Réalité - Préparation/réparation

À propos de quelques films vus lors de l’édition du 46e Festival international du film documentaire - Cinéma du Réel 2024

paru dans lundimatin#422, le 1er avril 2024

Il y a des moments où l’on attend particulièrement des films qu’ils nous rendent quelque chose, qu’ils nous donnent des indications sur la grammaire des affects et des gestes en cours entre les gens, dans la vie, politiquement. En fait, on attend plus : qu’ils portent, poussent, dépassent, voire transgressent et compliquent la vie des luttes, si nécessaire, à armes égales.

Il y a des moments, parce que justement les affects et les gestes sont restés sans réponse dans la vie, suspendus à des tentatives sans cesse réprimées et de plus en plus violemment par l’extension de la guerre dans les rapports entre les États et les populations, où l’on se met à attendre du cinéma un courage ou une complexité dont il n’a pas forcément les moyens – et qui reviendra à chacun.e, à la fin. Une situation se créée entre ce que je peux faire de moi-même politiquement et ce que je fais d’un film – soumis, qu’il est, que chaque film est au langage du cinéma, et aux moyens qu’on remet à celui-ci de donner forme à une séquence politique.

Que peut apporter le cinéma à la lutte et à l’histoire des luttes ? Comment contribuent-ils l’un à l’autre à leur invention réciproque ? Ce sont les questions que l’on s’est posé à nouveau ces derniers jours en regardant certains films à l’occasion du Festival du Réel à Paris.

« Réalité ! » : c’est le mot que crie le cinéaste Harun Farocki et ses amis venus perturber, avec quelques autres groupes, le festival d’art expérimental EXPRMNTL4, à Knokke-le-Zoute, en 1967. Le film de Claudia Von Alemann (45’) raconte comment on passe d’un protocole d’expérience à un autre, comment on dérive jusqu’à l’abandon total de soi – et comment on s’en démarque. C’est un festival où l’expérimentation est la règle, où la performance est programmée, et où l’intervention politique devra donc faire une proposition au carré, au cube, une intervention sérieuse dans un dérèglement général. Il y a un compositeur qui a conçu une machine à bruits étranges qui font rire et dont il parle sérieusement ; il y a des gens qui dorment nus sous des couvertures ; il y a des gens très bourgeois bien habillés et des Beatnicks, des assemblées générales, et des films du Velvet Undergrund. On ne voit pas toujours la différence entre l’art et la contestation politique, et c’est ce qui intéressant, l’expression recherchée pour elle-même, à fond – mais dans ce climat de grand délire joyeux, où l’art décuple et épuise les possibilités de l’action, les amis de Farocki tiennent leur ligne. Ils écrivent patiemment un long texte sur un panneau, pour un cinéma anti-impérialiste avec pour référent symbolique essentiel, le FLN (nommé en bas du texte). Ils portent le panneau à l’entrée du casino où des types costauds essaient de les empêcher. Alors une bagarre commence, et d’autres gestes arrivent pour retenir les types qui veulent déchirer l’affiche, qui commencent à déchirer ; c’est une altercation légèrement lente, presque douce, parce que personne ne veut faire usage de la violence. Pour empêcher le type d’approcher du panneau, Farocki se colle à lui et lève les deux bras. On se dit qu’on connaît ce geste mais qu’il n’appartient pas à la scène, il vient d’ailleurs, et quelques heures après je comprends, je remets le geste à sa place : c’est ce qu’on fait, au basket, quand on veut gêner un joueur en position de lancer le ballon au loin, on l’encercle en levant les bras, il faut être assez grand pour faire ça. C’est drôle. C’est donc un jeu que Farocki propose, avec un sérieux parfait. Il suit sa ligne, ils ne sont pas nombreux, il faut rester concentré.

Pourquoi ? Pour qu’une action ait du sens je dois la porter jusqu’au bout. C’est la leçon que je retiens de ce film et de la façon dont se distingue, parmi tant d’autres autour, l’action de Farocki et ses amis. On tombe alors sur une scène que l’on connaît : le vigile qui intervient pour inviter à sortir, les mettre dehors, là où on a le droit - mais pas là, vous ne pouvez pas rester là – et les gros corps qui s’approchent de plus en plus près.
On perd Farocki quelques heures pour des AG à poil, et on le retrouve un peu plus tard, à la presque fin de ce festival, avec ses amis. Ils ont recollé les lambeaux de texte sur une banderole. Ils ont donné une seconde vie à ce texte qui a été vu une première fois et qui s’est fait déchirer. Et c’est là, en brandissant le texte déchiré devenu déjà archive de la censure qu’ils crient « Réalité, Réalité, Réalité ». Et puis : « Prise de conscience. Prise de conscience ».

A Knokke les paroles étaient absolues, définitives et parfois dérisoires – comme celles de cette femme, couchée nue sous des couvertures qui répond, à quelqu’un qui veut lui porter de l’aide ou à manger : je ne veux rien, oubliez-moi. On peut, on pouvait essayer toutes les façons de parler, négatives ou positives. Le film de Claudia Von Alemann ne choisit pas, elle les associe, dans un montage qui rappelle au peu celui de Materials (2009) de Thomas Heise, où la radicalité formelle nait de la façon d’entremêler des prises de parole sur un paysage désolé, l’ancien et le nouveau d’une conscience politique exacerbée (celle des années 1970-80 en Allemagne) qui ne se contemple pas, et où tout doit être vu à égalité. Dans ce paysage, Farocki semble avoir choisi lui-même d’aller au-devant de la caméra, voulu être filmé, et conçu son action avec l’idée de ce film qui se faisait et dans lequel il pouvait entrer.

C’est là, peut-être, entre le film et le film, entre l’acte de celle qui filme et ce/ ou celleux qui sont filmés qu’une histoire se raconte qui dépasse celle de ce qui a eu lieu, du simple événement. Le film alors ajoute une dimension, un acte supplémentaire à l’action initiale – et il me fait voir quelque chose de nouveau.

Tout peut se dire, s’essayer, mais il y a des paroles plus ou moins nécessaires, qui rendent les films plus ou moins nécessaires – pour autant qu’elles utilisent le film, le moyen d’être enregistré pour se faire entendre. C’est ce qu’on se dit, juste après, en écoutant Eldridge et surtout Kathleen Cleaver, qui débordent en quelques minutes le dispositif de la caméra d’entretien, chacun.e dans sa séquence (ils ne sont pas filmés ensemble).

Quelle est cette forme, cette situation ? Comme les bras levés de Farocki tout à l’heure qui sortaient d’une autre scène, cette image n’est pas tout à fait à sa place dans l’archive, elle a migré, et évoque autre chose – on parle avec un ami qui le voit – un format d’aujourd’hui : le format Skype, le Zoom. C’est exactement ça, on se dit : Le BPP nous vient de l’avenir. C’est une déclaration politique d’extrême intensité écrite pour une communauté en lutte, qui se donne dans l’intimité sonore et visuelle d’un appartement clandestin à Alger – et qui nous arrive comme en direct, et pour l’éternité. Dans le cadre d’une campagne de solidarité en RFA, que relaie C. von Alemann par ce film (Kathleen et Eldrige Cleaver à Alger, 24’), les co-fondateurs du Black Panther Party prennent chacun la parole pour demander la libération d’Ericka Huggins et Bobby Seale. Le film est pris d’assaut par la puissance des mots et de la situation, il est fragile, le point n’est pas toujours fait sur les visages (comme si la connexion était mal établie) il ne sait pas ce qu’il fait, mais il est là, il court après les mots d’une femme qui va très très vite et qui a déjà dégommé plusieurs pigs en chemin. Tout est dit et se dit une fois pour toute, il n’y a pas de délai, ni de discussion, il n’y a pas d’interview. Le film épouse la forme directe de la lutte du BPP, il essaie de se mettre à son rythme, se laisse déstabiliser par la vitesse et la puissance de son image, qui s’innerve jusqu’aux formats visuels qui sont ceux par lesquels on communique aujourd’hui, c’est-à-dire aussi précaires, urgents. C’est peut-être une indication sur la façon dont un film pourrait se laisser innerver par une lutte et la transporter : qu’il aille jusqu’à donner forme par ses propres moyens non seulement à l’image d’une lutte, d’une communauté, mais de son danger, son caractère d’urgence vitale, sa réalité justement.

A côté de Kathleen Cleaver qui dit la vérité pour toujours et pour longtemps encore, les discussions des jeunes garçons de 1968 assis par terre, dans cet autre film de Claudia von Alemann, Ce n’est qu’un début, continuons le combat (45’, le premier de la projection de la séance) ont quelque chose de gênant et dépassé. L’urgence manque. Certes, c’est une toute autre lutte. Est-ce que c’est la France, est-ce que c’est de 1968 dont on ne sait plus comment s’inspirer ? Est-ce que 1968 s’est trop regardé dans le cinéma, depuis ? Est-ce qu’on ne supporte plus que les garçons s’expriment tandis que les femmes se taisent ? On retient les mots de Jean-Luc Godard venu enregistrer les discussions du département de cinéma à Vincennes, installé dans un coin discrètement. Il sait à peu près ce qu’il attend du cinéma, à ce moment-là : qu’il permette aux gens de raconter leur histoire, et que les gens le fassent eux-mêmes. Il dit quelque chose – je ne retrouve pas la phrase exacte – sur le fait que peut-être des gens qui faisaient du cinéma vont s’apercevoir qu’ils ne devraient plus en faire ; et des gens qui n’en faisaient pas au contraire s’aperçoivent qu’ils doivent en faire. Il parle et nous parle du partage des tâches et des moyens de production de la réalité, dans laquelle le cinéma a en effet un rôle important à jouer, pour autant qu’on le prenne au sérieux, qu’on en fasse un acte véritable. Et ça prend alors la forme assez vertigineuse de toutes ces caméras introduites dans les AG, des informations de lutte retransmises en direct – pour informer les gens, les camarades, puisque la télé ne dit rien, les informations officielles déforment les événements. Il se passe quelque chose. Il se passe beaucoup de choses et on parle tout le temps. 1968 est une révolution réflexive, et le film montre comment le cinéma a contribué à cela. Mais on dirait que ces images n’ont plus besoin de nous. On se sent mal à l’aise de les avoir trop chéries, d’en avoir abusé pour se regarder soi-même dans un miroir gratifiant – comme des photos de famille.

C’est forcément avec un regard autrement exigeant envers la vérité et le langage du cinéma qu’on a accueilli le film Direct Action, de Guillaume Cailleau et Ben Russell, parce qu’il allait montrer des choses, des lieux, des gens, des situations, sur lesquelles on avait une idée, porté déjà notre attention, une réalité qu’un certain nombre avait contribué même à élaborer. C’est un film fait à la ZAD de Notre Dame des Landes entre 2022 et 2023, c’est-à-dire après l’expulsion de 2018, et par ailleurs pendant la manifestation de Sainte-Soline. Le film est projeté un an après. Un an après on pense à Farocki et à ce qu’il aurait fait, ce qu’on aurait peut-être dû faire de cette projection pour en activer la portée, pour réactiver la réalité justement. Je ne sais pas ce que ça aurait été, une perturbation, une interruption de la projection, une action, quoi, qui aurait créé plus de conflit entre le réel d’aujourd’hui et le film qu’on allait nous montrer, pour qu’il ne glisse pas tout seul dedans.

On ne sait pas ce que pense ce film et on est peut-être alors porté à penser des choses à sa place. C’est ce qu’on se dit, sorti de là bizarrement troublé par une émotion sans langage, l’émotion contemplative des plans nus et idéalisés qui se sont succédés les uns aux autres pendant trois heures et entre lesquels on essaie de chercher une direction, un récit, peut-être, au-delà des sensations.

On cherche des appuis, dans cette histoire qui ne ressemble pas à celle qu’on a vécue ou qu’on s’est racontée. On cherche à faire dire au film plus que ce qu’il n’a voulu dire. Au fil de des plans fixes somptueux qui nous montrent la ZAD d’aujourd’hui dans une image qui noue le mythe d’une image pellicule impeccable au mythe d’un lieu, on cherche les traces d’un conflit (interne, autant qu’externe à la subjectivité de la ZAD) qui a l’air de n’avoir pas laissé de traces, seulement la lente et patiente intelligence du travail des mains, de l’action directe alors comprise dans les gestes les plus simples de l’artisanat.

Toutes les activités, tous les gestes sont redessinés en tableaux par la caméra : la menuiserie, le pétrissage du pain, les semis, le tri des graines, la ferronnerie, l’imprimerie, la houe, le nettoyage de la tronçonneuse, le jeu d’échecs, la radio, et tous les animaux dont il faut prendre soin – par des plans de durée équivalente à peu près, entre lesquels aucun choix semble avoir été fait, aucun montage, dans le souci peut-être d’établir une égalité entre tous les actes, entre toutes les mains. C’est ce qu’on se dit.

