317 - Documentaire - 60min

Contribution au débat sur la répression politique sous état d’urgence

paru dans lundimatin#79, le 30 octobre 2016

« Moi je ne connaissais pas tout ça. C’est une violence que j’ai jamais vue et que j’ai jamais envie de revoir. Et ça a été tellement fort, qu’on a franchement cette peur, de se dire qu’on peut être arrêté à tout moment. Que tout est autorisé… » (extrait du témoignage de V, gardée-à-vue, le 29 novembre 2015)

« La garde à vue, soit elle te brise, soit elle te radicalise. Moi-même j’en sors plus radical, au sens noble du terme : dans mes convictions écologistes et anti-capitalistes  » (extrait du témoignage de H., lu part E., gardé-à-vue, le 29 novembre 2015)

« 317 », bande annonce from 317 on Vimeo.

Souvenirs, souvenirs

Le 29 novembre 2015 fut une journée spectaculaire.

Des caméras de télévision du monde entier sont braquées sur Paris : aux images-fétiches du « deuil national » et de la mascarade diplomatique de la COP 21, viennent s’ajouter celles de la répression d’une manifestation interdite.

La circulation globale de ces images de maintien de l’ordre social et climatique profite au gouvernement français. Elle démasque son ambition mégalomane (et donc totalitaire) de se montrer victorieux. Il s’agit de faire comprendre à tou-tes que l’état d’urgence (main)tient les français : rassurez-vous, nous demeurons une nation forte et influente. La France a les moyens de (main)tenir ses fauteurs de trouble : il n’y aura pas de contre-sommet.

 De fait, le « courage » militant est contraint à l’impuissance, ou à une prise de risques parfois décourageante. Seules chorégraphies contestataires tolérées : une action symbolique (une pose pacifique de paires de chaussures place de la République, en référence aux migrants du réchauffement climatique), et une chaine humaine. Organisée et attendue depuis des mois, la manifestation contre la COP21 et son monde est interdite, sous prétexte d’état d’urgence. Des milliers de personnes se rendent quand même sur la place : une armée les accueille et intimide d’emblée tout potentiel offensif (ou presque).

 Cet exhibitionnisme d’État s’est banalisé depuis. La place de la République (désormais surnommée « Place de la REP’ », sous-entendu « de la répression ») a connu depuis ce baptême d’autres étouffements et punitions collectives. On l’a vu pendant le mouvement contre la loi travail et Nuit Debout. Mais, on peut dire que l’usage du monopole de la violence d’État n’a jamais été aussi légitime, pour la dite « opinion », que ce 29 novembre 2015. Parce que les attentats du 13 novembre auraient dû nous imposer une docilité générale et exemplaire.

 Dans les fameux entretiens « off » que François Hollande a accordé durant son mandat, aux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme[1], le président de la République confesse :

« C’est vrai, l’état d’urgence a servi à sécuriser la COP 21, ce qu’on n’aurait pas pu faire autrement », nous avoue Hollande avec franchise. « Imaginons qu’il n’y ait pas eu les attentats, on n’aurait pas pu interpeller les zadistes pour les empêcher de venir manifester. Cela a été une facilité apportée par l’état d’urgence, pour d’autres raisons que la lutte contre le terrorisme, pour éviter qu’il y ait des échauffourées. On l’assume parce qu’il y a la COP. » En d’autres termes, ceux qui, à gauche principalement, ont estimé que l’état d’urgence avait été détournée de son objectif initial pour des motifs liés au maintien de l’ordre « traditionnel » n’avaient pas tout à fait tort  ».

 « On reconnait volontiers que pour la préparation de la COP, où il y avait des chefs d’Etat, il y avait des raison d’être attentif, dit-il. Il y a eu des opérations de police liées à la COP 21, et pas liées du tout au terrorisme. Mais néanmoins, c’était utilisé dans le cadre de l’état d’urgence justifié par le terrorisme, parce que cela pouvait entrainer des désordres dont les terroristes auraient pu s’emparer, dans un état de panique. Ce n’est pas que les individus qui ont été assignés soient des terroristes, c’est qu’ils auraient pu par leurs actions créer une confusion telle qu’elle aurait pu profiter aux terroristes. »

 Avec ce film, nous, le « collectif 317 » (constitué après l’événement), avons voulu construire un contre-spectacle[2] démontrant qu’état d’urgence et criminalisation d’opposants politiques sont les deux faces, indissociables, d’une même pièce.

