21 INCURSIONS SAUVAGES AU PAYS DU PEUPLE

paru dans lundimatin#89, le 16 janvier 2017

« Tout ce qui reste encore d’un peu vivant, disait l’un, on ne peut l’avoir qu’à deux, à trois à la rigueur. Il pensait à l’amour, à l’amitié, à la conversation. C’était un brave homme sans illusions qui dans son travail avait froid et qui ne voyait pas ce qui pouvait en sortir. Il ne faisait pourtant aucun cas des individualités ou des grosses têtes, il était tout à fait du côté des masses, les vraies masses, agissantes, de nos jours inexistantes, bien sûr. Il se retira donc aussi peu bourgeoisement que possible, dans son petit coin bourgeois, pas dans sa maison mais là où il y avait encore une lampe sur la table »
Ernst Bloch, Traces

1.

Rancière : « Car « le peuple » n’existe pas. Ce qui existe ce sont des figures diverses, voire antagoniques du peuple, des figures construites en privilégiant certains modes de rassemblement, certains traits distinctifs, certaines capacités ou incapacités : peuple ethnique… peuple-troupeau… peuple démocratique… peuple ignorant…etc » (Qu’est-ce qu’un peuple ?, La fabrique).

Si l’on est sensible et fidèle à cette exigence, il s’agit bien de penser et agir une figure du peuple, d’inventer une nouvelle scène pour y figurer un peuple. Pas sur le mode de G. Didi Huberman qui s’arrange avec une dévotion pour Rancière et en même temps le rappel de la figure toute opposée chez Blanchot –« sa déclaration d’impuissance », qu’il transforme juste en « déclaration d’impouvoir » pour dire que dans ce cas le peuple n’est plus impuissant . Mais c’est pour finir, dans « Peuples exposés, peuples figurants »,par un déballage savant de scènes esthétiques du peuple rendu sensible dans l’art, dont on ne saura jamais rien de leur effectivité possible, puissante justement, dans le réel proprement politique. En témoigne encore la récente exposition à Paris « Soulèvements », organisée par ses soins, et qui traduit toute l’équivoque de cette esthétique figurale.

2.

Une fois admise la mort de la figure du peuple révolutionnaire rassemblé autour de la classe ouvrière, articulée à son parti communiste la représentant, restent à diviser quatre instances de rassemblement dominantes aujourd’hui qui empêchent d’accéder à la puissance d’un peuple : le peuple démocratique consensuel, le peuple identitaire ethnique, l’anti-peuple des multitudes, le non-peuple des communes. Ces deux dernières pourraient-elles toutefois réveiller un devenir-peuple pour la part d’entre elles la plus sensible à leur inconsistance, plutôt à leur incomplétude aporétique ?

3.

On pourrait situer la scène ainsi. La communauté se réapproprie tout ce qu’elle peut localement, relativement, très relativement, dans le présent des luttes et/ou des désertions. Tandis que le peuple vise l’atteinte au régime général de la propriété, la spoliation par laquelle l’égalité entre tous est d’emblée détruite.

La valeur travail et l’exploitation qu’elle sous-tend, le « Travaillez pour moi ! » déguisé en « Travaillez pour vous, pour votre épanouissement ! », appuyées par l’ « Enrichissez-vous ! » et le « Tous propriétaires ! » de Sarkozy sont aujourd’hui repris par Macron et toute la clique des socialos sortants. Même si le travail ne figure plus au centre de l’assujettissement, l’incantation de sa valeur confondue avec le tout de la vie en demeure l’hégémonie la plus violente. Refuser cette valeur entraîne le refus de la propriété qui la soutient, contre-hégémonie pour disjoindre le travail de la vie, hors chimère du temps libre. Si la disjonction est souvent opérée dans la critique, elle est rarement reliée à la remise en cause effective de la propriété. L’esprit de Simone Weil aura étendu largement son emprise pour convaincre que ce n’est pas le régime de propriété qu’il faut bouleverser, mais l’organisation du travail (l’aura d’un A. Supiot en matière de droit du travail par exemple) et aujourd’hui de la vie.

