celle arbitraire et invisible des tyrans. Celle qui n’est jamais limitée, jamais sanctionnée, jamais discutée. Celle qui mutile ses propres enfants en laissant la voie libre aux chiens fous.

Oui, vous, modérés, vous ne rêvez pas, on vous emmène discrètement vers la porte de sortie. Le pouvoir vous promet le feu et la fureur ? Il faudra y faire face. Vous refusez cette violence ? A quoi bon accepter cette soumission qui vous est jetée d’un poignet dédaigneux ?

Demain, faîtes ce que vous voulez, mais prenez la rue !
Elle est vous.
Et n’oubliez pas.
Les blindés n’ont jamais accouché que de souris.

[Photo : Boby]

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :