À celles et ceux « de Tarnac » et plus si affinité

Quelques critiques...

paru dans lundimatin#86, le 19 décembre 2016

Un lecteur répond à la dernière lettre des inculpés de l’affaire de Tarnac que nous avons publié la semaine dernière.

Il me semble plutôt que depuis le début, dix ans déjà en effet, l’Etat a voulu assouvir avec vous une vengeance. Signe à la fois de sa force et de sa faiblesse.

De sa force : en vous cueillant au petit matin et vous coffrant aussitôt dans la foulée sur la base de simples soupçons, il vous a rendu éminemment, absolument gouvernables. Son message essentiel : nul n’est ingouvernable dans ce pays, et nous le prouvons. Traduit autrement : nul n’échappe à la police. Que la manœuvre encourt le risque de révéler tôt ou tard la magouille, la crapulerie, l’usage de faux, l’abus en tout genre laisse la raison d’Etat dormir sur ses deux oreilles ; c’est affaire de gestion du risque dans le temps, on sacrifiera quelques têtes s’il le faut (A. Bauer, un juge d’instruction, …), et cela peut durer des années et en effet dévaster vos vies. La domination, c’est d’abord avant tout manichéisme la maîtrise du temps politique de l’histoire, le fiasco un des risques du métier. Et ça continue donc, même au moment où vous réclamez à chaque « rebondissement » un vrai procès, aujourd’hui auprès d’une vraie Cour de justice. Vous voudriez y confondre l’Etat et lui faire mordre la poussière, au moins en droit. Mais celui-ci ne vous fera pas l’honneur de vous désigner criminels aux Assises, il vous renvoie comme auteurs de délits en correctionnelle ; et si ça foire pour lui ça passera, dix ans après, relativement inaperçu, du moins sans grande importance aux yeux du « public », surtout dans le contexte actuel où l’on arrête puis relâche à tour de bras des terroristes présumés, l’ordinaire de l’état d’urgence apprivoisé. Ce qui n’enlève rien à la justesse de votre défi envers l’Etat.

De sa faiblesse : « L’insurrection qui vient », qui resterait donc le seul et dernier chef d’inculpation une fois le dossier vidé de tout motif réel, est en vente libre dans de nombreuses librairies et n’a fait l’objet d’aucune censure. Ce que Deleuze appelait le régime du « cause toujours »… pourvu que ta parole ne bouleverse rien, ne change rien à l’ordre et l’état des choses existant. Faiblesse de l’Etat de douter soudain de la puissance consensuelle effective de ce principe, alors que 90% des ventes de livres supposés sulfureux attestent que le principe fonctionne plein pot, de Rimbaud à Blanqui, de Marx à Debord, et tant d’autres. Faiblesse que trahit donc cette suspicion, envers le livre qui reste pourtant le moins bon de ceux écrits par le Comité invisible : et si ceux-là faisaient ce qu’ils disent qu’il faut faire, s’ils se lançaient dans la propagande par le fait, au lieu de se contenter de parler et d’écrire impuissamment comme les autres ? On ne compte plus les textes du Parti imaginaire et du Comité invisible où les appels au blocage des flux et des axes de circulation se répètent à l’identique.

La faiblesse de l’Etat a donc été de vouloir identifier en vous à la fois les auteurs présumés de ces textes et les responsables présumés des actes de sabotage incriminés, de vouloir donc « vous » prendre au mot, plus qu’à l’acte et sur le fait, et au delà du besoin de désignation des meneurs, des têtes, de s’acharner à mettre des visages et des corps sur les mots, de saisir l’opportunité pour faire coïncider une démonstration de force et de gouvernementalité avec l’hypothèse d’une menace plus ou moins prise au sérieux, du moins dans le texte. Bref, d’avoir la faible force de vous rendre visibles, rendre visible étant son obsession (et le sarkozisme au pouvoir aura fait fort pour cela, dans tous les domaines). Ce qui indéniablement a pu donner, en miroir, une valeur subversive au texte, plus qu’à l’acte que vous n’avez pas commis.

On pourrait ne voir là que l’exercice au fond tout à fait ordinaire de la légitimité de l’Etat de droit, en réalité de ce qu’il est devenu. Il a été maintes fois souligné déjà que de protection des citoyens contre les pouvoirs exorbitants de l’Etat qu’il fut censé assumer à l’origine, l’Etat de droit est devenu la protection de l’Etat tout court contre les citoyens suspects –ennemi intérieur et/ou extérieur. Renversement complet que le terrorisme réel conforte hélas chaque jour que nous vivons, comme effet boomerang d’un Etat policier scélérat envers les plus discriminés, arborant aujourd’hui la puissance d’exception qu’il détient depuis toujours mais dont il use désormais régulièrement dans l’amalgame confondant émeutiers et terroristes.

Que vous en tiriez la conclusion, très juste, que toute l’affaire a été entièrement fabriquée pour nourrir une politique dite « antiterroriste », désormais l’épine dorsale de la domination, que vous fassiez chaque fois la lumière sur les dessous calamiteux et l’acharnement de chacals de la gestion judiciaire et policière du dossier, c’est un travail de clarté tout à fait précieux pour les luttes en cours comme pour dissiper la confusion extrême savamment entretenue par le pouvoir, à tous les niveaux. Vous faites de ce temps d’accusation, comme vous l’avez fait du temps de la détention, le tremplin d’une action offensive/défensive.

Mais si la dimension la plus proprement politique qui soutient votre démarche vient renforcer la reconduction sous-jacente et explicite, à une échelle plus large, des fondamentaux de l’autonomie, dont la division principale Etat/non-Etat qui se substituerait à l’ancienne opposant capital et travail, n’est-ce pas précisément dans « l’affaire de Tarnac » qu’elle accuse son épuisement ? Car cela peut durer encore longtemps, guerre d’usure et même de tranchée ; là où vous êtes épinglés le temps ne vous appartient plus, et vous nous le faites sentir en tant qu’ « observateurs » de vous-mêmes. On se souvient aussi de ce que certains militants du No Tav ont dit du caractère rancunier et violemment revanchard de l’Etat italien envers toute forme d’autonomie déclarée, longtemps encore après la répression de celle-ci qu’il entreprit dans les années 70, et jusqu’à aujourd’hui. Or face à cette constante dictature du temps de la domination, ébranlée par instants, partout où l’instant justement est revendiqué comme le tempo juste de la politique radicale ou révolutionnaire au mépris de la durée, partout le temps fait défaut et avec lui tout espèce d’horizon d’attente (qui n’a jamais consisté en une simple attente, on le sait).

L’augmentation en intensité de la puissance de l’agir révolutionnaire se heurte alors à sa propre aporie, si elle se résume trop parfaitement dans le slogan répété ad libitum « le pouvoir est dans les infrastructures, bloquons tout », par où l’espace contient toute la charge stratégique au détriment du temps. Dans ce slogan, ce n’est pas tant l’assertion qui veut que le pouvoir serait passé des superstructures aux infrastructures qui pose problème (même si ce n’est pas tout à fait vrai, aucune infrastructure ne tient debout toute seule, et le pouvoir est autant dans la loi et les flics qui viennent les défendre et les protéger le moment venu, c’est-à-dire en permanence). Le problème est dans le Tout qu’il faudrait bloquer : où commence, et surtout où finit ce Tout, cette soudaine Totalité ? Il y eut un moment donné une marche sur le Parlement à Paris ; bloquer le Parlement, en l’envahissant et l’occupant jusqu’à destitution réelle du pouvoir en place, serait en effet une attaque centrale de la gouvernementalité, nécessaire bien que non suffisante, et appelant aussitôt la question brûlante : comment procède-t-on, maintenant qu’on est là et dans les heures et les jours à venir, pour poursuivre et intensifier le processus, ce qui supposerait au minimum quelques anticipations ? La même question se pose, et s’est posée, lors des occupations des places publiques, mais dans le temps beaucoup plus flou de la contagion espérée, dense au début puis étiolée sous le coups non seulement des flics mais de l’usure d’un temps sans horizon commun clairement distinct (le livre « Constellations » notamment a bien rendu compte de cela).

Or bien entendu aujourd’hui, nul ne pense sérieusement à envahir et occuper le Parlement, soit parce qu’on estime que c’est impossible dans l’état actuel des dispositifs de police (il semble qu’on s’y essaya en Grèce, au plus fort de l’affrontement), soit parce qu’on considère que cette vieille stratégie léniniste obsolète de la révolution doit être abandonnée au profit des insurrections éparses, multiples, capillaires et réticulaires. Les multiplicités, contre la vieille unité tactique et stratégique. Et ce à l’heure où pourtant les affrontements récents avec la police lors de la lutte contre la loi travail ont témoigné un regain de courage congédiant la peur, et une solidarité nouvelle entre ceux qui affrontent et osent la « violence » et ceux qui leur viennent en aide.

De là que l’autre slogan plus récent « L’élection présidentielle n’aura pas lieu » semble aussi purement performatif. Qu’est-ce qui ferait en effet que, enfin, les bureaux de vote seraient réellement bloqués le jour J ? Ou quelle catastrophe politique surgirait dont l’impact suspendrait aussitôt l’élection présidentielle ? (Car l’abstention massive ne saurait suffire, elle est déjà là. Nous savons d’ailleurs à quel point le Nous de gauche comme de droite est attaché malgré tout aux élections, dans un pays où le culte commémoratif de la Révolution, fondatrice et génératrice d’institutions et de droits, se double d’une éviction de l’événement lui-même depuis longtemps identifié à la terreur et au chaos qui lui seraient consubstantiels. Le caractère protectionniste des institutions trempé de la méfiance envers la violence fondatrice sans laquelle elles n’auraient pu voir le jour n’est pas pour rien dans le déni de réalité d’aujourd’hui, par lequel on ignore obstinément à quel point dans ce contexte le sens du vote est complètement épuisé, capturé par l’extrême droite d’un côté, par l’alternance du « there is no alternative » de l’autre.)

Alors le Tout qu’il faut bloquer risque bien de devenir une chimère pour le coup. Que l’on ajoute Notre Dame des Landes à Roybon, Tarnac et autres formes diverses de réappropriation partielle du territoire, qu’on additionne les différentes formes de vie en sécession, l’exemple pour faire tache d’huile réclamera un temps infini, sinon pour vaincre (la victoire n’est plus vraiment ce qui compte dès lors) du moins pour s’assurer qu’à terme nous serons bien entré dans l’ère des communes, comme une calotte souterraine en fusion qui aurait fini par percer de part en part la vieille croûte de la terre déterritorialisée capitaliste, faisant émerger un nouveau maillage en surface. Et on ne voit pas bien, dans la conjoncture, d’où viendrait soudain l’accélérateur décisif qui ferait que le Tout est enfin réapproprié.

C’est que le « bloquons tout », quand il n’est pas qu’un appel à l’action pur et simple, ne désigne en fait qu’une tendance vers le blocage intégral, qui a au moins le mérite de s’attaquer à la propriété, ses droits et ses prérogatives, et aux formes de vie du capital. Blocage intégral qui n’a rien à envier à ce que l’on appelait et appelle encore parfois grève générale, sinon que le blocage agit autant de l’extérieur du travail que la grève agit de l’intérieur (quand elle n’est pas d’un usage plus symbolique : grève des contribuables, des électeurs…). Blocage intégral qui, au final, n’aurait pas besoin d’être réellement atteint à partir du moment où un nombre conséquent d’activités, d’infrastructures ou de projets seraient suffisamment bloqués dans le Tout pour entamer un renversement irréversible. Selon le vieil adage, la majorité politique n’est pas la majorité numérique. Mais par quel miracle tout cela surviendra-t-il, confiné à une stratégie dans l’espace qu’on survole bien au delà du territoire dit « national » ? Par l’accumulation en quantité et en qualité des existences en rupture qui font le choix de la sécession, une forme d’exil volontaire dans son propre pays (les premiers écrits de Tiqqun s’adressaient aux frères exilés) ? Qui ne voit qu’en proportion exacte et peut-être supérieure les capitalistes recrutent et scellent à chaque heure des petites mains nouvelles dans leur alliance ? Sans parler des ruptures autrement redoutables des adeptes de la méthode forte, qui veulent que ça saigne et confieront au FN le tranchant de la mission.

Le temps, faute d’être pensé politiquement, risque de ne plus être que le temps qui passe et trahit l’impasse d’un statu quo de plus en plus tendu. On sait désormais qu’il n’y a pas de stade ultime du capitalisme, le trumpisme entend bien rayonner ici même, dans ce pays où il est déjà acclamé par les pires. Il ne restera plus au non-Etat que sa lucidité : oui, on avait prédit que le fascisme soft, l’Urstatt au sourire cynique est une hypothèse tout à fait sérieuse et capable de parvenir à ses fins, le « plus jamais ça » est de plus en plus impuissant face à elle, qui prendra de toute façon une forme nouvelle, déjà là, question de temps, et de vitesse.

Certes, la sécession se présente d’abord comme rupture d’avec le temps de la soumission à la domination, à sa jungle de la performance et du burn out. C’est une réappropriation du temps de vivre, de penser, de lutter, qui ne peut se faire que située, et c’est vrai. Mais cela ne constitue pas automatiquement le temps d’une politique révolutionnaire ; celui-ci n’est pas contenu dans l’alternance entre recomposition des formes et forces de vie, et incursions ponctuelles dans le théâtre officiel des opérations politiques. Le temps des journées d’action syndicales est l’hémorragie du temps de l’impuissance (en réalité ajusté au tempo électoral) ; le temps des émeutes se déclare comme irruption de l’instant, dont le lendemain importe peu, sauf à entretenir les braises afin que l’émeute prochaine couve sous l’apparente accalmie toute provisoire.

La lutte contre la loi travail aura révélé un double paradoxe. C’est le travail qui rassemblait, aussi bien les salariés qui veulent le protéger et le garantir contre les coups assassins du capital, que ceux qui veulent l’abolir comme valeur et salariat assujetti au capital. D’autre part, sans les appels à manifester des centrales syndicales, pas de manif d’envergure, et sans manifs pas de cortège de tête. Deux temporalités à la fois adverses et conjuguées, dépendantes l’une de l’autre dans un rapport assez classique de radicalisation de l’une par l’autre, que seule la violence policière réussit à unir contre elle. Indéniablement, le goût du combat s’en est trouvé revivifié. Mais l’instant est-il le non-horizon indépassable de notre temps ?

Le peuple ne serait pas seul à manquer, le temps synchrone aussi, attendu que celui-ci n’a rien d’une abstraction, mais instruit la densité définie d’un horizon commun. A moins que nous ne rations délibérement et le peuple et le temps ? (qu’on n’entende pas ici une propagande sourde pour Mélenchon ou Podemos !)

En attendant donc sans attendre, les luttes, imprévisibles, disséminées dans l’espace.

Patrick Condé

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