4.

Il importe pourtant de tenir compte de cette donne majeure développée par M. Lazzarato : la dette est une double dépossession, double peine du dépossédé : non seulement il ne possède rien des choses immédiatement nécessaires à sa vie, ni même à sa survie, mais en plus il devient redevable envers son spoliateur, par emprunts pour les salariés, ou assistanat des organismes de chômage où au lieu de droits on impose au chômeur des obligations, en échange de ce dont il est redevable aux largesses de la bonne société, des nantis qui ont les moyens de ne rien devoir à personne. La dette comme régime général d’assujettisement des populations d’individus hyper-contrôlés-sujets de l’économie, et au-delà celui des Etats pauvres soumis au diktat des Etats riches.

5.

Une des prémisses du communisme d’aujourd’hui, vu sous l’angle de l’égalité, énoncerait que le communisme est ce qui réclame un peuple porteur de cette émancipation, qui passe par l’expropriation et l’abolition du régime de la dette, expropriation aussi bien des professionnels de la politique qui se sont accaparés celle-ci. Bien que sur des bases semblables, ou très proches, l’autonomie (plutôt que l’anarchisme) semble plus maintenant se retrouver dans les petites initiatives communautaires, ou communisantes, qui secondairement feront peuple, ou pas, comme si elle se contentait aujourd’hui d’une zone franche, libérée ici ou là, avec l’espoir qu’elle s’étendra par contagion. On identifie désormais le peuple à la totalité en trop reliée à l’Etat-Nation (voir Paolo Virno, qui joue les multitudes spinozistes contre le peuple), alors que le peuple est, contre la totalité qu’il divise au contraire en tant que puissance métonymique où la partie s’identifie au tout, l’ouvert de l’événement non rabattu sur une identité, et articulé à une offensive précise, formée politiquement. Il y va sans doute de cela dans la différence entre la pure négativité instantanée ou situation « purement » insurrectionnelle et la tendance révolutionnaire inscrite et structurée dans le temps : la venue d’un peuple (et non du Peuple) qui ne dure pas que le temps du soulèvement.

6.

Il est bien clair, comme on l’a souligné déjà depuis longtemps surtout à travers le souci des écologies, qu’il ne s’agit plus seulement à l’horizon de l’appropriation collective des moyens de production, si ceux-ci peuvent reproduire les mêmes désastres du productivisme que le capitalisme, dans une concurrence mortifère de puissance à puissance. Mais la donne écologique/planétaire est alors amenée, tôt ou tard, à prendre en compte les conséquences de sa critique à l’intérieur de la constitution d’une force, le peuple, sujet hors-sujet, qui ne se limite pas à la politique alternative des communautés, même celles qui luttent pour la justice environnementale au nom de tous par exemple, bien qu’indigènes au départ (ainsi de certains collectifs américains).

7.

Car ce qui guète chaque communauté ou collectif, particulièrement dans les luttes sur le territoire, est la judiciarisation des luttes ; on finit tôt ou tard devant les tribunaux, c’est alors le début de la fin.

C’est ce qu’on a observé dans l’expulsion il y a peu des occupants de la Zad de la ferme des Bouillons ; ils disent avoir gagné en justice sur l’écologie (classement du lieu en Zone naturelle protégée) mais perdu sur la propriété par laquelle des sbires déguisés de Auchan (une Société partenaire) ont récupéré le magot, d’où leur défaite. « On ne lâche rien » signifie alors : on poursuit en justice, le dos voûté. Mais quel juge contreviendra aujourd’hui aux accapareurs ? Le pouvoir des infrastructures, bien qu’efficient en lui-même, ne tient pas debout tout seul sans les institutions qui le défendent et le promeuvent. L’aéroport de Notre Dame des Landes est un projet DATAR de 1964, conçu dans le cadre du programme d’équipement « métropole d’équilibre », sous le ministère délégué d’Olivier Guichard.