Encagement

Quelques 5000 personnes, refusant de laisser le sort de l’environnement aux seules mains des dragons industriels et de leurs alliés gouvernementaux, se rendent à République en début d’après-midi le 29 novembre, malgré l’encadrement militarisé de la place. Encagés et réduits à tourner littéralement autour d’une statue, une puissante tentative d’évasion s’engage. La foule quasi unanime se dirige vers l’un des sept barrages policier qui ferment les rues et boulevards de la place. Face aux armes de la police, l’effort restera insuffisant. Retour sur la place / Affrontements contre l’enfermement / Ceux qui ont bravé l’interdiction de manifester sont « les ennemis du jour et du gouvernement ». Un vieillard tombe à terre, matraqué ; il faut faire du chiffre, impressionner les caméras du monde entier : cinq cent personnes environ seront nassées à divers points de la place, des heures durant.

317 d’entre elles (il n’y avait manifestement pas assez de place pour tout le monde) se font arrêter et emmener dans différents commissariats. Numériquement, c’est une première dans l’histoire de la répression politique française. Du point de vue du spectacle : c’est une performance policière. On s’attarde à peine sur le chiffre des gardes à vues : 317. Personne ne s’étonne de ce contrôle massif pourtant rare, singulier et de l’ordre du « phénomène ». L’arrestation des 317 est passée sous silence, il n’y aura pas de suite, ni suivi journaliste ni enquête. Aux français disciplinés on livre un os à ronger, un temps de la journée, les stigmates d’une lutte contre l’encagement dans les termes suivants : les hommages aux victimes des attentats du 13 novembre ont été saccagé, piétiné ! La violence émotionnelle, la profanation des symboles, évincera l’enfermement et le droit de manifester. Le « saccage » du monument deviendra le seul souvenir, la seule trace de l’historicité de la journée. Or, les hélicoptères, les caméras de surveillance, les images d’arrestations annoncent un basculement : celui de l’état d’urgence. L’état d’exception et sa nouvelle nature, ses futures intentions.

La garde-à-vue durera 24 heures pour la plupart des interpellé-e.s, 48 heures pour certain-e.s. Ils et elles en ressortent traumatisé-e.s, indigné-e.s ou épuisé-e.s par les péripéties administratives et le labyrinthe bureaucratique. Sur les 317, 9 passeront en comparution immédiate, condamné-e.s à payer des amendes ou simplement rappelé-e.s à l’Ordre.

Le collectif 317 a recueilli les témoignages des réprimé-e.s, et a traduit les expériences des gardé-e.s à vue en images et en son. Contre-informer, traduire, archiver. Un an plus tard, nous concluons un documentaire portant une attention particulière aux récits des gardes-à-vue du 29 novembre 2015, et une analyse sur le dispositif punitif de la COP21, durant les deux semaines de son déroulement, du 30 novembre au 12 décembre 2015.

Lettres orphelines (ou pas)

Jacques Rancière parlait de « lettres orphelines » en évoquant certains écrits d’ouvriers français du XIXe, qu’il réunit dans La parole ouvrière (1976). « [la lettre orpheline est] ‘an-archiste’ au sens étymologique du terme, puisque sans origine définissable qui en soutienne le sens, [elle] court, deçà delà, sans propriétés déterminées, sans destinataires préalablement fixés. Cette disponibilité, cette manière de s’offrir à tous, de dire sans dire, explique son pouvoir de détourner les hommes de leur destination, de les arracher à leur place  ».

Extrais des nombreux témoignages

 

 

« Puis, on vient nous chercher un par un. Là on comprend rapidement qu’on va nous mettre en garde à vue. Je suis un grand policier qui essaye de jouer la personne sympathique, même si il ne minspire pas confiance. Il commence par me demander mon âge et me faire remarquer que je suis jeune. Puis, il tente de me faire parler politique, de me faire parler de la manifestation. Je lui réponds en souriant que je n’ai rien à déclarer. Il me dit qu’on est tous «  parano  », quon n’est pas à Guantanamo, et qu’ils ne sont pas nazis. La preuve, me dit-il, ils n’ont pas de brassard avec des croix gammées et ne sont pas au garde à vous. Nous sommes dans un bureau, une autre personne a été amenée. On nous fait enlever nos lacets et nos ceintures. Le policier continue à parler : il dit qu’il ne faut pas s’inquiéter parce qu’on est quand même sous un gouvernement de gauche. Puis après, remarque que le peuple est plus malheureux sous la gauche que sous la droite. Avec le camarade, on affiche des mous sceptiques, mais sans participer. Je ne sais pas trop comment le policier arrive à parler du programme économique des Nazis en disant que c’est un programme de gauche et que même les économistes disent que c’est le programme qui a le mieux marché. Il nous dit que ce n’est pas parce qu’il défend leur programme économique qu’il adhère à leur politique. Puis, il revient sur la question de la police, en me disant que je devrais me renseigner. Il me conseille un livre, écrit par un journaliste «  qui n’est pas pro-police » qui s’appelle /La France Orange mécanique/ (il me semble me rappeler que c’est un livre d’extrême-droite mais je reste silencieux). Je note aussi le panneau syndical d’Alliance au-dessus du bureau. Je n’arrive pas à enlever le cordon de mon sweat, il me propose de me le couper avec un ciseau…  » (A.)

 

……

 

« Dans la cellule, nous étions 23 au plus fort. Il y avait une cellule de femmes à côté où elles devaient être à peu près autant (et elles avaient plus la pêche !) et au moins une deuxième cellule d’hommes. Nous pensions que nous serions interrogés dans la nuit et relâchés après le dernier métro, histoire de nous faire chier, ou éventuellement au petit matin.

Mais les flics ont annoncé que nous allions être dispatchés dans différents commissariats. Cela leur a pris du temps. Ils avaient vraiment l’air d’être perdus, de ne pas savoir comment nous gérer, quoi faire... ni même de se souvenir de qui était dans quelle cellule (ce qui a donné lieu à quelques bonnes rigolades !). L’ambiance était assez sympa, notamment grâce à la lecture commentée de la feuille donnée par la police sur les droits des gardés à vue. Finalement, nous avons été envoyés à cinq dans un nouveau commissariat vers une heure du matin, menottés dans le dos et emmenés dans deux fourgons : les trois hommes dans l’un, les deux femmes dans l’autre. Nous n’avons pas revu les camarades femmes avant la sortie de GAV.

L’autre comico.

Dans ce nouveau comico, les flics semblaient encore plus perdus et surpris de nous voir que rue des Évangiles. Ils ont pris nos identités (encore !), ils m’ont pris mes lunettes (ce qu’ils avaient oublié de faire aux Évangiles) et nous avons été placés dans des cellules-dortoirs individuelles. Outre que pour dormir c’est pas idéal, avec une hygiène très, très douteuse, un projecteur dans la gueule et le bruit du comico toute la nuit... la journée ça devient vraiment insupportable. Même en criant, c’était assez difficile de communiquer avec les copains dans les cellules voisines. Je pense que toute personne qui a déjà été en isolement pourra confirmer que c’est vraiment un coup à devenir taré.

Surtout quand on nous a dit que nous serions sûrement interrogés vers 9 heures et que le temps passe sans aucune nouvelle… » (R.)

 

……

 

« SAC A MERDE ». Je me dresse «  Ne le traitez pas de sac à merde !  ». Ça continue. Il se fait insulter. Dire qu’il n’est qu’un clochard, qu’il n’est rien, qu’une personne comme ça n’a pas de droit, ça ne mérite pas d’avoir des droits, «  SAC A MERDE ! ». Parce qu’il aurait craché sur des pompiers, les agents chargés de sa surveillance s’octroient le droit eux de leur perversité. SAC A MERDE. Ils lui disent qu’il ne va pas assez vite. Lui demandent de se dépêcher. Je crois comprendre qu’il s’est pissé dessus et peut-être chier dessus oui aussi. J’entends des bruits qui me font craindre qu’il reçoit des coups. SAC A MERDE. Je retente, je gueule «  wow, doucement », cette fois- ci on me répond : «  ta gueule ! »... J’aimerais que la violence de la situation puisse transpirer de mes propos. Mais je ne crois pas que les mots suffisent. Il faut le vivre pour en ressentir toute la violence. La violence psychologique énorme. Et l’autre violence, celle physique, que j’ai supposée sans la voir. Maltraitance. Perversité actée des fous qui ne se savent pas, ou qui ont trouvé la demeure où dans la nuit ils pourraient l’exercer à qui s’imagine de droit. Abus de pouvoir j’ai entendu pour parler de ça. Les types dans les cellules à côté ont parlé eux aussi. Que quand tu n’y es pas passé tu ne comprends pas forcément ceux qui disent «  nike la police  ». Malheureusement après tu comprends mieux. J’aimerais ne pas avoir à dire ça, que je comprends, car je ne peux ainsi que faire le constat déplorable d’une société en mal d’humanité, et cruellement. Jusque dans le sein d’une institution qui se devrait d’être propre. Les gars à côté discutaient ; des abus de pouvoir ; des humiliations. L’un d’eux a dit s’être fait traiter de «  tête de bite », et nous avions tous le constat de cette nuit. «  Ils nous traitent pire que des chiens ». Oui. SAC A MERDE. Qui résonne encore en moi. Oui. Ils traitent certains pire que des chiens. Et on voudrait nous faire croire que la prison c’est punir pour mieux extraire le vice. Mais ça n’est fait que pour t’enfoncer. Et ça se constate aux portes de l’emprisonnement. Dès une cellule de garde à vue. » (Y.)

 

AVANT-PREMIÈRE : LE 29 NOVEMBRE 2016

RÉALISATION : LE COLLECTIF 317

[1] Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « Un président ne devrait pas dire ça… », éd, Stock, Paris, 2016

[2] Jean-Louis Comoli, Cinéma contre spectacle, suivi de Technique et idéologie (1971-1972), éd. verdier, Paris, 2009

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