2020, dans l’insomnie de William Shakespeare

On pourrait raconter l’histoire d’Hamlet ainsi...

paru dans lundimatin#223, le 30 décembre 2019

Hamlet est l’héritier d’un royaume pourri, le prisonnier d’un spectacle morbide : fausses civilités, fausses amitiés, faux engagements, fausses promesses. Son oncle a tué son père pour se marier à sa mère, et l’odeur du mensonge se cache derrière un sourire colgate.

Nous connaissons ce royaume, nous entendons ses mots tous les jours à la télé. Hamlet comprend que pour démasquer le spectacle, il va avant tout devoir montrer les masques, rendre visible les rapports de domination et les crimes. Il propose à son oncle, Claudius, de regarder la mise en scène de l’assassinat qu’il a perpétré. Hamlet entre dans le monde du spectacle. Il dénonce les bad boys, il hurle des slogans, il passe à la télé. Il manifeste : il donne à voir la pourriture qui ronge le royaume. Mais il se prend les pieds dans le tapis rouge. Derrière les masques qu’il dénonce il y a d’autres masques, et d’autres encore qui sont comme des labyrinthes d’enfer et d’hypocrisie.

Pourtant, il existait un ailleurs, un Dehors. Je veux parler de l’amoureuse d’Hamlet, Ophélie. Ophélie a les traits fins, la naïveté de l’adolescence et c’est un pur soleil. Elle est de l’or mais dans ce royaume elle ne sera que boue : c’est ce que pense Hamlet. Il faudrait la sauver, mais elle ne peut pas être sauvée. Dans cette prison de fer, Ophélie peut 1/ vivre pleinement c’est-à-dire être de la boue, c’est-à-dire être « une pute », « une salope », selon les mots de William S. 2/ être maintenue cloitrée, hors du monde, dans un couvent, pour éviter la solution 1/. Hamlet n’a pas cru qu’il existait une place pour leur amour dans ce monde-là : il lui a dit adieu, et l’aimée s’est noyée.

Alors, Hamlet s’est trouvé définitivement prisonnier du spectacle. Et sur le chemin de l’être au paraître, les planches se sont embrasées et la folie a gagné. Il a joué la mascarade finale, qu’elle était belle, qu’elle était dramatique ! Avec son ami le plus cher, son ami d’enfance, Laërtes, il a joué devant tous les puissants. Il a joué le gentil, Laërtes a joué le traître. Ils ont joué le dernier mensonge. Ils n’ont eu d’autre choix, pour brûler l’illusion du spectacle, que de prendre les masques des aînés et de cramer avec. Hamlet a montré la prison de fer, il l’a enflammé et il s’y est brûlé.

Mais William Shakespeare n’arrive pas à trouver le sommeil. Hamlet, Ophélie ont été sacrifiés au vieux monde. Et ce sacrifice l’empêche de dormir.

Imaginons – l’hypothèse est plausible, les dates de rédaction étant incertaines – imaginons que William Shakespeare ait écrit sa comédie Comme il vous plaira juste après Hamlet. Imaginons que Shakespeare, hanté par ses morts, redonne vie à Hamlet dans le corps de Rosalinde, l’héroïne de Comme il vous plaira.

Dans cette vie-là donc, Hamlet s’appelle Rosalinde. Elle est aussi chiante et mal dans sa peau et insatisfaite et bêtement intellectuelle que lui. Elle croit comme lui qu’elle aura toujours raison et comme lui elle n’arrête pas de parler. Mais, elle, elle ne reste pas dans le monde des masques et du mensonge. Folle amoureuse d’Orlando, jeune homme sans le sou à la cour, elle s’enfuit du royaume pourri et part dans la forêt, déguisée en homme. Et Orlando lui aussi se fait chasser, et va dans la forêt.

Mais attention, la forêt n’est pas une solution. Si vous vous contentez de fuir le royaume, vous risquez de vous retrouver au rayon survie de Décathlon, avec à la main un kit prêt à l’emploi intitulé en gros et gras : « devenez sorcière ». C’est le kit que prend Orlando, en mode mec, c’est-à-dire chevalier blond sexy gros muscles, la rose à la boutonnière. Dans la forêt, Orlando déclame des poèmes d’amour cucul, il accroche ses vers aux arbres et jette ses papiers m&m’s par terre. Dans la forêt, si tu t’arrêtes de bosser, tu vas vite te faire rattraper par la grande machine à congeler les cœurs pour les revendre en barquette surgelée dans les supermarchés.

Rosalinde, elle, part dans la forêt pour se venger de la mort d’Hamlet, sa vie précédente. Hamlet a laissé le doute le gagner. Pour ne pas se laisser bouffer par le désespoir, Rosalinde se déguise en homme. Elle met une carapace, et décide de se battre. Elle fait semblant d’être puissante pour se donner la force de la puissance. Elle porte le masque pour tenir bon. Elle ne veut pas souffrir. Cette fois-ci, elle ne veut pas perdre Ophélie.

La quête commence, et Rosalinde se bat contre la naïveté d’Orlando-Ophélie-l’O de tous les possibles, la fontaine de l’innocence à laquelle boire pour ne pas mourir, la voix de l’échappée, le cercle et son centre qui ne s’atteint jamais. Rosalinde demande à l’O de ne jamais dire toujours, elle parle des amants qui n’ont plus rien à se maudire, elle parle de la pluie le long des gouttières et des jours gris, elle parle des promesses toutes faites et des vitrines de la Saint Valentin, elle parle des hommes qui partent vers d’autres rivages et des femmes qui doivent se planter comme des connes à la bite d’amarrage et pleurer, elle parle de l’amour infini et de l’incapacité à le faire durer, de l’incapacité à faire de l’instant une éternité. Mais Rosalinde ne laisse pas Orlando-Ophélie se faire engloutir par la forêt et ses rivières. Elle est après Hamlet. (Vous n’imaginez pas la douleur que c’était de tuer Ophélie, non, elle ne le fera plus.)

Cette fois, elle s’accroche. Au bout du combat, Rosalinde finit par accepter la grande naïveté de l’O. Et elle obtient la puissance véritable. Elle prend le pouvoir du cerf, elle redevient femme, elle redevient rose. Mais Rose de la forêt. Elle devient Rose car Orlando et puis Roméo et puis tous ses mecs-là toutes ses filles-là les naïfs les idiotes – lui, elle le prend. Elle accroche la rose à son rosier. Elle accroche la naïveté à ses doutes.

La voilà celle qu’elle est et n’a jamais osé être. Alors le monde est un théâtre, pas un spectacle. Là, il n’y a pas de sourire colgate, pas de morts cachés dans les placards, pas de fêtes pour automates morbides et pas de maintien respiratoire artificiel. Là, les masques servent à incarner qui on est, et puis à jouer au carnaval, et à s’y modifier. Tout est possible, rien n’est figé. Les choses n’arrêtent pas de se manifester, le coucou qui sort sa tête change de gueule tous les jours et le Temps connait tous les passages secrets. Rosalinde fait apparaître le dieu de l’amour. Car dans ce théâtre où chacun se réinvente, dans ce théâtre qui est un chemin, celui de la fuite du royaume pourri, les dieux sont tous là.

À la lisière de la forêt, un vieil homme jette une poudre d’or et réduit une armée en poussière. Plus besoin de rester dans la forêt.

La danse peut commencer. Comme il vous plaira.

Adèle Gascuel

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