8.

L’expropriation, soit la limitation pensée et effective, offensive du droit de propriété, est ce sur quoi butent toutes les organisations révolutionnaires, et ce qu’a abandonné prioritairement la gauche. Il ne s’agit pas que de contester le seul droit de propriété intellectuelle, même s’il est aujourd’hui une des clés de voûte de la domination. Le renoncement remonte à loin en France. L’historienne Sophie Wahnich en a donné un exemple quasi générique à travers le cas Simonneau durant l’année 1792 de la Révolution française ; guerre de récits et de discours entre notables fraîchement érigés en défenseurs de la Loi (droit de propriété et liberté du commerce), et le peuple affamé réclamant la taxation des grains (droit à l’existence) refusée par le notable Simonneau qui fit charger la troupe, ce qui lui valut d’être assassiné par la foule sur la marché de la ville d’Etampes dont il était le maire (La longue patience du peuple). Question posée aux députés de l’Assemblée constituante : qui est coupable, le peuple ou le notable et entrepreneur (de tannerie) Simonneau ?

9.

La déclaration déjà ancienne des Zadistes de Notre Dame des Landes, « De la commune aux communaux », par laquelle ils se déclarent propriétaires de fait de la Zone est très importante, à condition qu’elle ne reste pas le fait d’une communauté de lutte, lovée sur elle-même là-bas, même avec la volonté d’être exemplaire pour toutes. Il importerait que cet acte, de parole et de corps, soit pris en charge par un peuple bien au delà des Zads, qui s’énoncerait porteur de cette injonction jusqu’au conflit avec les institutions de l’Etat qui non seulement ne l’ont jamais représenté, ni protégé de ce point de vue particulièrement, mais n’incarnent pas sa souveraineté. Faiblesse du peuple en tant souverain, s’il doit remettre à l’Etat les clés de sa demeure et de sa volonté. Mais faiblesse opposée du non-peuple des communes ou de l’anti-peuple des multitudes s’ils laissent l’Etat en l’état, ne l’affrontant que sur quelques terrains symboliques où l’épuisement a raison des luttes plus vite qu’on ne souhaite (les oppositions aux Grands Projets Inutiles connaissent déjà pour certaines une bonne dizaine d’années de mobilisation et de combat opiniâtre devant les tribunaux). Limite de la divison Etat/non-Etat ; la communauté qui vient reste enclavée, en bivouac, et l’Etat figure toujours ce monstre à abattre pratiquant la contre-insurrection dans une guerre de basse intensité au sein d’un déséquilibre absolu de la terreur.

10.

Contrairement à ce qu’avance J. Butler, l’assemblée des corps ne suffit pas à manifester la souveraineté d’un peuple, l’auteure est d’ailleurs obligée de distinguer aussitôt cette assemblée des formes fascistes ou des rassemblements qui soutiennent la pire droite (Manif pour tous…). Le peuple de Occupy est déjà censé être politiquement singulier, tranchant, ce n’est pas la forme de son assemblement antérieure à tout discours qui atteste de sa politique souveraine. Rancière rappelle souvent qu’occuper la rue, ce peut être le fait de n’importe qui. Le peuple est toujours plus, ou moins que souverain, selon l’horizon qu’il vise. Il n’y a aucune souveraineté essentielle du peuple dans son pur avènement, qui serait préalable aux énoncés qu’il porte et aux institutions qu’il crée. Son droit d’insurrection inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’est pas un droit, mais un gauche.

11.

Si la division ne passe plus entre capital et travail, ou plus seulement, peut-elle passer entre peuple spolié et caste des accapareurs (Laclau et Mouffe) ? Or c’est bien plus que le populisme du « Nous » pluriel contre « Eux » de la caste qui est en jeu. Car les accapareurs ce sont aussi bien mon voisin détenteur d’un fond de pension que Lagardère, ou mon voisin sangsue de propriétaire auquel je continue de payer des loyers exorbitants pour me loger (à l’heure où les squats se font expulser maintenant un par un). La rente foncière n’est désormais nulle part remise en cause comme telle, tandis que de leur côté les entrepreneurs attaquent le droit de grève comme atteinte à la propriété et à la liberté d’entreprendre.

L’inclusion dans le dernier mémorandum imposé à la Grèce de l’obligation d’ouvrir les magasins le dimanche est la marque d’une volonté triviale mais radicale de détruire dans toute l’Europe le repos dominical, bouleversant le rythme du travail en faveur d’une flexibilité absolue. Dépossession définitive, abolition de tout rythme concédé encore par l’exploitation d’hier. Et les fonctionnaires ou salariés du General intellect estimeront quant à eux n’être ni accapareurs ni spoliés, bien que souvent petites mains inavouables du capital qui aiment leur boulot, mais voués comme tout ce monde de la classe moyenne à être déclassés, à la précarité tout en s’en défendant.

La caste est donc bien plus grande que les fameuses 200 familles. Le rapport d’Occupy 1%-99% est alors trop performatif ; le « Nous sommes le peuple » va-t-il d’ailleurs politiquement, dans son identification, au delà de la dénonciation d’une injustice flagrante en vue de réclamer une justice (re)distributive ? Ces questions majeures ne peuvent être posées que par l’exigence d’un peuple, sans quoi elles restent inabordables, ou diffractées à l’infini.

D’où l’interrogation de quelques amis : « il y a comme un écartèlement entre les initiatives locales (en Grèce comme chez nous au nom de l’autonomie) et des velléités générales, genre sortie de l’Europe, qui continuent de relever du cadre étatique. Le point de jonction manquant ? ».

12.

Le recours au vivant est tentant, même parfaitement convaincant sur le plan d’une contre-hégémonie tenant tête au biopouvoir, mais le vivant ce sont aussi les communautés humaines ségrégées, spoliées, qui ne demandent qu’à vivre en bonne intelligence avec leur milieu, humains et non-humains dans la même attention. Et comment éviter que le milieu en question ne localise et particularise trop la lutte d’émancipation, ne retombe dans les multitudes faute de porter atteinte au régime général de l’appropriation et de la dette ? Comment, à partir des milieux, rejoindre le sol du peuple, le seuil à partir duquel le régime d’accaparement général n’est plus perçu comme un monstre inattaquable car hors d’atteinte en tant que mondialisé ?

13.

Le sol du peuple : celui réunissant tous les ayants droit à égalité, autochtones et migrants. Cela semble une banalité de le rappeler, mais cette banalité est loin d’en être une en réalité vu les conditions réservées aujourd’hui aux migrants. Le territoire implique des frontières, la nation une identité. Le sol offre séjour et passage - ce qui est précisement refusé aux migrants en ce moment même. Que la communauté ne soit pas simplement l’assemblement de ceux qui sont là, ne devrait pas nous faire oublier ce qu’il en est d’un sol habitable par tous, car le sol c’est le peuple ouvert, hospitalier, ce n’est pas le territoire.

Le peuple, à l’écart absolu de la nation, déplie sur son sol une histoire qui inclut ses avènements successifs, ce n’est pas une substance présente depuis la nuit des temps. Certes il assume la fusion historique, nationale, mais tout autant les césures révolutionnaires qui viennent de l’intérieur rompre cette fusion et préserver l’écart, de sorte que le peuple ne se confond pas par nature avec son identité instituée. Il reste l’oblique, la tengente qui divise, appelé constamment à accomplir, à reprendre ce geste de césure. Mais de quelle détresse est-il porteur s’il n’a pas en vue un horizon à la fois plus paisible et conflictuel, un communisme profondément nourri de l’écologie (et non la reléguant à un simple pansement du désastre), où l’hospitalité au monde n’est pas abstraite du conflit permanent pour l’égalité, où la production est l’affirmation du simulacre des objets du désir trouant l’évaluation des besoins d’usage (au sens ou Klossowski l’entend dans La monnaie vivante) ? De fait, dans ce sens, le communisme n’est surtout pas un système. Et le peuple manifeste alors bien plus, ou bien moins que sa souveraineté, il dure, et devient. Le hors lieu du peuple excède en cela les lieux de l’autonomie. Peuple ne signifie pas foule, masses, non plus la figure historique cantonnée au prolétariat et ses alliés, bien qu’il contienne et la foule, nombreuse, et toutes sortes d’alliances opportunes. Il est avant tout puissance d’accomplir l’irréversible, par quoi il se donne consistance, forme et discours, processus inscrit dans un moment qui dure aussi longtemps que possible, dans le temps de ce que l’on peut encore nommer, sans anachronisme, révolution, même si l’on a appris que l’irréversible ne se produit jamais tout à fait. Et c’est bien ici et maintenant que ça se passe, pas demain.

14.

Les soulèvements des peuples tunisien et égyptien furent des assemblements de myriades de collectifs et organisations plus ou moins représentatives, des sédimentations d’actions de grève antérieures et d’actes de détresse publics jusqu’à l’immolation, des condensés d’affects de joie et de douleur, mais orientés d’eux-mêmes au bout d’un moment vers un objectif précis : abattre le pouvoir d’un tyran. La négativité doit pouvoir aller jusque là, jusqu’au « dégage ! ». Ce qui a pu faire dire qu’il s’agissait de soulèvements et non de révolutions, c’est qu’on suppose à celles-ci quelques préparations méthodiques qui auraient pu prévenir les dangers qui ont suivi immédiatement après. Comme si nous admirions la force des soulèvements, mais ne cessions de déplorer qu’ils n’aient pas eu la puissance visionnaire des révolutions ! Bien sûr que le peuple n’existe pas au préalable comme de tout temps, que « ce n’est pas « le peuple » qui produit le soulèvement, c’est le soulèvement qui produit le peuple » (A nos amis). Il n’empêche, si la suite a révélé que le soulèvement ne pouvait suffire, qu’il faut se méfier du processus constituant comme de l’armée « solidaire » du peuple par lesquels les vieux stratèges confisquent au peuple son insurrection, c’est une évidence facile à observer pour nous ici, qui nous considérons si souvent tellement au dessus de ce besoin de renverser un pouvoir en place, quand nous sommes en réalité la plupart du temps très en dessous de cette injonction.

Et reste la question essentielle : qu’est-ce qui fait qu’un peuple « victorieux » dure et pousse le bouchon du bouleversement le plus loin possible ? Aujourdhui, tant d’amis tunisiens hier insurgés nous disent que c’est maintenant pire qu’avant du temps de Ben Ali « parce que l’Etat est faible » ! Que disent-ils en réalité ? Que depuis la chute de Ben Ali d’autres mafias sont venues vampiriser les institutions de l’Etat, parmi lesquelles la bête de proie capitaliste cherche la mafia la plus solide, quelle qu’elle soit, pour valider en droit ses transactions prédatrices, ils disent que le pays s’enfonce dans la plus grande misère hormis quelques zones luxuriantes - Tunis et la côte d’Azur tunisienne autour de Djerba, que le terrorisme fleurit comme plante venimeuse et mortelle dans ce terreau. L’éternel retour du même ? Derrière leurs joies apparentes, les insurrections sont-elles désespérées ?

Et pourtant la Tunisie est l’un des rares pays où l’on a le sentiment d’appartenir encore à un peuple, comme quoi l’appartenance et le peuple sont loin de tout régler. Quel peuple en effet ? C’est que chaque peuple est pétri de sa propre histoire, et pour la Tunisie le peuple est d’abord celui de la libération nationale du joug de la France coloniale. Mais précisément, même ce ciment d’hier s’effrite, et l’édifice qu’il maintenait s’écroule. On dira : tant mieux si la vieille figure du peuple national est en ruines, certes mais le peuple tunisien n’a plus d’image de lui-même, sa victoire sur Ben Ali reste amère et n’a pas donné une image de rechange à cette partie de lui-même qui a prouvé sa capacité au soulèvement. Reste dans les multiples conversations le vif souvenir de ce qui eut lieu, confronté à l’analyse du désastre actuel.

15.

Il n’est pas question de subsumer une fois de plus le feu de l’insurrection sous la cendre de l’Organisation ou du Parti, moins encore de « l’Etat de la multitude ». Ce n’est pas l’éternel problème du rapport entre horizontalité et verticalité. Par où engager ce « signifiant » peuple de sorte qu’il devienne un Nous évident, réel, un corps collectif avant toute formation politique qui l’accompagnerait ? Que serait une formation politique qui l’accompagnerait, s’il faut en inventer une nouvelle ? Accompagner, ne pas représenter, mais articuler l’autonomie des collectifs et des luttes avec une machine de guerre – une forme d’Un plus qu’un, portant le conflit au niveau de l’Etat, dans une autonomie du politique telle qu’elle n’est nullement une émanation, ni l’expression ni la représentation du peuple diviseur et divisé en lui-même : c’est cela qui fait figure de vieille rhétorique et qu’on écarte d’un revers de la main aujourd’hui, au lieu de reconsidérer la question sous un tout autre angle. Il est vrai que Podemos par exemple, qui se déclarait au début plus ou moins engagé dans cette voie, offre maintenant un visage peu ragoûtant, les Indignés ont de quoi s’indigner encore.

16.

Par formation politique, on a pu entendre ici ou là, non plus mouvement ni parti, mais alliance. Mais alors pas seulement une alliance des collectifs de l’autonomie, qui ne produirait qu’un tout petit plus de force des autonomes entre eux. Le supplément de la politique de l’alliance excédera-t-il l’autonomie vers le peuple articulé à une formation politique de combat ? Non pas que l’autonomie ne soit pas elle-même politique, elle l’est bien sûr au premier chef, mais elle ne peut se suffire à elle-même. L’autonomie est politiquement retrait ou sécession, intentionnellement offensive mais expulsable à tout moment, sauf à devenir propriétaire de son alternative, de ses terres, de ses immeubles, de ses moyens, payer ses impôts locaux, sa taxe foncière, ses factures d’eau, d’électricité (le sabotage de ces obligations restant somme toute limité), tafer plutôt que travailler… ingouvernable gouvernable.

Ce n’est donc pas seulement le problème de l’organisation de la forme ou formation politique, mais celui de son articulation avec un peuple figuré, non figurant ni représenté hallebardier d’une formation. C’est un binôme qui est en jeu, sous la forme du sujet hors-sujet : est-ce une prétention, un double front en réalité trop vaste, au delà de nos moyens, de nos forces, pour être vraiment praticable ? Comme s’il fallait alors repartir à zéro. « Les gens » de Lazarus sont-ils plus modestement abordables ? Mais ainsi n’est-on pas rabattu sur les collectifs et communautés, qui restent de toute façon la base de l’émergence des luttes ?

17.

Car le piège tendu aujourd’hui à l’autonomie, bien plus sournois que sa répression sous les formes incriminées de « l’ultragauche », est le zonage comme paix armée géopolitique, tel qu’il se profile déjà dans les plus hautes instances où l’on élucubre des scénarios éloquents.

Des communautés négatives, les grands scénarios esquissés par la DATAR (Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale) entendent bien s’accomoder. La pacification par le zonage, voilà la grande affaire de demain ! Vous voulez vivre décroissants ? Pas de problème, mais c’est dans les Cévennes que ça se passe et vous n’irez pas au cinéma tous les jours, ne vous avisez surtout pas d’essayer à Marseille, Grenoble ou Lyon, car là-bas on positive, on se défonce à la performance ! Sélection et répartition des populations par zones, ou clusters, c’est alors que tout le pouvoir sera dévolu aux infrastructures, la puissance publique aura cédé la place au « gouvernement par agences ». Aujourd’hui, le vieil Etat veille encore au grain et pilote aménagements et équipements, mais ça ne durera plus très longtemps.