Ou bien, si je cherche au-delà du film et par moi-même, peut-être que la vérité de cette histoire, et de son lien avec l’autre, qui se déroule dans la seconde partie, à Sainte-Soline, est-elle à trouver dans la longue séquence de préparation à l’interrogatoire que fait une jeune femme, seule, épluchant le manuel Comment la police interroge, et comment s’en défendre. En amenant peu à peu par le hors-champ les grognements d’une truie couchée dans la boue à qui est adressée la lecture, on se demande encore si on comprend bien les choses, si la mise en scène sait ce qu’elle fait, toujours, dans ce film, de façon indirecte. En tout cas, j’ai pris cette séquence comme une indication pour lire le film à partir de son silence et des choses qui ne seront ni dites, ni racontées, ni filmées.

Les choses que ni le cinéma ni la police ne devra entendre et qu’il faudra donc sans cesse maintenir hors-champ. C’est ainsi qu’on justifierait ce qu’on pourrait appeler la grammaire du film, qui avance par blocs de temps immobiles, jusqu’à Sainte-Soline, et le choix de rester ici plutôt que là, de laisser les gens entrer et sortir du champ, entrer en nombre dans ce plan très impressionnant où les manifestants gravissent les uns après les autres le fossé qui les séparent du grand champ des bassines. L’espace que le film a laissé troué pendant les heures qui précèdent est alors soudain traversé massivement, occupé, pris d’assaut. À ce moment-là le film se retourne sur lui-même, et quelque chose s’opère, une lisibilité après-coup, entre les actes et les gens, leur préparation et leur réparation. De la vérité apparaît, un moment, entre tous les fragments éclatés et une scène magistrale de rassemblement. Un plan – celui du fossé – qui semble donner raison à tous les autres.

Enfin, si c’est un film qui est juste du point de vue de ce qu’il ne filme pas, du silence des lieux et de son histoire, du secret, je ne sais pas s’il l’est du point de vue de ce qu’il filme, ainsi arrêté, magnifié dans l’apparence d’une vie qui n’existe pas. Ça dit quelque chose de certaines formes d’existence, de la seule façon de les voir, peut-être ; c’est certainement mieux que beaucoup de fictions très moches qu’on a pu voir sur la ZAD, qui est toujours moche dans les films. C’est le seul film que nous ayons d’un certain moment de cette histoire, pour nous la raconter. Il répond à de nombreux gestes silencieux. Et puis il fait entendre la parole de certaines actrices et représentantes, après Sainte-Soline, et voir alors le conflit, la différence qui existera toujours au bout du compte entre des gens qui posent des questions et comment y répondre.

Mais il manque peut-être, dans tout cela, la dialectique d’une raison entre ce qu’on voit – ce qui est filmé – et ce qu’on ne voit pas. Ce choix qui remet tout le langage du film à la durée qui s’écoule dans un plan, et donc à la puissance impressionnante de la durée, jamais contestée, jamais montée contre elle-même et qui semble trouver sa logique dans la scène de Sainte-Soline où tout arrive soudain pleinement d’un coup, le nombre et la lutte à mort – est une seule fois remis en question, pendant la séquence à Sainte-Soline justement, par une personne qui interpelle l’équipe en train de filmer les camions de gendarmerie saccagés par des manifestants : « Il n’y a pas que ça qu’il faut filmer ! »
Une fois le film a rencontré quelqu’un.e qui lui a demandé quelque chose d’autre que ce qu’il proposait de donner, ou de prendre, on ne sait pas très bien. Une fois quelqu’un.e est entré par effraction dans le champ, a rompu le charme et la mécanique du film.

On ne sait pas très bien si le film est ce qu’il est devenu parce qu’il a voulu respecter et prendre soin de ce qu’on lui donnait, la vie et les gens, l’action, la préparation et la réparation – ou s’il s’est trouvé mieux finalement, qu’il s’est installé dans le silence du hors-champ.

Le plus important : que ça nous fasse parler, à la fin, à plusieurs, d’accord et pas d’accord, à partir d’un film qui ouvre la possibilité d’une scène où se projeter pour faire le point sur ce qu’on pense, ce qu’on voit et voudrait voir, ce qu’on peut dire d’une histoire et d’un mouvement en cours, et à quoi on voudrait qu’il ressemble.

Chloé Mareste

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