Dans ce contexte, avant que le grand Zonage ne vienne tout quadriller, que serait une victoire manifeste déclarée sur une Zad ? Une nouvelle exigence frugale d’un communisme des communes : la terre, l’eau, et « l’électricité moins les soviets » ?

18.

La puissance d’un peuple invoqué pourrait être ce qui, dans notre situation historique, enjoindrait une décision, mais laquelle ? Car enfin le vivant, le vivant dans l’adversité, qui inclut la préservation d’un rapport harmonieux avec la nature devenue elle-même enfin sujet –« naturalisation de l’homme, humanisation de la nature », le vivant insurgé dans le présent des luttes est encore perçu aux deux bouts de l’existence en rupture.

A un bout, c’est le grand refus préalable de ce monde, et notamment de l’engagement fatal dans son monde du travail, dans ce leurre que Paolo Virno a pu nommer « communisme du capital » pour désigner en écho au General intellect de Negri le post-fordisme. A l’autre bout, le bout du rouleau, le décrochage soudain de ce même monde du travail par dégoût, rage ou douleur d’une vie déjà passablement usée par le salariat.

Comment l’un et l’autre bouts de l’existence, d’une vie active désactivée soit d’entrée de jeu soit au terme d’un déjà long asservissement, se rejoignent-ils, se rencontrent-ils pour s’en prendre à la cause du malheur commun et, quelles que soient les occasions de recomposer une vie communisée ici ou là, se convaincre qu’on ne s’en sortira pas sans battre et abattre les tenants et aboutissants incarnés et armés de la domination ? Quelle est donc cette « perception commune » qui nous y aidera, sans abandonner à leur sort celles et ceux qui n’ont pas déserté mais luttent encore dans les entreprises et institutions où ils travaillent, tout simplement parce que la rage d’y survivre leur a fait perdre l’idée même du bonheur ?

19.

En vérité, ce n’est pas une simple question de choix qui se poserait à toutes les subjectivités réfractaires, ni à l’inverse le non-choix déterministe de l’attente-des-conditions-objectives-réunies-pour-que. On a vu que le différen-t-d entre ce que l’on nomme anarchisme et communisme est plus profond, touchant tant à la dimension de l’appropriation et du refus du monde du travail qu’à la destitution conséquente et consécutive du pouvoir en place dans le combat pour l’égalité. Le grand cri, le sauve qui peut la vie des autonomes italiens des années 70 : « on s’en fout de votre usine, on n’en veut pas, on n’y retournera jamais plus ! » a été étouffé, violemment par la répression, et plus sourdement parce qu’ « une chose que les théoriciens de l’Autonomie organisée ne surent pas affronter totalement fut précisément le sens du « refus du travail » (…) Le projet théorique cultivé majoritairement en ce sens fut celui de l’automatisation totale du travail, en misant marxiennement sur l’intelligence techno-scientifique comme levier par lequel le General intellectpourrait réaliser le règne du non-travail et de l’abondance » (Autonomie, Marcello Tari). Depuis, les courants se sont divisés ; les négristes ont construit leur Revue-chapelle et ont toujours foi dans la réappropriation des leviers de commande du general intellect, une part dominante d’entre eux s’étant ralliée au phénomène constituant ; et les autonomes qui ont tiré la leçon ont fui vers les formes de vie où tout est à recommencer, une fois admis comme condition exitentielle que « le cours de l’expérience a chuté ».

Reste le communisme qui, lorsqu’il n’est pas qu’un vieux chiffon rouge abandonné au fond du placard, ni confié au seul pouvoir d’une Idée qui attend sa forme actualisée dans une force, taraude le présent comme une vis sans fin. Le pas décisif consisterait à dépasser la simple coexistence relativement pacifique entre ces tendances politiques présentes dans les mouvements de lutte actuels, dépasser surtout le credo des multiplicités renforcant contamment la fausse division multitudes/unité organique.

20.

F. Lordon aura eu sans doute conscience de cela lorsqu’il écrivit son dernier livre « Imperium ». La souveraineté comme la nation sont avant tout pour lui l’auto-constitution de la multitude dans la verticalité de son imperium, de son désir de s’instituer avant toute velléité et forme étatique et identitaire. C’est l’Etat général (quasi générique) de la multitude dont l’Etat bourgeois moderne n’est qu’un avatar historique particulier, dévoiement par une partie dominante qui se l’est accaparé, à combattre donc mais du dedans, sans l’espoir vain du refus de toute institution et de toute participation aux institutions tel que le rapport Etat/non-Etat ou le dépérissement de l’Etat le suggèrent. Il n’y a pas de destitution sans ré-institution immédiate de tout autre chose destiné à durer, dit-il. C’est pour lui la consistance décisive du phénomène instituant plus que constituant, qui pour d’autres représente le piège à éviter à tout prix. Toutefois la façon de procéder, la praxis comme la visée dans le temps de la tendance « organisée » sont absentes, fort heureusement non prescrites –évitant ainsi un embrigadement théorique venant capturer d’avance les énergies, mais pour le coup également manquantes – au sens où demeure encore impossible et invisible l’invention d’une force révolutionnaire en train de se constituer, avant même que le processus instituant ne soit débattu et mis en œuvre, ou non.

C’est en vérité que l’aspiration supposée de la multitude à constamment s’auto-instituer ne fait pas apparaître d’un coup un peuple tout droit sorti de terre le glaive dans une main et la loi dans l’autre. Un peuple ne se décrète pas par principe, mais se constitue par une série d’actes rigoureusement ordonnés à un but. Non pas le retour de la logique des moyens et des fins, mais ce que Kafka indiquait à sa façon : il n’y a qu’un but, il n’y a pas de chemin. Mais alors quel est le but ?

« Nuit debout » est restée de ce point de vue incapable de passer à l’acte au grand jour, et ce n’est pas son impuissance à affronter massivement les flics à mains presque nues qui explique la nuit couchée, mais bien plus l’indépassable multiplicité des multitudes conjuguée à la volonté délibérée de ne rien décider, de n’instituer aucune promesse d’action durable au delà de l’assemblée générale permanente.

21.

Si la question « que faire ? » implique très probablement une décision ou un « résolution », celle-ci ne peut se déduire d’une orientation spéculative qui dans la diversité des existences relèverait tout au plus les difficultés à user aujourd’hui d’un langage commun, afin de peser le poids ontologique litigieux, ou équivoque, ou effondré de chaque mot. « Au fond, je dirais : ni éthique, ni politique, laissons ces mots. Occupons-nous de tous les mots, du langage. Que disons-nous avec tels et tels mots ? que taisons-nous ? Le langage est en difficulté aujourd’hui, pourquoi ? On bute sur le moindre mot : homme, femme, valeur, travail, sens, sexe, idée, animal, nature, technique, etc. On ne peut presque pas parler. Il faut travailler à ça – c’est la philosophie, voilà au moins le sens minimal de ce mot. Ca se voit chez chaque philosophe, il se fait une langue… ». Soit, c’est peut-être du boulot pour certains philosophes. Mais quoi ! Il faudrait au minimum que l’abandon du mot communauté, comme semble y inviter maintenant J.L. Nancy dans ce même entretien avec lundimatin, nous engage à reconsidérer ce qu’il en est historiquementde l’invention d’un peuple, c’est-à-dire de la relation historique qui a confronté et confronte toujours mais différemment aujourd’hui communauté et peuple à travers une trame d’évènements marquants où, au fond, c’est toujours la médiation communiste qui est en jeu. Sinon, c’est l’histoire qui passe à l’as, et avec elle la politique car il n’est pas anodin du tout d’en « (dé)laisser le mot ». Sinon, c’est reculer pour mieux sauter, et pour le coup au final s’interdire de parler, sauf pour ne rien dire.

Patrick Condé

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